S'identifier

Mon festival La Rochelle cinéma 2024

28) * GOLDEN EIGHTIES (Chantal Akerman, 1986)

Chantal Akerman aime prendre des risques, au risque de se planter. Disons que ce film n'est à montrer ni à ses détracteurs ni à ceux des comédies musicales. La sororité au sein d'un salon de coiffure pour dames et d'une boutique de prêt-à-porter était un bon sujet. L'hétérogénéité du casting, de Lio à Myriam Boyer, était également une bonne idée. Le résultat est très « girly » (dans le sens le plus cliché du terme), les chansons inabouties ou à l'humour forcé. Dommage aussi que l'on entende parler de crise, de « charges », et via la bouche de Delphine Seyrig ou de Charles Denner, que les causes de celle-ci (la crise) seraient à chercher dans celles-là (les « charges »). Denis Kessler n'aurait pas dit mieux.

27) ** COMMENT TUER UN JUGE (Damiano Damiani, 1977)

Un cinéaste décide de mener sa propre enquête sur l'assassinat d'un juge sicilien soupçonné de corruption, crime qui semble décalqué de la dernière scène de son film, qui vient de sortir en salles... Ce film italien offre à Françoise Fabian un rôle magnifique et ambigu. Pour le reste, le scénario est à la limite de la vraisemblance, dans une mise en scène tout juste fonctionnelle (et sans doute déjà vieillotte à l'époque : les films de Boisset étaient plus convaincants).

26) ** LE SINGE (Aktan Abdykaylykov, 2002)

Chronique d'inspiration autobiographique, qui montre un garçon de 17 ans, au mitan des années 1970, dans un village de Kirghizie soviétique (devenu Kirghizstan à l'indépendance). Bientôt appelé pour effectuer son service militaire, il navigue à vue entre un père alcoolique, les bandes de garçons de son âge, et le mystère des jeunes filles. Si les plans sont plutôt adroitement composés (le réalisateur ayant une formation de peintre), ils sont assez lents, et l'ensemble est assez convenu, en dépit de l'interprétation du jeune homme par le propre fils du cinéaste.

25) ** DE L'AUTRE COTE (Chantal Akerman, 2003)

Chantal Akerman interroge d'abord des mexicains candidats à l'émigration aux Etats-Unis, et, à la fin de son film, des américains riverains de la frontière. Le titre doit donc s'entendre dans les deux sens. Entre les deux, des travellings ou des plans qui paraissent interminables, sur des points de passage surveillés comme les abords d'une prison par d'immenses projecteurs, mais aussi sur des endroits désertiques et à la nature hostile (on pense au Vent de Victor Sjöström), beaucoup plus meurtriers pour les candidats au passage, ce que confirment les témoignages ultérieurs. Le sujet, important, nécessitait-il un montage qui demande patience aux spectateurs, comme dans certaines de ses fictions, alors que dans un documentaire les prises de vues sont par nature moins élaborées en amont ?

24) ** PARTIE DE CAMPAGNE (Jean Renoir, 1936)

Petite parenthèse bucolique passée à la campagne, pour une famille de petits bourgeois parisiens. Tiré d'une nouvelle de Maupassant, un exercice de style très pictural (ce qui a beaucoup été souligné), même si son aura me semble surfaite. Le moyen-métrage, sorti en salle dix ans après son tournage dans une version non supervisée par l'auteur, me semble loin d'égaler ou de dépasser La Grande Illusion ou La Règle du jeu. Et d'ailleurs que montre-t-il : dialectique entre passion et raison, ou bien le fait que la passion n'était pas si consentie ? Sa re-sortie en salles permet en tout cas d'exhumer un formidable court-métrage réalisé pour la télévision en 1968, La direction d'acteurs par Jean Renoir, formidable leçon à laquelle se prête la comédienne et réalisatrice Gisèle Braunberger, sur la méthode par laquelle un(e) interprète doit trouver son rôle selon le cinéaste.

23) ** EL PROFESOR (Benjamin Naishtat, Maria Alché, 2024)

Suite au décès de son mentor, un professeur de philosophie convoite la chaire ainsi libérée, mais se retrouve en concurrence avec un collègue m'as-tu-vu et charismatique, ayant fait carrière en Europe et en couple avec une actrice célèbre. Cette sorte de comédie de caractères prend petit à petit des notes de satire politique (véritable antidote, de ce point de vue, à L'Avenir de Mia Hansen-Love). Dommage que le trait utilisé soit moins précis, moins fin que dans Rojo, le précédent film du coréalisateur Benjamin Naishtat.

22) ** ALL WE IMAGINE AS LIGHT (Payal Kapadia, 2024)

Portrait de femmes indiennes qui aspirent à accorder leurs vies à leurs désirs. C'est un joli film, avec peu de traits narratifs (d'ailleurs certaines coïncidences interrogent). La simplicité formelle tranche avec le faste bollywoodien, tout comme avec le bruit et la fureur d'une partie des films d'auteur programmés dans les grands festivals internationaux. Le Grand-Prix cannois est peut-être taillé un peu trop grand pour lui. À revoir à tête reposée à sa sortie.

21) ** LA CAPTIVE (Chantal Akerman, 2000)

Transposition contemporaine de La Prisonnière de Marcel Proust. Principale réserve : pourquoi situer absolument l'histoire dans un milieu aussi haut perché (appartement parisien immense avec domestique, voiture avec chauffeur, oisiveté du couple, qui se vouvoie même dans l'intimité) ? Le duo entre une captive sans barreaux, qui fait mine de se satisfaire de son sort, et son mari, une sorte de pervers narcissique hyper-jaloux mais feutré, qui ne cesse de la prendre en filature, bénéficie des interprétations singulières mais convaincantes de Sylvie Testud et Stanislas Mehrar. Le reste de la distribution est également à saluer : les apparitions fugaces de Aurore Clément, Anna Mouglalis ou Bérénice Bejo sont savoureuses. Le film frôle donc l'artifice, mais ne manque pas de style.

20) ** TU M'APPARTIENS ! (Maurice Gleize, 1929)

Un des derniers éclats du cinéma français muet. Boudé à sa sortie, il réunit pourtant deux stars du cinéma européen des années 20 : Francesca Bertini et Rudolf Klein-Rogge. On dirait un film noir, un peu misogyne (avec femme fatale), tel que le cinéma parlant en produira quelques temps plus tard. Un fugitif qui vient d'être démasqué doit éviter de se faire prendre pendant les dernières 24 heures précédant la prescription de son délit d'évasion. Cette course-poursuite et course contre-la-montre est haletante, bien accompagnée par le trio jazz autour d'Alvaro Bello, qui compense une mise en scène habile mais impersonnelle, et assez dénuée de style par rapport aux joyaux de l'époque. Les plans sur les horloges anticipent néanmoins ceux du Temps sans pitié de Kazan.

19) ** MERLUSSE (Marcel Pagnol, 1935)

Film rare de Pagnol, peut-être parce qu'il n'y a aucune vedette (on reconnaît néanmoins Jean Castan, qui jouera quelques années plus tard le frère de Fernandel dans Le Schpountz). Un éducateur mal aimé est chargé de prendre en charge des adolescents que leurs familles ne sont pas venus chercher pour Noël. Le scénario semble avoir inspiré, bien des décennies plus tard, Alexander Payne pour Winter break. Si beaucoup d'éléments ont vieilli, la dernière partie est savoureuse. On y retrouve l'optimisme et l'humanisme populaire de l'auteur.

18) *** LE VILLAGE MAUDIT (Florian Rey, 1930)

Dans les derniers feux du cinéma muet, un drame rural situé au début du 20ème siècle, dans un village de Castille. Les mauvaises récoltes sèment misère et famine (les programmatrices du festival ont peut-être décelé en cela une convergence avec certains éléments thématiques chez Pagnol), et poussent les habitants à l'exode, même s'ils doivent perpétuer les traditions et sauver « l'honneur » patriarcal. Des scènes épiques ou intimes, idéalement accompagnées au piano par Jacques Cambra.

17) *** NAPOLEON VU PAR ABEL GANCE (Abel Gance, 1927)

Napoléon vu par Abel Gance, dans le fond, c'est la reconstitution d'un roman national... de droite, certes référencé (comme l'indiquent les intertitres) mais biaisé (aucune explication de contexte sur la violence politique des années 1793-1795, par exemple). Un biopic hagiographique qui couvre la période 1780-1796, d'une bataille de boules de neige à l'école de Brienne jusqu'au début de la campagne d'Italie. Cette « grande version » a une durée hors normes (plus de sept heures), qui traduit moins un souci de nuances ou d'approfondissement qu'une volonté de proposer un spectacle total, semblable aux péplums internationaux, avec des morceaux de bravoure opératiques à la production démesurée (une échappée au large de la Corse par une mer déchainée, le siège de Toulon dans des conditions exécrables), avec une inventivité hors norme (surimpressions, « polyvision »...). Mais l'épopée la plus intéressante, qui aurait mérité un film à part entière, est celle de la restauration de l'œuvre...

16) *** ANGELE (Marcel Pagnol, 1934)

Deuxième long métrage réalisé en solo par Marcel Pagnol (Marius et Fanny furent officiellement réalisés respectivement par Alexander Korda et Marc Allégret). Deuxième adaptation par Pagnol d'un autre auteur méridional, Jean Giono. Si Orane Demazis assure le tragique du rôle-titre, Fernandel, dont c'était la première collaboration avec l'auteur, allège un peu le drame avec son emploi de simplet au grand cœur. Le tournage de larges scènes en extérieur, et la prise de son direct taperont dans l'œil et l'oreille de Godard. Drame du patriarcat, que ce soit dans la perdition à la ville, ou dans l'importance de l'honneur à la campagne.

15) *** LA BONNE ANNEE (Claude Lelouch, 1973)

Le film commence par des extraits de Un homme et une femme (on est jamais si bien servi que par soi-même), projeté aux détenus d'une prison, dont Lino Ventura. Libéré à la nouvelle année grâce à une remise de peines, il retrouve un complice à Nice, et prépare longuement le « casse psychologique » d'une bijouterie. Et rencontre l'antiquaire voisine, une femme libérée mais vulnérable incarnée par Françoise Fabian. La mise en scène n'a pas forcément la même rigueur que la Mélodie en sous-sol d'Henri Verneuil. Mais la fantaisie, délivrée d'une vraisemblance impérative, est relevée, et les acteurs (dont le méconnu Charles Gérard) magnétiques.

14) *** LA CLEPSYDRE (Wojciech Has, 1975)

Dès le trajet dans un train lugubre, on pressent que ce film ne sera pas comme les autres. Venu retrouver son père dans un sanatorium étrange, le personnage principal est accueilli, dans des locaux sinistres maculés de toiles d'araignées, par un médecin lui expliquant que le temps dans ce lieu est décalé dans le passé. Ce n'est que le début d'une aventure dans une fantasmagorie sombre et grouillante, à côté de laquelle les œuvres de David Lynch ne seraient que d'aimables plaisanteries commerciales. Les autorités polonaises n'ont pas lésiné sur les moyens, et ont financé toutes les visions de l'auteur, même si le résultat n'a sans doute pas grand chose à voir avec ce qu'elles avaient imaginé.

13) *** DAHOMEY (Mati Diop, 2024)

Vingt-six œuvres d'art, pillées avec des milliers d'autres en 1892, sont restituées par la France à l'actuel Bénin. Mati Diop (Atlantique) filme leur trajet, de leur point de vue, visuellement mais aussi par une puissante voix off imaginant leur intériorité. Dans une dernière partie, Mati Diop laisse la parole aux premiers et premières concernées, en organisant un débat public et radiophonique entre étudiants de divers disciplines de l'université d'Abomey Calavi. Un contrepoint idéal aux commentaires paternalistes et eurocentrés des médias occidentaux, encore imprégnés d'idéologie coloniale. Petit film par sa durée (1h08), mais vraie réussite (Ours d'or au festival de Berlin 2024).

12) *** LES RENDEZ-VOUS D'ANNA (Chantal Akerman, 1978)

Une cinéaste sillonne l'Europe (Allemagne, Belgique, France) pour accompagner son dernier film. Contrairement aux films contemporains d'Hong Sang-soo, la profession de la protagoniste (Aurore Clément, véritable alter ego de Chantal Akerman) est assez anecdotique, dans la mesure où on ne la voit que dans sa vie personnelle. Mis à part quelques travellings, les personnages évoluent dans des plans fixes géométriques, avec souvent des symétries. Une expression m'est venue pour tenter de raccorder ce parti pris formel au fond : et si c'étaient des lignes de fuite qu'Akerman avait filmées ainsi ? Cette sophistication tout sauf spontanée de la forme aboutit paradoxalement à des émotions non fabriquées (bien au-delà de la seule satisfaction esthétique).

11) *** VICTIMES DU PECHE (Emilio Fernandez, 1952)

Le pluriel du titre renvoie à la fois à une danseuse d'un cabaret interlope (qui fait aussi maison de passe), et au bébé abandonné (dans une poubelle !) qu'elle recueille. Ce film mexicain ressemble, en un peu plus chaloupé, aux films noirs que Hollywood cesse de produire à l'époque, suite au maccarthysme. Un drame social et féministe, ponctué de séquences musicales énergisantes : l'interprétation de Ninon Sevilla, femme forte dans la vie et à l'écran, fait passer son personnage d'un statut victimaire à une héroïne essayant d'arracher la possibilité de prendre son destin en main.

10) *** SALUT L'ARTISTE (Yves Robert, 1973)

Très bonne surprise que cette évocation des sans-grades du music-hall. Alors, certes, on pourra trouver par moments des côtés très « male gaze » dans l'écriture d'Yves Robert et Jean-Louis Dabadie (le film échouant par exemple au test de Bechdel). Difficile de ne pas reconnaître simultanément que les deux scénaristes ont offert à Françoise Fabian le rôle d'une magnifique femme indépendante, qui tient tête à la misogynie du personnage incarné par Marcello Mastroianni, qui cabotine très bien avec Jean Rochefort. La mélancolie fine des personnages est superbement accompagnée par la musique de Vladimir Cosma, et ses arrangements jazzy (exécutés notamment par Toots Thielemans).

9) *** BENNY'S VIDEO (Michael Haneke, 1993)

Conte moderne cruel, dans lequel Michael Haneke interroge la consommation des images, particulièrement celles de violence. Il montre un jeune homme, grand amateur compulsif de vidéos (au point qu'une caméra filme la rue depuis la fenêtre de sa chambre, qui reste fermée : il ne lui viendrait pas à l'idée de regarder directement la vue). Il invite chez lui une jeune fille, avec qui il partage cette fascination, et la tue accidentellement. Il ne montre pourtant aucun sentiment de culpabilité. Mais le plus glaçant, c'est que ses parents sont peut-être encore pires, en témoignent les paroles ahurissantes prononcées par le père. L'autre outil de Haneke, c'est sa mise en scène. La violence contre les personnes est hors champ, mais les cadrages et la bande-son sont pourtant implacables (Bertrand Tavernier s'en souviendra pour L'Appât, quelques années plus tard).

8) *** UNE CERTAINE RENCONTRE (Robert Mulligan, 1964)

Un nouveau drame romantique dans la carrière de Natalie Wood, après La Fièvre dans le sang. Mais si le beau film de Kazan était d'un classicisme très travaillé, le film de Robert Mulligan, bien qu'en noir et blanc, fait plutôt le choix de la modernité, dans la forme comme dans le fond. Il y est question d'une aventure sans lendemain, mais qui débouche sur une grossesse, de l'avortement (qui n'était pas encore autorisé), des responsabilités à assumer, des formes que peut prendre l'amour, loin des clichés idylliques. En s'aidant notamment de gros plans magnifiques, la caméra de Robert Mulligan saisit les moindres inflexions des jeunes adultes en devenir, interprétés par Steve McQueen et donc Natalie Wood, qui accède enfin à un rôle plus mûr.

7) *** ERNEST COLE, PHOTOGRAPHE (Raoul Peck, 2024)

Raoul Peck alterne fictions documentées et documentaires très narratifs. Ce film-ci, Œil d'or au dernier festival de Cannes, fait partie des seconds. Ernest Cole est le premier photographe sud-africain à avoir montré au monde entier la réalité de l'apartheid. Raoul Peck livre en voix off le point de vue de Cole, en se basant sur son livre House of Bondage, publié en 1967, et qui lui vaut son exil aux Etats-Unis, mais aussi aux propos rapportés par ses proches. La plupart des images, parfois analysées avec précision, proviennent de dizaines de milliers de négatifs pris par Cole lui-même, et découverts en 2017 dans le coffre d'une banque suédoise. Méditation puissante, et nécessaire par les temps qui courent, sur l'apartheid, le racisme colonial, et l'exil.

6) *** LE SCHPOUNTZ (Marcel Pagnol, 1938)

Marcel Pagnol oppose la simplicité populaire de son petit théâtre méridional à une équipe de cinéma parisienne, condescendante, qui décide de faire une farce au personnage interprété par Fernandel, un jeune villageois fils d'épicier, qui prétend avoir un don d'acteur (voir l'irrésistible exercice de style, digne de Queneau, sur la phrase « Tout condamné à mort aura la tête tranchée »). Si le personnage est drôle, on ne rit jamais à ses dépens, contrairement aux snobs. Et si les dialogues sont succulents, la mise en scène ne l'est pas moins, qui éclaire l'humanité de chaque personnage, quelle que soit son importance. Bien sûr le film est un festival Fernandel, mais le comédien est idéalement secondé par Charpin ou Orane Demazis. Le résultat est un peu long, mais peut-être plus fort que la célèbre trilogie marseillaise.

5) *** GUERILLA DES FARC, L'AVENIR A UNE HISTOIRE (Pierre Carles, 2024)

Pierre Carles réalise peut-être son film le plus ample. S'il remonte aux origines du conflit, à l'aide d'archives, mais aussi d'extraits de fiction de l'ex-compagnon de sa mère, Dunav Kuzmanich, réalisateur chilien exilé en Colombie après la prise de pouvoir de Pinochet, le documentaire bénéficie surtout d'un tournage effectué sur près de dix ans, des prémisses du processus de paix à ses premiers bilans. Le temps long permet aussi de mesurer l'évolution des analyses des protagonistes. Le film est assez long (2h20). Évidemment il n'épuise pas les angles possibles, mais donne un éclairage essentiel qui comble les lacunes et les partis pris des médias occidentaux dominants.

4) *** PROLOGUES (Llyod Bacon, Busby Berkeley, 1933)

En terme de durée, l'essentiel du film est une comédie de coulisse, sur les préparations frénétiques de numéros musicaux servant d'avant-programmes aux séances de cinéma. La comédie est également satirique, sur l'Amérique de la Grande Dépression en attente de New Deal, et romantique : le metteur en scène (James Cagney) est tellement affairé qu'il ne remarque pas les sentiments de sa secrétaire (Joan Blondell). Mais l'apogée du film réside dans les trois numéros chorégraphiées par Busby Berkeley qui le concluent : Honeymoon Hotel, Shanghai Lil, et surtout entre les deux le numéro aquatique de By a waterfall, ballet exubérant qui explose les cadres (certaines séquences filmées du plafond confinent à l'abstraction géométrique, dans laquelle on ne fait plus forcément la différence entre air et eau). Cette séquence très déshabillée témoigne de la censure variable (évoquée également dans les dialogues) du Hollywood Pre-Code.

3) *** TOOTSIE (Sydney Pollack, 1983)

Agréable surprise : la comédie, genre inhabituel pour Sydney Pollack, n'est jamais grivoise. Le prologue, réaliste, sur des acteurs et actrices new-yorkais qui courent les cachets en attendant mieux, fait penser aux personnages de Salut l'artiste d'Yves Robert, vu plus tôt dans le festival. Et les cours de jeu distillés par Dustin Hoffmann rappellent la leçon de Jean Renoir captée en 1968 (voir ci-dessus). Bien sûr, l'essentiel du film démarre lorsque l'acteur fauché se travestit, et est engagé dans le rôle d'une vieille fille dans un soap télévisé. Michael devenu Dorothy va subrepticement subvertir le show, avec une forme d'intransigeance qui lui fermait les portes auparavant. Les registres d'humour sont variés, et toujours d'une grande finesse : le film est d'ailleurs bien plus « me too » qu'on aurait pu imaginer. Le seul reproche qu'on pourrait formuler, à froid, concerne l'optimisme selon lequel un travestissement suffirait à comprendre le point de vue de l'autre (et n'est-ce pas de l'appropriation culturelle ?)

2) **** 71 FRAGMENTS D'UNE CHRONOLOGIE DU HASARD (Michael Haneke, 1995)

À la veille de Noël, un étudiant ouvre le feu dans une banque, et tue trois personnes, avant de se suicider. Le film suit en montage alterné les derniers mois des différents protagonistes, d'où le titre. Il peut donner lieu à de multiples interprétations. Dans ma perception, la forme est en parfaite adéquation avec le fond : la fragmentation du réel fait ressortir l'atomisation des individus et la déshumanisation des sociétés modernes (que montrent aussi les extraits de journaux télévisés insérés entre deux fragments). Mais il n'y a pas de misanthropie dans ce film : les personnages sont montrés avec leur part d'humanité. Ce sont bien certains fonctionnements de la société qui sont dans le viseur d'Haneke. Trente ans plus tard, on n'a pas encore franchement réussi à faire mieux...

1) **** J'ACCUSE (Abel Gance, 1919)

Edith est aimée par deux hommes : François Laurin, son mari (violent), et Jean Diaz, poète qui célèbre la vie paisible. Les deux hommes sont mobilisés lorsqu'éclate la Première Guerre Mondiale, tandis qu'Edith, revenue dans le village de ses parents, est déportée en Allemagne. Jean devient lieutenant dans l'unité de François, qu'il a donc sous ses ordres. C'est le début d'une grande fresque, réalisée dès 1919, divisée dans cette version en trois époques. Le film dure 2h44, mais on ne voit pas le temps passer. Il est exceptionnel par l'excellence de son scénario (évolution des situations et des personnages), l'étonnante qualité littéraire de ses intertitres, la grandeur de sa mise en scène, entre souffle réaliste et onirisme, grâce à l'inventivité visuelle de Gance, et à l'utilisation optimale des techniques de l'époque (surimpressions). L'un des plus grands films sur ce conflit, réalisé dans la foulée, et follement audacieux, dans la forme comme dans le fond.

Festival de La Rochelle 2023

 

Mon festival La Rochelle CINEMA 2023


  1. * ELEMENT OF CRIME (Lars Von Trier, 1985)

Exilé au Caire, un ex-inspecteur de police se souvient de sa dernière enquête, pour laquelle il a eu recours aux méthodes (spéciales) préconisées par son ancien mentor dans son ouvrage The Element of Crime. Ce premier long métrage de Lars Von Trier a d'emblée convaincu Gilles Jacob de le sélectionner en compétition officielle au festival de Cannes 1984. C'est vrai qu'il ne ressemble pas au premier venu, avec son univers glauque, croupissant et sa lumière maronnasse. Une noirceur formelle qui semble gratuite ici (il fera mieux par la suite).

  1. * EUROPA (Lars Von Trier, 1991)

Octobre 1945. Un Américain d'origine allemande se rend dans le pays de ses aïeux pour contribuer à sa reconstruction. Grâce à un oncle, il trouve un emploi de contrôleur de wagons-lits. Formellement, le film est bluffant, par son noir et blanc expressionniste avec parfois de la couleur grâce à une utilisation virtuose de procédés de surimpression. Mais tout ça au service de quoi ? On a l'impression que la confusion qui règne alors en Allemagne donne à un Lars Von Trier réjoui des idées de farce, avec des scènes grotesques mais pas drôles dans la dernière partie. On est loin du Troisième homme ou des films de Fassbinder dans l'exploration de la mauvaise conscience allemande. Au moins Lars Von Trier clôt un cycle (sur une Europe déglinguée) et va pouvoir passer à autre chose.

  1. ** L'INSOUMISE (William Wyler, 1938)

La Nouvelle-Orléans, en 1852. Après avoir été courtisé par Buck Cantrell, Julie, fille d'une famille de riches propriétaires de plantations, officialise ses fiançailles avec Preston Dillard, un banquier aux idées plus progressistes, même s'il goûte guère le fil à retordre qu'elle lui donne. Lassé, il se marie à une autre. Comme garce sudiste, l'héroïne, qui inspire le titre avec lequel le film est distribué en France, est peut-être plus intéressante que la Scarlett de Autant en emporte le vent, d'autant qu'elle est interprétée par Bette Davis, qui sera d'ailleurs oscarisée pour ce rôle. Mais la neutralité de la mise en scène de William Wyler laisse la politique émotionnellement au second plan (comme si elle était insignifiante). Par suite la fin mélodramatique touche moins qu'elle est censée le faire.

27. ** LE ROMAN D'UN TRICHEUR (Sacha Guitry, 1936)

Un homme rédige ses mémoires et raconte comment son destin a basculé lorsqu'à 12 ans il fut épargné par une intoxication alimentaire qui a décimé sa famille, parce qu'il avait été privé de dîner... L'amoralité de la trame, que Sacha Guitry avait préalablement développée dans un roman, est réjouissante, avec ce personnage qui réussit son ascension sociale à condition de ne surtout pas être honnête. Il y a une quasi-absence de son direct : le film est presque muet, raconté en voix off par le narrateur qui est aussi le personnage principal et qui a la langue de Sacha Guitry. Les séquences dans l'univers du jeu restent au milieu du gué, ni troubles comme celles du récent Card Counter de Schrader ni aussi épurées que celles des pickpockets chez Bresson...

26. ** LA POISON (Sacha Guitry, 1951)

Au début du film, d'une manière qui n'appartient qu'à lui, Sacha Guitry présente et congratule lui-même les interprètes et l'équipe technique du film. C'est l'histoire d'un féminicide, mais comme par hasard chaque époux projetait secrètement de supprimer l'autre (la femme avait acheté pour ce faire de la mort aux rats). Sur un malentendu, le mari (Michel Simon) prend conseil sans avoir l'air d'y toucher auprès d'un avocat, célèbre pour le nombre d'acquittements obtenus, sur le meilleur moyen de s'y prendre. On peut voir dans la défense de l'accusé une mise en cause de la peine de mort, mais dans une sorte d'absurde amoralité humaniste. Certains dialogues seraient au contraire trouvés navrants aujourd'hui, à juste titre, mais en le prenant avec beaucoup de distance le film est parfois hilarant.

25. ** LES NAUFRAGÉS DE L'ÎLE DE LA TORTUE (Jacques Rozier, 1976)

Deux employés d'une agence de voyages parisienne, élaborent une formule inédite de séjour insulaire : « Robinson démerde-toi, 3000 francs rien compris ! ». Ils s'en vont tester leur idée... Le film est tellement hors format (il fut d'ailleurs un échec commercial) que pendant un moment on s'impatiente et on peut trouver ça exaspérant. Et puis c'est au moment où on n'en attend plus rien que l'impression change. Ce n'est pas forcément dû à l'évolution du film lui-même, mais à celle du spectateur (ou spectatrice) : dès que celui-ci (ou celle-ci) accepte de lâcher prise, l'aventure, déconcertante, peut commencer... De façon anecdotique, on pourra noter que le film profite de la ressemblance physique entre Maurice Risch et Jacques Villeret (qui m'a toujours troublé) pour en faire des frères !

24. ** DANS LES FAUBOURGS DE LA VILLE (Carlo Lizzani, 1953 → 1957)

Mario, un jeune chômeur, est injustement accusé d'avoir tué une jeune fille qu'il connaît. Il est défendu par un avocat contacté par une amie de sa fiancée (Giulietta Masina). Le deuxième long métrage de Carlo Lizzani, réalisateur engagé, se situe au croisement du drame néoréaliste et du film de procès (d'un faux coupable). Facture classique, même si les sous-titres de la copie restaurée présentée ici étaient défectueux concernant les heures (dommage pour bien suivre les alibis ou non de Mario). Le film est surtout une belle démonstration des injustices dues aux différences de capital culturel.

23. ** LE DISTRAIT (Pierre Richard, 1970)

Pierre est engagé par une agence publicitaire, grâce à la liaison de sa mère avec le directeur de l'agence (Bertrand Blier). Tout ce qui tient de la satire du monde de la publicité (et de l'entreprise) est réussi. Le reste est un peu plus inégal. Le burlesque de Pierre Richard, dont c'était la première réalisation, est moins rigoureux que celui de Pierre Etaix ou de Jacques Tati. Certaines séquences sont d'une grande inventivité, d'autres moins convaincantes. L'essentiel est que l'acteur-réalisateur a réussi à développer un personnalité propre, un peu au détriment de l'écriture plus convenue des personnages féminins, biens interprétés et défendus cependant par Marie-Christine Barrault ou Maria Pacôme. Redécouvert avec plaisir.

22. ** SOUS LES FIGUES (Erige Sehiri, 2022)

Vingt-quatre heures dans la vie d'employé(e)s agricoles embauché(e)s pour la récolte des figues. Les plus jeunes assurent la cueillette, et les générations mûres le tri des fruits. La réalisatrice observe davantage les moments de pause, dans ce cadre très cinégénique (avec une magnifique lumière naturelle), propice aux conversations. Derrière les discussions ordinaires et les flirts apparaissent des différences moins légères de conception du monde. Même s'il y a des pleins et des déliés, chaque personnage apporte avec lui sa part de fiction.

21. *** LE RÊVE NOIR (Urban Gad, 1911)

Histoire de rivalité amoureuse entre deux hommes, un comte et un riche bijoutier, pour une écuyère de cirque. Dans ce rôle Asta Nielsen en impose, très expressive dans des combinaisons qui ne le sont pas moins. Le scénario est astucieux, et peut se déployer dans un film qui frôle les soixante minutes (ce qui est assez long pour l'époque). Séance de ciné-concert bien accompagnée par le pianiste Jacques Cambra et deux élèves du conservatoire d'Arras, Victor Clay et Raoul Sail-Lefebvre.

20. *** UN NUAGE ENTRE LES DENTS (Marco Pico, 1974)

Deux reporters sans scrupules s'alarment lorsque les enfants de l'un d'eux échappent à leur surveillance... Très éloigné des films familiaux que Pierre Richard tourne à l'époque, le premier long métrage de Marco Pico est une satire de la presse à sensation (qui cinquante ans plus tard semble avoir contaminé les chaînes privées d'information en continu). L'humour est très noir : cela pourrait presque être du Topor. Une farce très masculine où se distinguent Pierre Richard et Philippe Noiret, les « cow-boys » de la rédaction crapoteuse pour laquelle ils travaillent, et Claude Piéplu, impayable en rédacteur en chef.

19. *** CALME BLANC (Philip Noyce, 1989)

Un couple part seul en croisière pour faire le deuil de leur enfant, mort dans un (effroyable) accident de voiture. Un jour, en pleine mer, Rae et John recueillent un homme qui se dit seul rescapé d'un autre bateau, qui serait en perdition. John décide d'aller vérifier la situation sur l'autre bateau, et laisse Rae seule avec l'inconnu. C'est un huis clos en mer, qui va révéler Nicole Kidman, 22 ans à l'époque, encore rousse et frisée. Certaines scènes et certains effets spéciaux frôlent la série B, mais le récit est bien conduit et prenant. Billy Zane joue le « méchant » comme plus tard dans Titanic : décidément, il ne fait pas bon s'aventurer en bateau en sa compagnie...

18. *** BONNE CHANCE (Sacha Guitry, Fernand Rivers, 1935)

Screwball comedy à la française, à la franchouillarde même, tant les mœurs selon Guitry donnent la priorité aux hommes sur les femmes, qui peuvent être deux fois moins âgées que les hommes qui les convoitent. Par superstition, un homme et une femme se croient vernis dès qu'ils sont proches l'un de l'autre. D'ailleurs, ils gagnent effectivement au loto... La fantaisie règne. Si le fond de l'air est patriarcal, la forme elle est très moderne (il y a même un dialogue méta dans une voiture), brillamment désinvolte. Jacqueline Delubac, future Mme Guitry, se prête bien au jeu.

17. *** UNE HISTOIRE D'AMOUR ET DE DÉSIR (Leyla Bouzid, 2021)

Leyla Bouzid a été assistante d'Abdellatif Kechiche sur La Vie d'Adèle, mais c'est plutôt avec L'Esquive que le film a un petit air de famille, pour les cours de littérature notamment, même si l'âge des protagonistes n'est pas le même. Ils ont 18 ans, lui a grandi en banlieue de Paris, elle débarque de Tunis pour étudier. Attirés l'un par l'autre, elle est entreprenante, alors qu'il freine des quatre fers. Avec une certaine ouverture, le film semble d'abord explorer plusieurs pistes, avant de se resserrer, peut-être un peu trop, dans les vingt dernières minutes. Les deux interprètes principaux sont assez touchants (et filmés de près), et Aurélia Petit est subtile en prof de littérature.

16. *** LA RUE SANS JOIE (Georg Wilhelm Pabst, 1925)

Vienne au début des années 1920. Misère et pénuries règnent, sauf pour la haute bourgeoisie. La viande est hors de prix (et le boucher de la rue, impitoyable, en profite), mais certaines âmes sont en solde. Dans l'arrière boutique d'un magasin de mode, des soirées privées sont organisées pour la haute société. Dans la version présentée ici, la plus complète possible (2h37), surnagent deux femmes du peuple. Elles sont interprétées par Asta Nielsen, à laquelle la tragédie colle à la peau, et par la jeune Greta Garbo, qui apporte malgré tout un peu de lumière dans un monde sombre, où la petite bourgeoisie qui ne gagne pas assez par son travail pense gagner de l'argent plus vite en devenant petit porteur, mais c'est sans compter les manœuvres et délits d'initiés de ceux qui tiennent les cordons de la Bourse. Pabst affinera son style par la suite, avec la complicité de Louise Brooks (Loulou, Journal d'une fille perdue).

15. *** ANATOMIE D'UN RAPPORT (Luc Moullet, Antonietta Pizzorno, 1976)

Après trois ans de vie commune, elle ne veut plus faire l'amour avec lui, elle avoue même n'avoir jamais eu de plaisir sexuel avec lui. Il est cinéaste fauché, elle est enseignante, mieux payée mais blasée. Écrit et réalisé à quatre mains par Luc Moullet (qui joue avec beaucoup d'autodérision le personnage principal, sa partenaire étant interprétée par Christine Hébert) et Antonietta Pizzorno, le film ressemble à du Eustache qui serait revu et corrigé à la fois par Pierre Etaix et Dephine Seyrig, dans une sorte de burlesque post MLF, lorsque la pénétration commençait à n'être plus le plat de résistance obligatoire à tout festin sexuel. Après une fausse fin, un savoureux débriefing du film en forme d'autocritique personnelle et cinématographique !

14. *** L'ÉDUCATION D'ADEMOKA (Adilkhan Yerzhanov, 2023)

Ademoka, jeune immigrée irrégulière au Kazakhstan, rêve de faire des études mais son statut l'en empêche. L'aide pourrait venir d'Ahab, un professeur marginal... Le sujet est édifiant, mais n'est pas forcément inédit en lui-même. Par contre, le traitement est original, avec des touches de burlesque inattendues, qui peuvent faire penser à du Kitano, comme c'était déjà un peu le cas avec La Tendre indifférence du monde. La mise en scène est tout sauf naturaliste, et respire au grand air : certaines séquences qui devraient normalement se dérouler en intérieur sont tournées à l'extérieur, d'où un sentiment de décalage qui s'ajoute à l'ironie et l'absurde. Le personnage de l'éducateur est également tout sauf conventionnel...

13. *** LE RÈGNE ANIMAL (Thomas Cailley, 2023)

Dystopie dans laquelle certains êtres humains mutent en animaux ou en êtres hybrides. C'est le cas de la femme de François. Ce dernier veut à tout prix la sauver avec l'aide d'Émile, son fils lycéen. L'argument pourrait être celui d'un film fantastique hollywoodien. Mais le traitement est tout autre : il laisse de la place au jeu des acteurs (Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos), fait écho à de nombreuses thématiques contemporaines (crise écologique globale, rejet de l'autre), avec des pointes d'humour ironique qui faisaient déjà le sel des Combattants, son précédent film et premier long métrage (avec Adèle Haenel), il y a déjà neuf ans.

12. *** LES FILLES D'OLFA (Kaouther Ben Hania, 2023)

C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Œil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux sœurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour elle. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets.

11. *** UNE FEMME CHERCHE SON DESTIN (Irving Rapper, 1942)

Le film raconte la métamorphose d'une femme, sa trajectoire d'émancipation. Le début souffre peut-être de quelques lourdeurs psychanalytiques, avec le personnage de la mère abusive. Mais il n'y a pas que Charlotte qui se transforme, le film mue également. D'une manière très singulière, il déconstruit tous les stéréotypes de la famille, au sens de l'american way of life traditionnel. Mais il le fait avec de plus en plus de finesse et de nuances. Loin d'être cousu de fil blanc, le scénario ne laisse apparaître que très tardivement le véritable sujet du film. Dans ses rôles de femme mûre, Bette Davis était très punk. Ici elle est plus jeune, en apparence plus lisse, mais en réalité elle n'a déjà rien d'ordinaire.

10. *** LA VIE D'UN HONNÊTE HOMME (Sacha Guitry, 1953)

Deux frères jumeaux : Albert, devenu riche et qui mène son monde, famille compris, à la baguette, et Alain, qui a beaucoup voyagé et vit au jour le jour en solitaire plus modestement. Lorsqu'Alain meurt subitement d'un infarctus, peu après leurs retrouvailles, Albert prend son identité (après avoir légué au défunt sa fortune), et espère goûter aux plaisirs de la vie moins conventionnelle du défunt. Bien que le sujet pourrait faire penser à du Chabol avant l'heure, dans la satire de la vie d'un homme riche et de sa famille, il ne s'agit pas d'un film marxiste, et encore moins féministe, plutôt une variation de La Fontaine où la cigale et la fourmi seraient frères jumeaux. L'humour est sardonique, l'hypocrisie de la morale bourgeoise est exacerbée. Michel Simon, au milieu de tout ça, est prodigieux dans son double rôle, et justifie à lui seul la (re)découverte du film.

9. *** DANCER IN THE DARK (Lars Von Trier, 2000)

Selma, ouvrière tchèque immigrée, en passe de devenir aveugle, rêve de réunir la somme qui lui permettrait d'offrir à son fils une opération lui assurant d'échapper au même sort. Ce n'était pas le meilleur film de la compétition officielle cannoise (cette année-là, il y avait Yi Yi d'Edward Yang, par exemple), ni même le meilleur film de Lars Von Trier. Si ça avait été orchestré par un autre réalisateur, et interprété par une autre actrice, le résultat aurait peut-être été difficilement supportable. En revoyant le film, étant devenu plus esthète avec les années, il m'a fallu du temps pour me réacclimater, et adhérer aux grosses ficelles du scénario et à une production hors normes. Mais Lars Von Trier, provocateur et continuel expérimenteur de formes, et Björk, artiste exigeante et d'une grande intégrité, par leur collaboration orageuse, ont accouché d'éclairs de cinéma (mentions spéciales à la scène du train, ou à la next to last song). Un prototype unique, qu'on ne doit d'ailleurs pas essayer de reproduire.

8. *** LES FEUILLES MORTES (Aki Kaurismaki, 2023)

Les personnages de ce nouvel opus de Kaurismaki, sorti de sa retraite, ont plus qu'un air de famille avec ceux de la « trilogie ouvrière » du début de sa carrière, ou même de Au loin s'en vont les nuages. Le cinéaste ne se contente pas de montrer le monde du travail, il offre à ses personnages, et c'est tout aussi important pour lui, une vie personnelle. Un homme et une femme se rencontrent par hasard, et espèrent tromper leur solitude ensemble, malgré les obstacles (parfois nés de leurs propres maladresses ou imperfections). Il y a des pointes d'humour pince-sans-rire et beaucoup de pudeur, à l'intérieur du style visuel inimitable de Kaurismaki. Sous réserve de ce que recèlent les autres films de la compétition cannoise, le prix du jury semble très adapté à cette œuvre de facture modeste en surface mais lumineuse dans son exécution.

7. *** LES IDIOTS (Lars Von Trier, 1998)

À chaque nouvelle vision des Idiots, le film gagne en épaisseur, alors que le Festen de Thomas Vinterberg éblouissait surtout la première fois (même si ce n'est jamais une erreur de se laisser enthousiasmer). Le film de Lars Von Trier cultive des ambiguïtés qui se prêtent à des grilles de lecture très diverses, y compris idéologiquement. Derrière la couche de provocation en apparence facile, on découvre beaucoup de finesse, que ce soit dans la dynamique de groupe (qui part du gourou pour arriver jusqu'à la recrue accidentelle), ou dans la psychologie des personnages, complexes au-delà de leur « idiot intérieur » bien entendu. Il est vrai que les vingt dernières minutes regorgent d'informations essentielles qui éclairent différemment certain.e.s des protagonistes. Et les règles du « Dogme », que Lars Von Trier n'a appliquées qu'une seule fois, conviennent bien au film. Par exemple, la caméra à l'épaule donne l'impression d'une prise improvisée sur le vif, et pourtant il n'y a aucun hasard dans ce qui rentre ou qui sort du champ de l'appareil...

6. *** LE CHEMIN DE L'ESPÉRANCE (Pietro Germi, 1951)

Dans un village de Sicile, la mine de soufre vient de fermer. Un passeur leur propose d'émigrer vers la France, moyennant finances. Si la remarque n'était pas anachronique, il s'agirait presque d'un prequel au récent Interdit aux chiens et aux italiens d'Alain Ughetto, mais en chair et en os. On sent l'influence du néoréalisme dans le point de départ du film, qui peut également faire songer à John Ford, lorsqu'il adaptait Les Raisins de la colère. Mais ce n'est pas un simple portrait de groupe : chaque personnage a sa dose de romanesque. Et cette ruée vers l'Ouest aboutit en outre à une dernière partie épique et très réussie.

5. *** LES SILENCES DU PALAIS (Moufida Tlati, 1994)

1965. Alia a vingt-cinq ans. Elle se souvient de ses quinze ans, lorsqu'elle vivait dans une Tunisie pas encore indépendante, à l'intérieur du palais d'un bey où sa mère était servante. Alia était copine avec la fille d'un bey, née le même jour qu'elle. La construction du récit permet d'appréhender au diapason d'Alia jeune les rapports entre maîtres et servantes, entre hommes et femmes, mère et fille... Le scénario s'enrichit également d'autres enjeux, et la mise en scène de Moufida Tlati, d'un classicisme très sûr, est au service de cet approfondissement continuel. Elle excelle en particulier à capter les regards, inquiets, de Khedija la mère (Amel Hedhili), de sa fille (Hend Sabri) et de tous les personnages (aucun n'est sacrifié).

4. *** ADOPTION (Marta Meszaros, 1977)

Une ouvrière de quarante-deux ans veut un enfant, mais son amant, un homme déjà marié et père de famille, refuse. Elle fait la rencontre d'une jeune fille, pensionnaire d'un foyer pour enfants difficiles, situé dans le voisinage. Cette dernière lui présente son petit ami... C'est un cinéma de l'intime, mais dans lequel c'est paradoxalement le quotidien qui fait évoluer le récit. La splendide photographie en noir et blanc est un formidable écrin pour les visages, en particulier des deux actrices principales, et un témoin de l'alchimie qui se tisse entre les différents personnages. Ours d'or à Berlin en 1975, le film était injustement devenu invisible depuis.

3. *** JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES (Chantal Akerman, 1976)

Trois jours dans la vie de Jeanne Dielman, mère veuve qui se prostitue pour s'en sortir financièrement. Le film échoue au test de Bechdel, mais c'est une œuvre phare du cinéma féministe, qui ne fait pas dans la facilité : durée hors normes (3h20), entièrement tourné en plans fixes, et en temps réel pour certaines séquences. L'impression d'enfermement est renforcée par les sons du quotidien, amplifiés, et par le fait que la lumière naturelle du jour pénètre très peu l'appartement. Le côté répétitif finit peu à peu par se dérégler, et l'intensité dramatique s'accroît au bout de trois heures (on vous laisse découvrir comment). Auparavant, on est à la fois dérangé et fasciné. La performance de Delphine Seyrig, dans un contre-emploi par rapport aux femmes qu'elle interprète habituellement et qui appartiennent à d'autres sphères, laisse pantois.

2. **** SLOW (Marija Kavtaradze, 2023)

Elena, danseuse contemporaine très libre avec son corps, rencontre Dovydas, un interprète en langue des signes venu l'assister pour un atelier qu'elle anime pour des élèves sourds. Ils se plaisent tout de suite, apprennent à se connaître, puis Dovydas finit par révéler à Elena son asexualité... Le film élargit ce qui nous est proposé habituellement au cinéma en matière de récits sentimentaux. Il le fait sans mièvrerie ni clichés, mais au contraire avec une approche pointilliste et concrète, une photographie magnifique, une mise en scène entièrement au service de ses personnages (et des jeux de regards de leurs interprètes), et qui n'exclut pas de très belles visions de cinéma, comme par exemple une scène dans un bar avec un miroir...

1. **** JEANNE ET LE GARÇON FORMIDABLE (Olivier Ducastel, Jacques Martineau, 1998)

Jeanne est une jeune femme toujours pressée, qui poursuit des relations simultanées avec plusieurs hommes, mais rencontre le grand amour avec Olivier. Un soir, il lui révèle sa séropositivité... C'est sur grand écran que le film respire le mieux. Un quart de siècle après sa sortie originelle, il n'a pas bougé, et c'est toujours un chef d'œuvre. C'est grâce à ce film que j'ai découvert ensuite l'univers de Jacques Demy, mais c'est d'abord une œuvre ancrée dans le contemporain. Par sa thématique principale bien sûr, qui restitue l'époque d'avant les trithérapies (revisitée depuis par 120 battements par minute), mais aussi par ses nombreuses thématiques secondaires (travailleurs sans papiers, distances entre classes sociales). Les cinéastes offrent un film d'une stylisation extrême (comédie musicale assumée) qui donne paradoxalement l'impression d'une œuvre parfaitement naturaliste, de par la vérité exceptionnelle des personnages. La quadrature du cercle en quelque sorte, et ce dès leur premier long métrage. Il y a de l'excellence à tous les étages : interprétation (le couple formé par Virginie Ledoyen – dont c'est le meilleur rôle de sa carrière – et Mathieu Demy a quelque chose de l'évidence, mais Jacques Bonnaffé est poignant, sans oublier les personnage secondaires plus légers mais emballants : le beau-frère, le plombier, la libraire), la finesse du scénario et des paroles des chansons écrites par Jacques Martineau, la musique de Philippe Miller, toujours d'une grande beauté, très subtile (elle n'est pas univoque) et empruntant des registres divers et inattendus, la qualité incroyable des voix (dont celle d'Élise Caron, qui double de façon crédible Virginie Ledoyen malgré une tessiture plus aigüe), qualité de la mise en scène (mention à l'anniversaire en famille), des chorégraphies, des décors, des costumes... Un régal à tous les niveaux. Revu avec admiration.

Festival de La Rochelle 2022

Mon festival La Rochelle CINEMA 2022

30) * UNRELATED (Joanna Hogg, 2007)

Une femme britannique prend des vacances loin de son mari, chez une amie qui a une villa en Italie. Elle rencontre des membres plus jeunes de cette famille... C'est le premier long métrage de fiction de cinéma de la réalisatrice Joanna Hogg, après des expériences à la télévision. Il y a de temps à autre des éléments intéressants, mais ils ne sont pas creusés, et la mise en scène ne produit pas non plus d'images mémorables. Joanna Hogg fera mieux par la suite, notamment le très maîtrisé dyptique The Souvenir (ses autres films n'ont pas été distribués en France).

29) * L'ASSASSINAT DE JESSE JAMES PAR LE LÂCHE ROBERT FORD (Andrew Dominik, 2007)

Le film tend à démystifier Jesse James, qui n'était pas forcément le brigand bien-aimé qui volait les riches pour donner aux pauvres, et à complexifier la personnalité de Robert Ford, pas forcément si lâche. Celui-ci est fan du premier. Et à la fin la société du spectacle s'en mêle... Mais avant d'arriver à cette conclusion, il faut subir un film qui s'étire artificiellement, qui a ses longueurs et ses lourdeurs.

28) ** PAMFIR (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, 2022)

Voici un film ukrainien contemporain qui ne met pas en son cœur les rapports avec le voisin russe. L'histoire se passe dans la région de Bucovine. Pamfir est le surnom donné au héros, revenu de l'étranger et qui accepte une dernière fois de servir la contrebande avec la Roumanie voisine, membre de l'Union européenne, afin de trouver l'argent pour réparer le préjudice commis par son fils. Le schéma est rebattu, mais le réalisateur débutant réussit les scènes viriles, parfois de violence explicite, même si cela en constitue aussi une limite (pourquoi garder toutes les scènes choc, et ne pas développer davantage d'autres aspects ?).

27) ** L'ÉCLIPSE (Michelangelo Antonioni, 1962)

Le scénario est très minimaliste : les affres d'une femme après la rupture qu'elle a provoquée. Monica Vitti et Alain Delon, très bien photographiés, mettent des plombes avant de se rencontrer, et pourtant la première est parfaitement oisive. Mais les plus patients seront récompensés : la dernière séquence, sans les deux stars, est d'une force incroyable, une sorte de manifeste cinématographique, et justifie à elle seule le film.

26) ** LA PISCINE (Binka Zhelyazkova, 1977)

Un film autour d'une singulière amitié à trois entre une jeune fille déçue par un garçon, un architecte et un artiste aux réflexions philosophiques cinglantes. L'œuvre est très avant-gardiste, n'ayant rien à envier à Godard. Chaque séquence est réalisée comme s'il s'agissait d'une installation. La projection (ou le visionnage) pourra sembler un peu indigeste, mais le film sédimente plutôt bien en nous.

25) ** LE PROFESSEUR (Valerio Zurlini, 1972)

Daniele, le professeur en question, est loin des conventions. Loin d'avoir la vocation chevillée au corps, il s'intéresse néanmoins à l'une de ses élèves, la belle Vanina, qui semble plus mûre et tourmentée que ses camarades. Elle vit avec un homme riche qui la prend devant le lycée en voiture de sport. Elle intrigue Daniele, qui s'éloigne de sa femme, qui le trompait mais se remet durement d'un chagrin d'amour. Le film vire au mélo bourgeois, non sans artifices, mais a quelques atouts : la musique, relativement parcimonieuse mais cinglante, et les interprètes (Alain Delon à la beauté désabusée, Sonia Petrova, sa belle partenaire aux troubles secrets, et Léa Massari, très poignante). On vous laisse découvrir, si vous le souhaitez, ce que signifie « la première nuit de quiétude » (traduction littérale du titre italien).

24) ** LA VEUVE COUDERC (Pierre Granier-Deferre, 1971)

1934. La veuve Couderc, une paysanne, accepte de recueillir un homme mystérieux arrivé dans le village, et de le faire travailler à la ferme. Ce qu'elle ne sait pas tout de suite, c'est qu'il s'est évadé du bagne... Adapté de Simenon, le film prend son temps pour installer une certaine atmosphère, les décors bucoliques, les relations avec le voisinage (scène du lavoir), dont la belle famille. Du bon cinéma à l'ancienne, très honnête, où le tandem Delon-Signoret fonctionne bien (mention également à Ottavia Piccolo et Bobby Lapointe !).

23) ** FLIC STORY (Jacques Deray, 1975)

1947. Traque d'Emile Buisson, redevenu l'ennemi public numéro 1 depuis son évasion, par l'inspecteur Borniche. C'est plutôt un bon polar du dimanche soir, même si la mise en scène est loin de la rigueur sophistiquée d'un Jean-Pierre Melville, et si les dialogues peuvent sembler parfois artificiels. La violence de certaines méthodes de certains policiers n'est pas éludée (à l'époque on avait le droit de le dire). Il y a bien sûr l'affrontement Delon-Trintignant, mais certains seconds rôles retiennent l'attention (André Pousse, Claudine Auger).

22) ** EROTIKON (Gustav Machaty, 1929)

En 1933, Gustav Machaty réalise le premier nu intégral féminin de l'histoire du cinéma avec l'actrice Heddy Lamar (par ailleurs inventrice formidable). Quelques années plus tôt, il réalise Erotikon, dans lequel on retrouve de façon tout à fait naturelle un homme qui a plusieurs maîtresses (et peut donc faire plusieurs cocus simultanés). Ce n'est cependant pas un vaudeville, mais un drame, centré sur une jeune fille, tombée enceinte d'un homme qui l'a séduite puis abandonnée aussitôt. Le film est moins réussi que La Chair et le diable de Clarence Brown (auquel on peut penser parfois), mais il y a de belles chorégraphies de regards entre de multiples personnages dans les scènes clés.

21) ** LE FRANC (Djibril Diop Mambety, 1999)

Le premier des deux derniers moyens métrages de Djibril Diop Mambety, pièces d'une trilogie inachevée sur des Histoires de petites gens. Le Franc est loufoque, autour d'un musicien qui gagne à la loterie nationale et va peut-être rembourser ses loyers impayés. Sauf que, pour ne pas le perdre, il avait collé le billet sur sa porte avec une forte glu...

20) ** ANIKI-BOBO (Manoel De Oliveira, 1942)

Premier long-métrage de Manoel De Oliveira, qui a commencé sa carrière du temps du muet (court-métrages) et l'a poursuivi jusque dans les années 2010. Il y a du burlesque des origines dans cette histoire qui n'est pas si drôle, celle d'une rivalité amoureuse entre deux garçons désargentés d'un âge à un seul chiffre. La forme a un peu vieilli, mais ce conte (néo)réaliste a son charme. Sans oublier le malicieux plan final...

19) *** LISBONNE, CHRONIQUE ANECDOTIQUE (José Leitao de Barros, 1930)

Une évocation de la vie à Lisbonne, ordonnée de façon thématique, ou selon l'âge des protagonistes. Si certains plans sont documentaires (le réalisateur est aussi journaliste), certaines séquences sont interprétées par des comédiens professionnels (contrairement au film Les Hommes le dimanche, réalisé la même année à Berlin). Ce sont différents aspects de la vie quotidienne de l'époque qui sont mis en avant (même s'il y a aussi une séquence historique), au gré de saynètes parfois drôles. Accompagnement parfait par Jacques Cambra au piano...

18) *** DRÔLE DE FRIMOUSSE (Stanley Donen, 1957)

Le scénario est très hollywoodien (le mannequinat prioritaire face à la philosophie ou l'activité de libraire). Mais c'est la qualité de la direction artistique qui impressionne : la performance d'Audrey Hepburn (très star, mais avec la tête sur les épaules), les chansons des Gershwin (It's wonderful), l'effet whaou des décors et des costumes. Comme dans Sabrina, Paris est vue comme la capitale (de carte postale) de l'élégance, qui transforme Hepburn de chrysalide en papillon, même si le regard de Billy Wilder était beaucoup plus fin et sarcastique.

17) *** MAMMA ROMA (Pier Paolo Pasolini, 1962→1976) 

Mamma Roma entonne une chanson pour le mariage de Carmine, son souteneur (Franco Citti, déjà maquereau dans Accattone, le précédent film de Pasolini). Sa vie de prostituée s'achève, et sa vie de mère commence auprès d'Ettore, qu'elle n'a pas vu grandir et qu'elle va enfin retrouver. Le personnage-titre est taillé pour Anna Magnani, qui s'en donne à cœur joie en interprétant une femme qui tente d'échapper au déterminisme social. Dans une séquence, comme dans Rome, ville ouverte de Rossellini, on la voit courir après son funeste destin...

16) *** L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (Pier Paolo Pasolini, 1965)

Première confrontation de Pasolini avec les mythes, en adaptant l'un des trois livres les plus lus au monde. Ce n'est pas le plus cinglant des films du cinéaste, l'adaptation est assez littérale : toutes les punchlines y sont, même celles dont on ne se souvenait plus qu'elles venaient de là. Les miracles sont filmés avec une simplicité biblique, dans un noir et blanc qui tranche agréablement avec les péplums hollywoodiens en Technicolor. Formellement, le cinéaste confirme son goût pour les gros plans, musicalement il convoque musique classique sacrée et blues. Le style diffère selon les scènes : celle de la crucifixion est filmée façon cinéma-vérité, caméra à l'épaule... Jésus est filmé comme un hipster révolutionnaire (mais les paroles ne sont pas toujours très cool).

15) *** LA PETITE VENDEUSE DE SOLEIL (Djibril Diop Mambety, 1999)

Deuxième segment des Histoires de petites gens (trilogie inachevée du cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambety, entamée avec Le Franc). Dans ce moyen métrage, une petite fille des rues, handicapée, va s'improviser vendeuse de « Soleil », un journal (proche du gouvernement), vendu par des garçons des rues qui voient d'un mauvais œil cette concurrence. La fable n'élude pas la dureté, mais peut aussi prendre la forme d'une comédie musicale, et est une ode au courage.

14) *** NICOLAS PHILIBERT, HASARD ET NÉCESSITÉ (Jean-Louis Comolli, 2019)

Pour le compte de l'INA, Jean-Louis Comolli, théoricien (et praticien) du cinéma, met en scène une conversation avec Nicolas Philibert autour de l'œuvre de ce dernier. L'échange est passionnant quand il permet de discuter l'éthique du cinéaste documentaire, ses qualités de regard et d'écoute. Pour qui connaît l'œuvre de Philibert, l'évocation est très parlante, mais j'espère que cela donne envie aux autres de découvrir ses plus grands films comme Le Pays des sourds, La Moindre des choses et La Maison de la radio...

13) *** NOUS ÉTIONS JEUNES (Binka Zhelyazkova, 1961)

On suit un groupe de vingtenaires, résistants bulgares face au nazisme et au fascisme, qui sacrifient leur jeunesse. Deux jeunes filles fortes : une résistante convaincue (Veska), et une jeune handicapée, voisine de Dino, l'un des membres de la cellule, et dont Veska est amoureuse. Ils doivent se faire confiance, mais ont-ils tous la même motivation ? On sent parfois l'influence de Quand passent les cigognes (Kalatozov), du néoréalisme italien (Rossellini) et du cinéma moderne naissant (Nouvelle vague). Quelques belles idées de mise en scène nocturne (cercles lumineux dessinés par des torches).

12) *** LA NUIT DU 12 (Dominik Moll, 2022)

Un carton introductif nous explique qu'il s'agit d'une affaire non résolue, de celles qui hantent pendant toute leur carrière certains enquêteurs. Ce polar, sur une jeune fille assassinée la nuit, ne se conclura pas par la résolution de l'enquête. Et pourtant Dominik Moll arrive à nous intéresser à son développement, mais aussi à d'autres aspects : sur la réalité matérielle de la police judiciaire, sur la violence genrée à l'intérieur de la société etc. Le cinéma de Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien) retrouve enfin une certaine densité, un certain humour également...

11) *** CAPITAINES D'AVRIL (Maria De Medeiros, 2001)

Pour son premier long métrage en tant que réalisatrice, l'actrice Maria De Medeiros réussit son évocation de la « révolution des œillets » qui a mis fin à la dictature portugaise en 1974. Elle choisit de ne traiter que le jour J, avec ses moments cocasses (chars s'arrêtant aux feux rouges pour ne pas faire de victimes), en laissant hors champ toute la préparation comme les conséquences. Évitant l'hagiographie comme le formalisme, elle réussit une galerie de personnages attachants. Elle donne la réplique à des interprètes internationaux (doublés en portugais) de qualité : Stefano Accorsi, Frédéric Pierrot...

10) *** MÉDÉE (Pier Paolo Pasolini, 1970)

Pasolini adapte très librement la tragédie d'Euripide. Il étire certaines séquences (cérémonie sacrificielle au début), en dédouble une autre, et inversement fait des ellipses énormes. Il réhabilite presque la figure de Médée, dont la disparition de son monde semble plus tragique que les actes qu'elle commet au nom de celui-ci, alors que le monde de Jason, désacralisé, fait pâle figure : même Argos, le navire pionnier des Argonautes, ressemble plus au radeau de la Méduse qu'à une construction épique. Cette vision est cohérente avec la critique par Pasolini du capitalisme contemporain, auquel il opposait les styles de vie antimodernes du prolétariat et sous-prolétariat italiens, avant qu'ils ne soient contaminés par la culture bourgeoise.

9) *** ACCATTONE (Pier Paolo Pasolini, 1962)

Premier film de Pasolini, inspiré par l'un de ses romans (qui avait déjà fait scandale). Les images en décors naturels sont presque documentaires sur la banlieue romaine de l'époque. Accattone montre la trajectoire d'un homme qui n'hésitait pas à mettre sa compagne sur le trottoir pour l'entretenir et lui éviter de travailler (en filigrane du film une critique de la division capitaliste du travail). Lorsqu'elle est envoyée en prison, il erre, rencontre une autre femme. Il veut reproduire avec elle le même schéma, puis évolue... L'écrivain devenu cinéaste réussit ses portraits du sous-prolétariat, notamment par son usage des gros plans, et ajoute au montage la musique de Bach, pour un effet saisissant.

8) *** MARIA DO MAR (José Leitao de Barros, 1930)

L'action prend sa source dans un village de pêcheurs (Nazaré). Un capitaine commet une erreur qui provoque la mort de plusieurs marins, dont le mari d'Aurélia, qui va se montrer impitoyable avec la famille de cet homme. Bien des années plus tard, Manuel, le fils d'Aurélia, sauve de la noyade Maria, la fille du capitaine. Malgré la haine entre les familles, les deux jeunes gens tombent amoureux l'un de l'autre. En 1931, José Leitao de Barros réalisera le premier film parlant portugais. Un an auparavant, l'esthétique (et le savoir-faire) du muet sied parfaitement à cette histoire. Expressivité réaliste du noir et blanc, des interprètes. Résultat plus convaincant que pour Lisbonne, chronique anecdotique (réalisée la même année par le même réalisateur, et qui ne démérite pourtant pas).

7) *** MÉLODIE EN SOUS-SOL (Henri Verneuil, 1963)

Monsieur Charles, sorti de prison, a profité de ses loisirs forcés pour peaufiner un casse sensationnel au Casino de Cannes, et n'entend pas y renoncer, au grand dam de sa femme. Il choisit Francis, jeune voyou débrouillard et sans scrupules comme homme de main... Henri Verneuil, qui a la réputation d'un bon faiseur, montre ici de réelles qualités de cinéaste. Pas seulement dans la direction d'acteurs (où le tandem Gabin-Delon fonctionne parfaitement, sans que l'un tire la couverture à lui). Pas seulement pour les scènes du casse, minutieusement exécutées. Mais dès le départ, avec des faux raccords malicieux. Et, bien sûr, à la toute fin, avec un final visuellement inattendu...

6) *** LOS EXILIADOS ROMANTICOS (Jonas Trueba, 2015)

À la fin de l'été, trois jeunes hommes espagnols partent en van sillonner la France et retrouver chacun une jeune femme avec qui ils ont vécu quelque chose. Le film est court (1h10), mais donne néanmoins le sentiment de prendre son temps (bien qu'il fut tourné à l'arrache). C'est léger, sans être superficiel. Et la grâce des comédiens et des comédiennes en fait quelque chose d'unique. On adressera une mention spéciale au troisième épisode et à la fantastique Vahina Giocante. Une pépite sans prétention, mais une pépite quand même...

5) *** SABRINA (Billy Wilder, 1955)

Sabrina, la fille timide du chauffeur des richissimes Larrabee, est éprise depuis toujours de David, l'un des fils de cette famille, qui jamais ne la remarque. Le père de Sabrina, désireux qu'elle gagne sa vie par ses propres moyens (et qu'elle oublie David) l'envoie à Paris pour apprendre l'art culinaire... Si le film joue avec les clichés et quelques invraisemblances (avec quel argent Sabrina se transforme-t-elle à la mode lors de son séjour parisien ?), il s'agit dans l'ensemble d'une comédie satirique pleine de malice (marxiste ?), et est dans le détail rempli d'un humour jamais vulgaire et d'une finesse constante. Petite baisse de rythme dans la dernière demi-heure mais la conclusion est élégante...

4) *** LES ANNÉES DE PLOMB (Margarethe Von Trotta, 1982)

L'histoire tourne autour de deux sœurs engagées pour des finalités similaires, mais pas avec les mêmes moyens : Marianne, fille sage dans l'enfance, choisit le terrorisme quand Juliane, autrefois indocile, a choisi la non-violence. Lorsque Marianne est arrêtée, elle devient un mystère obsessionnel pour sa sœur. Cette dernière va chercher à la comprendre, bien qu'elles aient des positions irréconciliables. Le film est un beau puzzle, et ne se limite pas à illustrer un scénario puissant (belle idée de mise en scène dans une scène de parloir). La cinéaste interroge la psyché de Marianne comme celle du pays tout entier, dans les décennies qui ont suivi la guerre. Avec ce film, Margarethe Von Trotta fut la première femme à recevoir un Lion d'or au Festival de Venise.

3) *** DES OISEAUX PETITS ET GROS (Pier Paolo Pasolini, 1966)

La star comique italienne Toto chez Pasolini, une présence incongrue ? Pas tant que ça (Toto y est formidable), car si le réalisateur livre une réflexion quasi désespérée, il le fait avec une puissance sarcastique, et une liberté de ton réjouissante, et ce dès le départ avec le générique chanté (sur du Ennio Morricone). L'épisode médiéval (deux ecclésiastiques chargés d'évangéliser les oiseaux) est assez inouï, et débouche sur une parabole marxiste sur la lutte des classes. Et, en fil rouge des scènes contemporaines, un corbeau qui parle (!) mais sans pouvoir agir, allégorie de l'intellectuel de gauche italien selon Pasolini...

2) **** VACANCES ROMAINES (William Wyler, 1954)

La mise en scène n'est pas aussi ostentatoire que chez Donen, mais elle sert parfaitement le merveilleux scénario basé sur une histoire signée Dalton Trumbo (pourtant blacklisté). La satire sociale est là, mais Audrey Hepburn est peut-être encore plus émouvante ici en petite fille riche prisonnière d'un pouvoir hérité (illégitime) et qui descend au moins un instant de son piédestal (une scène au début la montre explicitement peu à l'aise dans ses souliers de princesse), que dans Sabrina et Drôle de frimousse, où, socialement, elle fait une trajectoire inverse.

1) **** LES HOMMES LE DIMANCHE (Robert Siodmak, Edgar George Ulmer, 1930)

Ce sont des interprètes non professionnels qui rejouent ici leurs propres rôles, même si techniquement ce n'est pas un documentaire, et que le scénario est signé d'un débutant nommé Billy Wilder. Ce film muet s'inscrit dans le sous-courant « réaliste behaviouriste » du mouvement de la « nouvelle objectivité », né en réaction à l'expressionnisme allemand. Les réalisateurs débutants (qui feront carrière aux Etats-Unis une fois les nazis arrivés au pouvoir) s'intéressent donc aux comportements des gens tels qu'ils sont, et à leurs petits bonheurs ordinaires, par exemple lors d'un dimanche champêtre. Grace à ou malgré sa simplicité apparente, le film est rapidement fascinant, et encore rehaussé par la musique électro planante de Domenique Dumont en ciné-concert.

Festival de La Rochelle 2021


Mon festival La Rochelle CINEMA 2021


27) ** L'ÉTRANGE NOËL DE MONSIEUR JACK (Henry Selick, 1994)

Jack Skellington est un squelette mélancolique qui en a marre d'organiser toujours la même fête, chaque année à la même période, à Haloween City. Un jour de décembre, il découvre la ville de Noël, et rêve de prendre la place du Père Noël et de s'approprier cette fête à sa façon... Techniquement, c'est un film d'animation en stop motion : les personnages sont des marionnettes animées image par image. Artistiquement, et au niveau de la trame du conte, on retrouve l'univers gothique de Tim Burton. Mais l'ensemble est un peu banalisé par la production Disney, et la diffusion du film en VF (avec beaucoup de chansons).

26) ** GOSSES DE TOKYO (Yasujiro Ozu, 1932)

Des écoliers se disputent sur la réputation de leurs pères respectifs. En particulier, deux enfants découvrent que leur père, employé de bureau, est prêt à s'humilier pour son patron. Qu'est-ce qu'un homme « important » ? Il y a une notation presque marxiste sur la situation sociale de chacun en fonction des rapports sociaux de production. Vue en ciné-concert, l'oeuvre est assez plaisante, mais la mise en place est assez laborieuse, et Ozu n'a pas encore trouvé le style (inimitable) qui caractérisera ses grands films parlants.

25) ** JEU, SET ET MATCH (Ida Lupino, 1951 → 1956)

Une jeune fille devient une championne de tennis prometteuse. Mais est-ce sa volonté ou celle de sa mère ? Elle est en effet partagée entre sa mère et son entraîneur d'un côté, qui lui préparent un programme ambitieux, et un jeune homme plus terrien mais également fan de ce sport. Si les scènes de sport sont assez attendues, Ida Lupino, rare actrice hollywoodienne passée à la réalisation, sait faire preuve d'ironie, dans la description d'une vie sponsorisée, ou dans certains détails de mise en scène (la simple disposition opposée de deux lits coupe l'image en deux lorsque les parents font lits à part).

24) ** PASSE TON BAC D'ABORD (Maurice Pialat, 1978)

Dans une ville du Nord de la France, proche de Lens, on suit un groupe d'adolescents en dernière année de lycée. Le baccalauréat approche. Pour les adultes qui les entourent, c'est un examen important. Eux sont plus désabusés, et voient le chômage progresser... Se suivent des scènes dans des cafés, en cours de sport, à la plage ou au stade (Bollaert). Le film peut paraître un peu brouillon, un peu laborieux au début. Mais, au fur et à mesure où s'invente le film, on est frappé par la justesse de ton sur cette jeunesse populaire très éloignée de celle des beaux quartiers parisiens (bien plus représentée au cinéma).

23) *** PEAUX DE VACHES (Patricia Mazuy, 1989)

Dix ans après l'incendie accidentel (au cours d'une beuverie) de la ferme familiale, qui a fait un mort, l'auteur présumé sort de prison et retrouve son frère, toujours fermier, qui s'est marié et a une petite fille. Le premier film de Patricia Mazuy, cinéaste inclassable, a des faux airs de western, soulignés par la bande originale. Il ne se passe pas forcément grand chose, et pourtant il se maintient, dans ces retrouvailles, une tension constante, grâce à des choix de mise en scène risqués de la part de la réalisatrice, et à l'étonnant trio Sandrine Bonnaire – Jean-François Stévenin – Jacques Spiesser.

22) *** LOULOU (Maurice Pialat, 1980)

Nelly, une jeune femme de bonne famille (Isabelle Huppert), délaisse son mari bourgeois (Guy Marchand) pour un loubard justement surnommé Loulou (Gérard Depardieu). Plutôt que de la lutte des classes, il s'agit plutôt d'un choc des cultures. Les personnages sont imprévisibles : on ne sait jamais comment la scène va finir. Disons seulement que chez Pialat, les hommes ont souvent une prédisposition à des accès de violence. En terme de mise en scène et de véracité, le cinéaste réussit entre autres une grande scène de repas (ce sera aussi le cas dans À nos amours, mais dans un tout autre milieu).

21) *** LE TALENTUEUX MR RIPLEY (Anthony Minghella, 2000)

Le riche père de Dickie Greenleaf, un jeune homme qui mène une grande vie insouciante avec sa compagne Marge sur la côte italienne, demande à Tom Ripley de raccompagner en Amérique son fils dépensier et frivole, mission bien rémunérée. Tom accepte... Remake de Plein soleil de René Clément, ou bien nouvelle adaptation du roman de Patricia Highsmith. On reconnaît les grandes lignes (les thèmes, Ripley étant un fan de jazz), sans que ça affaiblisse le côté thriller. Par rapport au film de Clément, il y a des personnages supplémentaires qui apparaissent (et disparaissent). L'interprétation de Matt Damon, aussi ambiguë que celle d'Alain Delon était carnassière, contribue à cette réinvention, comme la musique de Gabriel Yared.

20) *** PIERROT, PIERRETTE (Louis Feuillade, 1924)

Un adolescent et une fillette, orphelins, sont élevés par leur grand-père, un ancien directeur de cirque. Ils vivent dans une roulotte. Voyant leur numéro de rue, une dame de charité veut les envoyer respectivement en apprentissage, en orphelinat, et dans un hospice pour vieillards (asile départemental). Mais ils ne l'entendent pas ainsi... Belle réussite de Louis Feuillade, célèbre pour ses feuilletons cinématographiques (Les Vampires en tête). Ici, l'apparente simplicité de l'art du muet a quelque chose de l'évidence, et fait passer comme une lettre à la poste les petites facilités du scénario...

19) *** THE LEBANESE ROCKET SOCIETY (Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, 2013)

Ce documentaire, à base d'archives rares, raconte une histoire oubliée, celle du Liban des années 1960, projetant d'être le premier pays arabe à envoyer des fusées dans le ciel. Tout part des travaux utopistes menés à l'époque par le physicien Manoug Manougian (le Liban était terre d'accueil pour les réfugiés arméniens) et ses étudiants de l'université Haigazian. Pourquoi cette amnésie ? Les deux réalisateurs enquêtent... D'abord didactique, le film se hisse à un niveau supérieur, grâce à un projet d'installation commémorative (une aventure en soi) et à une fin uchronique réalisée en animation. Comme si, au final, l'art pouvait être plus fort que la géopolitique...

18) *** ALLEMAGNE, ANNÉE ZÉRO (Roberto Rossellini, 1949)

Roberto Rossellini clôt sa trilogie néoréaliste (commencée avec Rome, ville ouverte et Païsa) dans les ruines de Berlin, au sortir de la guerre. Mais ces ingrédients sont parasités par le destin tragique d'un gamin de 12 ans. Celui-ci essaie de faire vivre sa famille à l'aide de petits trafics, mais commet l'irréparable, influencé par les théories d'un professeur ex-nazi. Le cinéaste mêle des questionnements contemporains audacieux pour l'époque (s'intéresser au peuple allemand, aux effets de l'idéologie nazi) et une matière intime (un enfant qui court à sa perte), le tout sans lyrisme et avec une certaine sobriété paradoxale dans son dénouement.

17) *** MAINS CRIMINELLES (Roberto Gavaldon, 1951)

Jaime Karin est un voyant qui escroque gentiment les clientes de l'institut de beauté où travaille sa femme (qui lui transmet les informations utiles à son activité). Il soupçonne l'une des clientes d'avoir tué son mari, et tente de la faire chanter... Ce film mexicain est digne des films noirs hollywoodiens de l'époque, avec la figure (cliché) de la femme fatale (qui ici aime bien faire exécuter les basses besognes par d'autres), mais avec de la perversité en plus. Le scénario, co-écrit avec José Revueltas et Luis Spota, et la mise en scène de Roberto Gavaldon sont délectables, comme en témoigne par exemple la très savoureuse scène de la crevaison...

16) *** LE SANG À LA TÊTE (Gilles Grangier, 1956)

François Cardinaud, le personnage interprété par Jean Gabin, a gravi les échelons pour devenir l'un des plus importants armateurs du port de La Rochelle. Mais dans cette ascension sociale, il néglige sa femme, qui quitte le foyer sans prévenir, et il s'attire rancoeurs et jalousies. L'analyse des différents milieux sociaux s'appuie sur les atmosphères créées par Gilles Grangier, dans les différents lieux de La Rochelle, sur un scénario adapté de Georges Simenon, mais aussi par les dialogues de Michel Audiard, d'abord très réalistes, puis avec beaucoup plus de mots d'auteur (ce qui deviendra sa marque de fabrique) dans le dernier tiers.

15) *** LE GARÇU (Maurice Pialat, 1995)

C'est le dernier film de Maurice Pialat, après le triomphe de Van Gogh. Le milieu social a changé, mais rien n'y fait : les hommes sont toujours forts en gueule et parfois violents physiquement. Le film est plus comportementaliste que sociologique, comme le souligne le choix de Human behaviour, le morceau de Björk sur lequel se déhanchent de façon ostentatoire des collègues d'affaires du personnage principal. Mais quelque chose de plus universel passe : Gérard (Depardieu) est devenu papa, tandis que son propre père est mourant... Et, dans une partition très subtile, Géraldine Pailhas est magnifique et arrive à exister, au milieu de tous ces personnages masculins.

14) *** LE JOUR ET L'HEURE (René Clément, 1963)

En 1944, sous l'Occupation, Thérèse est entraînée un peu malgré elle dans la Résistance (elle aurait voulu rester à l'écart). Elle se retrouve à devoir convoyer des aviateurs alliés, et notamment un pilote américain Allan Morley jusqu'à Toulouse pour lui éviter d'être fait prisonnier par la Gestapo. La mise en place est un poil laborieuse, mais la deuxième moitié est très réussie, dense et épique. Simone Signoret et Stuart Whitman assurent, mais on remarquera aussi dans un second rôle le visage fourbe de Reggie Nalder (vu dans L'Homme qui en savait trop, seconde version d'Hitchcock).

13) *** DOUBLE DESTINÉE (Roberto Gavaldon, 1946)

Deux sœurs jumelles au statut social opposé. Maria, la pauvre et tourmentée manucure, se résout à assassiner Magdalena, sa sœur, veuve et par là même riche héritière. Maria va se faire passer pour Magdalena et espérer une vie moins malaisante. Mais la suite n'est pas si simple. Arrivera-t-elle à ne pas se trahir ? Il s'agit d'un suspense moral, tiré d'un court roman de Rian James. Mais aussi d'une véritable critique sociale sous-jacente, bien soulignée par l'adaptation coécrite avec le militant politique de gauche José Revueltas. L'interprétation de Dolores Del Rio, dans un double rôle, contribue bien sûr également à la réussite du film.

12) *** MEMORY BOX (Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, 2022)

Ce sont les vacances de Noël à Montréal. Un mystérieux colis en provenance de Beyrouth arrive chez Maia et sa fille Alex. Il s'agit de cahiers, de cassettes, de photographies, des lettres que Maia, pendant son adolescence, a envoyées de Beyrouth à sa meilleure amie partie à Paris pour fuir la guerre civile. Maia refuse de laisser ce passé remonter à la surface, mais Alex s'y plonge en cachette et découvre la vie de sa mère quand elle avait son âge... Dans cette fiction, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige continuent à s'intéresser à la mémoire et à sa transmission. Les allers-retours entre les deux époques sont assez limpides. Le récit est bien incarné, par les interprétations de Rim Turki et la jeune Paloma Vauthier pour l'époque contemporaine, et de Manal Issa (déjà vue chez Danielle Arbid dans Peur de rien) pour la jeunesse de la mère. Et, par ailleurs, on remarque que certaines scènes, stylisées, bénéficient du travail formel des deux cinéastes, qui ont plus d'une corde artistique à leur arc.

11) *** ROME, VILLE OUVERTE (Roberto Rossellini, 1945)

Hiver 1944. Giorgio Manfredi, un ingénieur communiste, tente d'échapper aux Allemands qui occupent la ville. Il quitte son logement par les toits. Pina (Anna Magnani), la fiancée d'un ami, le met en contact avec le curé de la paroisse, Don Pietro. Mais ils vont tous être dénoncés... Bien que situé vers la fin de la guerre, Rossellini tourne un drame d'une résistance défaite. Sa sobriété contraste avec le récit positif et lyrique de Bataille du rail, de René Clément, tourné à la même époque. Les images sont assez sombres, tournées dans des décors naturels (qui lui confèrent avec le temps un côté documentaire). Il s'agit à la fois de s'adapter aux contraintes matérielles du tournage (difficulté à trouver de la pellicule dans une industrie en ruine), et d'un choix esthétique, politique et moral (tourner le dos aux tournages en studio de la période fasciste, parler à partir d'un pays vaincu, filmer à hauteur des personnages, du peuple, et inventer la version rossellinienne du « néoréalisme italien »).

10) *** DEPUIS QU'OTAR EST PARTI (Julie Bertuccelli, 2003)

Géorgien parti vivre en France, Otar tombe d'un échafaudage et meurt. Sa sœur et sa nièce, restées à Tbilissi, apprennent la nouvelle, mais la cachent à sa mère... Le film était un gros coup de cœur à sa sortie. Et, à la deuxième vision, cet enthousiasme apparaît toujours justifié. Les rapports entre ces trois générations de femmes sont d'une grande justesse. L'interprétation de Dinara Droukarova, Nino Khomassouridze et Esther Gorinthin, pour les citer par âge croissant, est au diapason, formidable. Et ce premier film de fiction de Julie Bertuccelli, réalisatrice remarquée par ses documentaires, en dit beaucoup en passant, l'air de rien...

9) *** QUELLE JOIE DE VIVRE (René Clément, 1961)

Ulysse et un copain de régiment, sans emploi, s'installent à Rome en espérant y trouver du travail. On est en 1921. Des Chemises noires leur confient la mission de localiser une imprimerie de tracts antifascistes. Ulysse la trouve, et y rencontre une famille d'anarchistes, dont la fille de l'imprimeur, qu'il tente de séduire... Un an seulement après Plein soleil, René Clément tourne une nouvelle fois avec Alain Delon, mais s'essaie à un genre qu'il n'avait pas encore essayé : la comédie italienne. Méconnu, ce film est pourtant une pépite. Une comédie politique certes bourrée d'invraisemblances, mais avec un humour farfelu et satirique plein de finesse, et une mise en scène aérienne.

8) *** STROMBOLI (Roberto Rossellini, 1950)

Grand film charnière entre la trilogie « néoréaliste » et les films tournés avec Ingmar Bergman, libérée des studios hollywoodiens. Dans ce premier film qu'elle tourne pour Rossellini, l'actrice incarne une réfugiée lituanienne qui a tout perdu pendant la guerre. Pour échapper au camp d'internement, elle se marie avec un homme originaire de l'île de Stromboli, et qui retourne s'y installer. Mais la vie est dure... Elle se sent étrangère, regardée avec méfiance par les habitant(e)s du cru, d'autant qu'elle vient d'un milieu social plus favorisé. Des morceaux de bravoure mémorables : la séquence de la pêche aux thons, l'éruption volcanique, et Ingrid Bergman qui part seule à l'ascension du volcan...

7) *** BATAILLE DU RAIL (René Clément, 1946)

Projeté en avant-programme, Ceux du rail, court-métrage documentaire réalisé en 1942 par René Clément, impressionne, sur les métiers du rail, au temps de la vapeur. En particulier, les prises de vue sont assez virtuoses, compte tenu du matériel de l'époque. Bataille du rail, réalisé juste après la guerre, est une sorte de docu-fiction autour de la Résistance, produit avec le concours et/ou l'approbation du CNR et de la SNCF. En suivant une poignée de personnages, il raconte et met en scène les passages de la ligne de démarcation ou encore les sabotages de convois allemands... Là encore, il y a des morceaux de bravoure, à tous les sens du terme. Le film sera récompensé au premier festival de Cannes, en 1946, pour sa mise en scène, mais l'enjeu dépasse largement le seul cinéma...

6) *** PAÏSA (Roberto Rossellini, 1947)

Deuxième film de la trilogie « néoréaliste » de Rossellini, Païsa est divisé en six épisodes indépendants autour de la progression, en 1943-1944, des soldats américains du sud au nord de l'Italie (Sicile, Naples, Rome, Florence, couvent de l'Appenin, et delta du Pô). Cette libération n'est pas du tout triomphale : Rossellini en raconte plutôt les actes manqués, les malentendus ou les tragédies. Le cinéaste semble bénéficier de davantage de moyens que pour Rome, ville ouverte, et affermit son style, toujours en filmant l'humanité qui se cherche, dans les ruines de la guerre.

5) **** VOYAGE EN ITALIE (Roberto Rossellini, 1954)

Le titre renvoie au séjour en Italie d'un couple de rentiers (parasites) anglais, venus dans l'optique de vendre la villa d'un oncle décédé. Leur couple est mal en point. Elle multiplie les visites solitaires dans les musées ou les catacombes. Pendant ce temps, il s'intéresse à certaines femmes (mais pas la sienne). La démarche de Roberto Rossellini est toujours de s'approcher de la vérité des êtres et des choses, sans céder au naturalisme, même s'il y a des séquences presque documentaires (Pompéi, Vésuve). Il fabrique ses plans, sa mise en scène s'attardant notamment aux moindres expressions de George Sanders (raide comme la justice, l'injustice plutôt, méprisant, cassant, odieux) et d'Ingrid Bergman (qui se laisse tant bien que mal davantage imprégner par ce qui l'entoure).

4) **** À NOS AMOURS (Maurice Pialat, 1983)

Suzanne est une jeune fille de 15 ans, qui accepte de coucher avec des hommes, mais pas avec le garçon qu'elle dit aimer. Elle est parfois battue par sa mère ou son frère. Résumer l'accroche est un peu vain, tant il s'agit du contraire d'un film « à pitch », où on irait d'un point A à un point B, en illustrant un problème de société. L'œuvre est plus impressionniste, autour d'une jeune fille qui se cherche (à un moment elle dit à l'un de ses proches avoir beaucoup changé), au sein d'une famille dysfonctionnelle. Même à la deuxième vision, Sandrine Bonnaire continue d'impressionner (extraordinaire débutante). Et Maurice Pialat (le père, avec lequel elle a de rares moments de complicité) et Dominique Besnehard (le frère) (d)étonnent.

3) **** L'ENFANCE NUE (Maurice Pialat, 1969)

François Truffaut a produit ce film, et, de la part de l'auteur des Quatre cent coups, ce n'est pas si surprenant, même si les styles diffèrent. Le premier long-métrage de Maurice Pialat (après de nombreux courts) est implacable, autour de François, un enfant de l'Assistance publique placé dans divers foyers, avant de trouver une plus grande stabilité auprès d'un couple de personnes âgées. Pialat adopte un style naturaliste, au sens le plus fort (l'emploi du terme « naturalisme » est parfois un peu galvaudé), qui en inspirera bien d'autres : les Dardenne notamment (même s'ils sont aussi sous influence bressonnienne). Les personnages sont criants de vérité, issus comme plus tard dans Passe ton bac d'abord de milieux populaires et ruraux. Le film est poignant tout en étant dégraissé (aucun chantage émotionnel).

2) **** THÉRÈSE (Alain Cavalier, 1986)

La vie de Thérèse de Lisieux, qui entre au couvent, à la fin du dix-neuvième siècle (deux de ses sœurs l'ont précédée). À l'intérieur, c'est une dure vie qui commence. Mais Thérèse est idéaliste, perfectionniste, presque gaie dans sa foi, ce qui tranche avec l'austérité du lieu. Alain Cavalier ne prétend pas percer le mystère de ce mysticisme, mais accompagne au mieux Thérèse (Catherine Mouchet, formidable). Il réussit une mise en scène incroyablement intense et pourtant sobre : elle repose sur une attention aux moindres gestes de ses personnages, aux différentes personnalités des pensionnaires ou des membres de la famille, mais aussi par une stylisation extrême, notamment l'absence de décors. Au cinéma, ça ne se fait pas, mais Alain Cavalier le fait, et le spectateur y croit, peut-être bien davantage que dans des reconstitutions trop élaborées. Un prototype très réussi et justement récompensé à Cannes et aux Césars.

1) **** EUROPE 51 (Roberto Rossellini, 1953)

À la suite de la mort de son enfant, qui s'est jeté dans les escaliers, Irène va tenter de surmonter sa propre douleur en s'ouvrant à la souffrance des autres et en tentant de faire le bien... Peut-être l'un des films les plus personnels de Rossellini, qui a perdu un fils jeune, mais il ne saurait être réduit à cela. Sans jamais être satirique ni démonstratif, le film montre la naissance de la conscience sociale (conscience de classe en VO) d'Irène, à laquelle tout s'oppose : son milieu bourgeois, Andrea (le cousin communiste du mari, qui pourtant se démarquait dans les dîners), l'Eglise, la psychiatrie, l'état du monde quelques années après la guerre... Son désaccord avec Andrea sur le travail à l'usine est plus ambigu : incapacité d'en voir l'utilité par une bourgeoise qui n'a jamais eu à travailler, ou incapacité du communiste à voir la part irrémédiable d'aliénation du travail, au nom de la lutte contre le chômage et de l'émancipation par le travail... Ainsi, le film est marqué par son époque (d'où son titre), mais reste d'une grande modernité et actualité. Et Ingrid Bergman, extraordinaire, contribue grandement à la richesse et à la justesse du film.

Festival de La Rochelle 2019

MON FESTIVAL LA ROCHELLE CINEMA 2019

27) ** LA FOLIE DES GRANDEURS (Gérard Oury, 1971)

Au XVIIè siècle, Don Salluste profite de ses fonctions de ministre des Finances du roi
d'Espagne pour s'enrichir, mais la reine réussit à le chasser de la cour. Il choisit de fomenter un
complot en utilisant son valet Blaze, fou amoureux de la reine, pour la compromettre... C'est un
film « gilets jaunes » avant l'heure : satire d'une oligarchie avec ses luttes intestines, ses injustices
fiscales et ses perroquets du pouvoir... Plus sérieusement, c'est une grosse farce qui n'a
évidemment pas la finesse d'un Lubitsch : beaucoup de moyens, beaucoup moins de cinéma. Face
à De Funès, Montand remplaça Bourvil au pied levé et s'en tira très bien.

26) ** HÔTEL (Jessica Hausner, 2005)

Irène débute comme réceptionniste dans un grand hôtel des Alpes autrichiennes. Celle qui
la précédait à ce poste a mystérieusement disparu... Il y a déjà de la recherche formelle dans ce
deuxième long métrage de Jessica Hausner (Lourdes, Amour fou). Sans rien souligner, elle fait
monter une angoisse sourde avec presque rien (bouts de couloir sombre dans lesquels Irène
disparaît entièrement, forêt abritant une grotte tout aussi opaque...). Bon exercice de style, même
si le résultat peut paraître encore étriqué.

25) ** LE GAUCHER (Arthur Penn, 1958)

William Bonney, qui sera surnommé Billy the Kid, est recueilli par un éleveur qu'il
considère comme son père. Lorsque celui-ci est assassiné par des hommes à la solde des notables
de la ville voisine, il ne songe plus qu'à le venger... C'est un biopic (comme on dit maintenant),
mais c'est aussi la première réflexion d'Arthur Penn sur le cycle sans fin de la violence. Pour son
premier film, il livre un western en noir et blanc très classique, même pour l'époque, dans une
forme moins aboutie que pour ses films les plus célèbres (Bonnie and Clyde, Little big man).

24) ** CHRONIQUE D'UNE DISPARITION (Elia Suleiman, 1998)

Elia Suleiman revient au pays. Deux parties : « Nazareth, journal intime » (on retiendra
notamment le monologue de la tante du cinéaste-narrateur) et « Jérusalem, journal politique » (où
un talkie-walkie égaré par un gendarme permet à un personnage de faire vadrouiller jusqu'à
l'absurde une troupe de l'armée israélienne). L'épilogue mêle l'intime et le politique (les parents
qui s'endorment devant la télé qui diffuse l'hymne israélien). Dès son premier long-métrage, Elia
Suleiman tente d'installer son style si singulier (succession sans transition de scènes dérivant vers
le burlesque) mais encore hésitant.

23) ** LARMES DE CLOWN (Victor Sjöström, 1924)

Un brillant scientifique (Lon Chaney) est trahi, avec la complicité de sa femme, par un
riche mécène qui s'attribue le fruit de ses recherches et les présente, à sa place, à l'académie des
Sciences. Alors qu'il tente de rétablir la vérité, l'imposteur le fait passer pour fou et le gifle,
provoquant l'hilarité des académiciens. Humilié, l'inventeur décide de changer de vie, et devient
le clown qui reçoit des gifles. Premier film de la compagnie MGM (avec le lion originel) et
deuxième film de la carrière américaine de Victor Sjöström (rebaptisé Seastrom). La scène
d'humiliation inaugurale va conditionner toute une vie, dans un mouvement cyclique comme la
piste de cirque (symbolisme suggéré par des surimpressions, technique que le cinéaste
affectionne).

22) *** NI VU NI CONNU (Yves Robert, 1958)

Blaireau est un braconnier très adroit, que le garde-champêtre Parju rêve d'attraper en
flagrant délit, alors même qu'il alimente toute la commune en gibier. Fléchard, le professeur de
piano, ne sait pas comment déclarer son amour à la belle Arabella, fan d'acteurs virils (poster de
Brando). Et Guilloche, avocat et directeur d'un journal local, rêve de mettre un terme au mandat
du maire Dubenoit... Le scénario est adapté d'un roman d'Alphonse Allais (L'Affaire Blaireau).
Yves Robert, qui réalisera La Guerre des boutons quelques années plus tard, en fait une fantaisie
qui brocarde gentiment l'autorité. De Funès est agréablement sobre dans le rôle de Blaireau, et les
seconds rôles sont savoureux (Pierre Mondy en improbable directeur d'une prison de rêve, Claude
Rich en amoureux timide et complexé).

21) *** LE CHÂTEAU DES SINGES (Jean-François Laguionie, 1999)

Kom, petit singe malicieux et intrépide, vit perché à la cime des arbres, avec son peuple.
Sous aucun prétexte, il ne doit s'aventurer « en bas » où règne une autre tribu. Mais un jour,
poussé par la curiosité, il se penche un peu trop et la chute est inévitable. Il découvre une société
de singes qui s'estime plus civilisée mais nourrit la même peur de l'étranger... La philosophie de
l'intrigue est assez classique (sur l'ouverture aux autres, sur le caractère relatif de la notion de
civilisation). La forme fait quelques concessions aux règles des productions pour le jeune public
(chansons). Il n'en reste pas moins l'impression d'un travail d'artisan qui veut divertir ses jeunes
spectateurs mais aussi les tirer vers le haut.

20) *** BACK SOON (Solveig Anspach, 2008)

Dans l'espoir de quitter l'Islande avec ses deux fils, Anna décide de vendre son commerce
(de cannabis), son téléphone portable renfermant sa clientèle. Son repreneur lui demande un délai
de 48h pour rassembler l'argent. Pendant ce temps, des concours de circonstances l'amènent à
faire des rencontres inattendues... C'est un road-movie déjanté, comme si les scénaristes euxmêmes
avaient abusé de la fumette. Les situations et les personnages sont tous plus loufoques les
uns que les autres, volailles comprises. En particulier Didda Jonsdottir, poétesse et éboueuse dans
la vraie vie, et muse de Solveig Anspach (elle apparaîtra dans deux films ultérieurs de la cinéaste,
Queen of Montreuil et L'Effet aquatique), est extravagante à souhait.

19) *** LOURDES (Jessica Hausner, 2011)

Christine (Sylvie Testud), jeune femme paralytique, effectue le pèlerinage à Lourdes, sans
trop y croire, dans un groupe encadré par des volontaires de l'Ordre de Malte, et notamment de la
stricte Cécile (Elina Löwensohm). L'un des encadrants (Bruno Todeschini) semble s'intéresser à
Christine et ne laisse pas indifférente Maria (Léa Seydoux), la jeune volontaire qui accompagne
Christine... Jessica Hausner propose une immersion dans un groupe de pèlerins, mais sans
naturalisme : les mouvements des personnages suivent une certaine chorégraphie, dans des plans
souvent fixes. Cette distance crée une ironie, qui s'exerce sur la nature humaine au sein de cette
micro-société (et non pas sur le fait de croire ou de ne pas croire, ce n'est pas une pochade
anticléricale, même si on y entend une blague sur la Vierge Marie).

18) *** IT MUST BE HEAVEN (Elia Suleiman, 2019)

Elia Suleiman continue de cultiver son personnage à la Buster Keaton pour son apparente
placidité (observateur muet, une exception pouvant confirmer la règle), mais le style pourrait tout
aussi bien faire penser à Jacques Tati (incongruité de la composition des plans, humour lent).
Dans une succession de saynètes sans transitions, il propose un triptyque Nazareth / Paris / New-
York. Vu d'ici, le deuxième segment est le plus satirique : fantasme de la ville-mode, obsession
de la sécurité cf défilé de chars devant la Banque de France, ou encore la montée de
l'individualisme, s'asseoir dans un jardin public devenant un jeu de chaises musicales...

17) *** MAN ON THE MOON (Milos Forman, 2000)

Andy Kaufman a créé un one man show qui lui a permis de se faire repérer par un agent.
Il se fait embaucher par la télévision. Mais il est capable, par provocation, de saborder lui-même
ses sketchs ou ses spectacles, prenant toujours le contre-pied de ce que l'on croit attendre de lui...
Difficile de départager avec certitudes les mérites du véritable Andy Kaufman (showrunner le
plus subversif de l'histoire de la télé américaine), de son interprète déjanté Jim Carrey (à
l'élasticité faciale prodigieuse), ou de la mise en scène de Milos Forman, qui en fait un long
métrage cohérent, mais parfois à la limite de la crédibilité (toujours à la lisière du trop). Revu
avec étonnement.

16) *** HANTISE (George Cukor, 1944)

Après l'assassinat non élucidé de sa riche tante Alice, Paula a fui Londres et s'est installée
en Italie. Quelques années plus tard, elle y rencontre un pianiste, Gregory, dont elle tombe
amoureuse. Pour lui faire plaisir, elle accepte de revenir à Londres, et le couple s'installe dans la
demeure familiale restée intacte. Demeure qui intéresse vivement Gregory... En adaptant la pièce
Gaslight de Patrick Hamilton (le titre original renvoie au fait que des variations d'intensité de
lumière indiquent à l'héroïne une présence inconnue dans la maison), George Cukor orchestre une
superbe confrontation entre Charles Boyer et Ingrid Bergman. Autour d'eux gravitent des seconds
rôles marquants : un enquêteur qui en fait une affaire personnelle (Joseph Cotten), les servantes,
une vieille voisine passionnée par les faits divers sanglants. Un classique très minutieux.

15) *** EN DECOUVRANT LE VASTE MONDE (Kira Mouratova, 1978)

Censurée par le pouvoir, Kira Mouratova dut attendre cinq ans avant de tourner ce film
(inédit en France). C'est le premier film en couleurs de la cinéaste, qui met en scène un trio
amoureux entre une ouvrière et deux chauffeurs au sein d'un chantier de construction d'une
nouvelle usine et d'un quartier d'habitation. Le résultat est très éloigné des films de propagande,
et l'héroïne (jouée par Nina Rouslanova, déjà interprète de Brèves rencontres, le premier film
réalisé en solo par la cinéaste) définit le bonheur et l'amour comme par opposition aux discours et
à l'idéologie productivistes. Formellement, le film est très moderne.

14) *** LES AMANTS CRUCIFIES (Kenji Mizoguchi, 1957)

Au XVIIè siècle, Mohei est un brillant employé de l'imprimeur des calendriers du Palais
impérial. O-San, la jeune épouse de son patron, sollicite son aide pour éponger les dettes de sa
famille car son mari est avare. Il accepte et tente de trouver une combine. Un concours de
circonstances amène Mohei et O-San à être soupçonnés d'adultère. Ironiquement, leur fuite
ensemble va effectivement les rapprocher, avant le terrible châtiment qui les attend... Plans-séquences
implacables dans un noir et blanc maîtrisé qui recrée un Japon médiéval cruel et
misogyne (les adultères commis par les épouses sont toujours considérés comme les plus graves).

13) *** LA CHARRETTE FANTÔME (Victor Sjöström, 1921)

Une croyance populaire veut que le dernier mort de l'année, s'il a « péché » dans sa vie
terrestre, conduira jusqu'au Nouvel An suivant la charrette fantôme des futurs défunts. Un 31
décembre, David Holm, ivrogne odieux, meurt juste avant minuit, et se réveille en voyant la
charrette s'arrêter à côté de lui. Il se remémore sa vie, et notamment Edith, une religieuse de
l'Armée du Salut qui lui avait proposé son aide. C'est un conte moral, empreint de religiosité
(adapté d'un roman de Selma Lagerlöf), mais qui est remarquable par sa complexité narrative
(flash-backs dans les flash-backs), par ses effets spéciaux primitifs (surimpressions) et par la
qualité de l'interprétation (dont Victor Sjöström lui-même). Classique du cinéma muet suédois
qui ouvrira au cinéaste les portes d'Hollywood.

12) *** THE TRUMAN SHOW (Peter Weir, 1998)

Truman (Jim Carrey) est depuis sa naissance la vedette d'un show télévisé mais ne le sait
pas. Ses moindres faits et gestes sont filmés. La ville entière est un immense studio de cinéma.
Ses amis, ses collègues et même sa femme sont des acteurs professionnels. Mais, suite à plusieurs
incidents, il finit par se douter de quelque chose... Il y a des films de mise en scène, des films
d'acteurs. Celui-ci est avant tout un film de scénariste (l'un des meilleurs scénarios imaginés par
Andrew Niccol). Sans être géniale ou d'une grande finesse, la mise en scène de Peter Weir, qui a
du métier, se met au service de cette imagination singulière qui brocardait les reality show de
l'époque. Revu avec intérêt.

11) *** SUSPIRIA (Dario Argento, 1977)

Suzy, une jeune ballerine américaine, arrive à Fribourg pour intégrer une prestigieuse
école de danse. L'atmosphère est étrange et inquiétante, et sa colocataire disparaît... Le scénario
est relativement classique, pour un film d'épouvante. Mais ce qui le met un peu au-dessus de la
mêlée, c'est la forme. Vu le sujet, on s'attend à un univers gothique, expressionniste. Le cinéaste
crée au contraire un univers assez baroque, aux couleurs pétantes, dont les variations donnent
parfois la pétoche. David Lynch a dû voir ce film... Argento réussit à répondre aux injonctions
contradictoires de l'épouvante et d'une certaine finesse dans l'exécution (détails d'une grande
richesse).

10) *** NOUS LE PEUPLE (Claudine Bories, Patrice Chagnard, 2019)

Après les parcours difficiles des demandeurs d'asile (Les Arrivants) ou de jeunes
chômeurs peu ou pas qualifiés (Les Règles du jeu), Claudine Bories et Patrice Chagnard suivent
une association d'éducation populaire qui propose à trois groupes de citoyens (des détenus de
Fleury-Mérogis, des femmes solidaires de Villeneuve-Saint-Georges, des lycéen-ne-s de
Sarcelles) des ateliers afin d'écrire une nouvelle Constitution et d'expérimenter un nouveau
rapport à la politique. Ce documentaire passionnant et émouvant questionne aussi la question de
la représentation, en recueillant prioritairement par construction la parole de celles et ceux qu'on
n'écoute pas, et qu'on voit peu, même au cinéma. En ce sens, il complète une trilogie involontaire
amorcée par Ouvrir la voix (Amandine Gay) et J'veux du soleil (Gilles Perret, François Ruffin).
Et mérite le même succès que Demain (Mélanie Laurent, Cyril Dion) ou Merci patron (Ruffin).

9) *** LA FOLLE INGENUE (Ernst Lubitsch, 1947)

1938. La « bonne » haute société londonienne est ébranlée par un écrivain tchèque
persécuté et anticonformiste (Charles Boyer), et une « folle ingénue » (Jennifer Jones) spontanée,
passionnée de siphon, mais pas siphonnée, et peu apte à respecter les convenances... Lubitsch est
toujours aussi virtuose pour manier les allusions et échapper au Code Hays (code de censure qui
fut appliqué de 1934 à 1966). Il livre surtout une satire réjouissante, parfois politique, que le
cinéaste rend aérienne, par son sens mordant des dialogues et des situations. Du grand art dans
son genre.

8) *** LE VENT (Victor Sjöström, 1928)

Une jeune femme rejoint son cousin, avec lequel elle a été élevée, dans le « domaine des
vents » (comme l'indique le deuxième carton du film). Dans cette nature hostile, elle attise la
jalousie des femmes et la convoitise des hommes. Pour y échapper, elle épouse Lige, un modeste
cow-boy. Impressionnant : le film a certainement mobilisé de gros moyens (pour l'époque) même
si le succès public ne fut pas à la hauteur. Le déchaînement des éléments, parfaitement suggéré,
est mis en relation avec le vice d'un personnage qui déclenchera un drame. La réussite artistique
tient aussi à l'interprétation de Lillian Gish, idéalement fragile et forte à la fois.

7) *** BREVES RENCONTRES (Kira Mouratova, 1967 → 1988)

Premier film réalisé en solo par Kira Mouratova en 1967, sorti en France en 1988 au
moment de la Perestroïka, il raconte l'histoire de Maxim, un jeune géologue souvent en
vadrouille, qui est aimé par Valentina, une fonctionnaire territoriale, responsable de la gestion des
eaux et canalisations et souvent confrontée à la corruption des constructeurs, et par Nadia, la
jeune femme de ménage de Valentina. Kira Mouratova interprète elle-même la fonctionnaire, qui
ne connaît pas les liens (asymétriques) qui relient Maxim et Nadia. Le spectateur, lui, est mis
dans la confidence par les souvenirs de l'une et de l'autre, grâce à une narration déconstruite mais
remarquablement fluide et d'une grande modernité.

6) *** LE TABLEAU (Jean-François Laguionie, 2011)

Dans un tableau de maître vivent des personnages divisés en castes hiérarchisées : les
Toupins, entièrement peints et sertis de couleurs éclatantes, les Pafinis, auxquels il manque
quelques touches de couleur, et les Reufs, de simples esquisses. Seuls les Toupins jouissent du
château central. Écoeurés par ces inégalités et ces discriminations, trois de ces personnages vont
partir à la recherche de l'auteur... Sur le fond, un joli conte social mâtiné d'une petite réflexion sur
la peinture et la création artistique. Formellement, l'intelligence du récit, d'une grande finesse, se
double d'une splendeur visuelle. Un grand plaisir pour tous les âges. Revu avec plaisir.

5) **** LA LETTRE ECARLATE (Victor Sjöström, 1926)

En Nouvelle-Angleterre, au XVIIè siècle, la jeune Esther se regarde dans un miroir et
court un dimanche matin, le jour du Seigneur. Devant tant de frivolité (!), des habitants indignés
se plaignent au révérend Dimmesdale. Celui-ci refuse de la punir sévèrement. Il tombe amoureux
de la jeune femme, séparée de son mari depuis des années, et entame une liaison secrète avec
elle. Si cette relation venait à être connue, elle serait condamnée à porter brodée sur elle la lettre
A désignant les femmes adultères... Pour ce drame du puritanisme et de l'obscurantisme religieux,
Victor Sjöström fait appel à Lillian Gish, extraordinaire, et à Lars Hanson, les deux interprètes
qu'on retrouvera dans Le Vent. Grâce à un savoir-faire à tous les étages, un des sommets de la
carrière du cinéaste.

4) **** DOCTEUR FOLAMOUR (Stanley Kubrick, 1964)

Un général devenu fou lance une attaque nucléaire contre l'URSS. Informé de ce coup de
folie par un officier de la base aérienne, le président des USA convoque son état-major au
Pentagone et consulte le docteur Folamour, un ancien physicien nazi chargé de la recherche en
armement. Pendant ce temps, un équipage de B 52 tente d'accomplir la mission ordonnée par le
général... C'est le premier film de Kubrick dont la production est majoritairement britannique, et
on le comprend, tant cette satire de la course aux armements est très audacieuse dans le contexte
de l'époque (deux ans après la crise des missiles de la Baie des Cochons). Le côté farce est
accentué par le triple rôle accordé à Peter Sellers (président américain, officier britannique,
savant allemand). Revu avec plaisir, je ne me souvenais plus de la chute, et pourtant...

3) **** PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU (Céline Sciamma, 2019)

Au XVIIIè siècle, Marianne, une jeune femme peintre (fille de...) est chargée de faire le
portrait à son insu d'Héloïse, une jeune bourgeoise sortie du couvent pour être mariée de force au
fiancé de sa soeur prématurément décédée. Peint selon les règles en vigueur à l'époque, le résultat
est peu probant. Mais les deux jeunes femmes vont se rapprocher... La photographie est
magnifique, mais le film n'est pas académique pour autant : certaines scènes très fortes sont
représentées d'une façon inattendue. Le film ne peut absolument pas se réduire au scénario, primé
à Cannes et par ailleurs effectivement intéressant (sur ces femmes peintres qui ont disparu des
histoires de l'art). C'est peu de dire que Noémie Merlant (décidément une révélation de l'année,
après Les Drapeaux de papier et Curiosa) et Adèle Haenel excellent, leur duo s'ouvrant parfois à
Luana Bajrami (la servante) et Valeria Golino (la mère d'Héloïse), comme si la sororité pouvait
dépasser les clivages de classe.

2) **** LE SAMOURAÏ (Jean-Pierre Melville, 1967)

Jef Costello, dit le Samouraï, est un tueur à gages froid, méthodique. Alors qu'il vient de
liquider le patron d'une boîte de nuit, il croise la pianiste du club, Valérie. Pourtant, cette dernière
prétend ne pas le reconnaître lorsqu'il est suspecté du meurtre par le commissaire chargé de
l'enquête... Le film est haletant (Costello semble traqué par la police comme par les
commanditaires du meurtre), tout en ne cédant jamais à la facilité. Il est aussi épuré que du
Bresson, et aussi géométrique que du Fassbinder (même si les deux univers sont aux antipodes).
On est d'autant plus attentif et sensible à chaque détail, dans l'ambiance sonore comme
lumineuse, que les personnages, et le rôle-titre incarné par Alain Delon en particulier, ne laissent
transparaître aucune émotion explicite. Jean-Pierre Melville à son meilleur.

1) **** LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRES LA PLUIE (Kenji Mizoguchi, 1959)

Dans le Japon du XVIè siècle en proie à la guerre civile, deux hommes quittent leur
village pour la ville, pensant améliorer le sort de leurs foyers, laissant leurs épouses derrière eux.
L'un est potier et ne pense qu'à faire fortune, tandis que l'autre est paysan et rêve de devenir
samouraï... C'est une sorte de fresque qui oscille entre crudité réaliste et poésie fantastique, entre
illusions et désillusions. Le noir et blanc est soyeux (mention spéciale aux brumes du lac de
Biwa). Préférant cadrer à distance les acteurs, chaque plan est composé comme un tableau. Je l'ai
d'abord découvert sur le petit écran et beaucoup aimé dès cette vision, mais le grand écran lui
apporte une limpidité supplémentaire, et donne toute sa dimension aux sortilèges de ce conte
moral cruel. Revu avec plaisir.

Festival de La Rochelle 2018

MON FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LA ROCHELLE 2018


29) ** DE LA VIE DES MARIONNETTES (Ingmar Bergman, 1980)

Enfermé dans une maison close, un client tue la prostituée avec laquelle il devait passer la
nuit. Le film est constitué de douze fragments, avant ou après le passage à l'acte, montés sans
ordre chronologique, pour tenter de comprendre pour quelles raisons un meurtre a été commis.
C'est un puzzle, bavard, qui s'intéresse aux proches du meurtrier (son psy, sa mère, sa femme et
un ami de celle-ci), tourné en noir et blanc (sauf le crime qui a droit à la couleur) avec des
comédiens allemands, et qui tente de réunir une veine expérimentale à la Persona (1966) et une
veine psychologique comme ses drames des années 70. Il en ressort un film plus théorique
qu'entièrement convaincant à l'écran.

28) ** RIVERS AND TIDES (Thomas Riedelsheimer, 2005)

Un documentaire sur l'artiste Andy Goldsworthy au travail, brillante figure du land art,
qui consiste en des sculptures ou installations parfois très éphémères, réalisées au sein d'un
paysage particulier, avec des matériaux naturels trouvés sur place. Le réalisateur a fait profil bas,
la seule voix du commentaire est celle de l'artiste lui-même, dont les créations (et les tentatives
avortées), spectaculaires ou non, sont filmées sans effet de style mais parfois accompagnées d'une
musique planante.

27) ** JUHA (Aki Kaurismäki, 1999)

Juha est un agriculteur qui mène une vie tranquille avec sa femme, jusqu'au jour où
Shemeikka, citadin propriétaire d'une rutilante voiture, tombe en panne devant chez eux. Ce
dernier convainc la femme de Juha de le suivre en ville... C'est une adaptation d'un classique de la
littérature finlandaise, mais c'est aussi le dernier film muet du 20è siècle. Aki Kaurismäki prend
l'exercice de style au sérieux, y apporte les caractéristiques de son univers (jeu sur les ellipses et
les hors-champs) et ses comédiens favoris (Kati Outinen, Sakari Kuosmanen et André Wilms),
sans arriver à transcender la réunion de tous ces ingrédients. La faute à la musique (pas
suffisamment sobre ?). Une curiosité plaisante, toutefois.

26) ** SABINE (Philippe Faucon, 1993)

Agnès, une adolescente de 17 ans s'enfuit de chez elle (son père est alcoolique). Elle
tombe enceinte, doit faire face à une belle-mère intrusive avide de maternité, et fait de mauvaises
rencontres (drogue, prostitution – Sabine est son prénom de travail – et Sida). Adapté d'un journal
autobiographique (La Vie aux trousses d'Agnès Lherbier), le scénario de Philippe Faucon et
William Karel paraît bien chargé. Cette accumulation ne fait pas forcément les bons films.
Heureusement, sa mise en scène retranche beaucoup : sens du détail qui permet des ellipses, pas
de scènes lacrymales ni de grands violons, fin apaisée même si l'on sait qu'il s'agit d'un répit
provisoire. Et, dans le rôle titre, Catherine Klein joue très juste.

25) ** SOURIRES D'UNE NUIT D'ÉTÉ (Ingmar Bergman, 1956)

L'avocat Frederik Egerman, veuf quadragénaire encore séduisant, vient d'épouser Anne,
une jeune femme qui a l'âge de son fils Henrik, étudiant en théologie. Épouse insatisfaite, Anne a
pour confidente Petra, la soubrette, qui ne laisse pas Henrik indifférent. Pendant ce temps,
Frederik retrouve Désirée son ancienne maîtresse, et comédienne de théâtre renommée... Le
générique introductif annonce une comédie romantique d'Ingmar Bergman ! Le scénario pourrait
certes presque relever du vaudeville, mais en plus fin. Il est même par moments d'une acuité
similaire à ses grands drames psychologiques. Le premier succès international de Bergman,
présenté au festival de Cannes en 1956, est mineur, mais plutôt appréciable.

24) *** SHOW PEOPLE (King Vidor, 1928)

Fraîchement débarquée à Hollywood, Peggy est une jeune femme déterminée à devenir
une star de cinéma. Elle rencontre l'acteur comique Billy Boone qui lui met le pied à l'étrier, dans
des comédies, alors qu'elle rêve de devenir une grande tragédienne... Une des premières satires
d'Hollywood par lui-même (un genre en soi, des Ensorcelés de Vincente Minnelli jusqu'au
Mulholland Drive de David Lynch), plus tendre que mordante. Charlie Chaplin fait une courte
apparition dans son propre rôle, tandis que le réalisateur King Vidor et son actrice Marion Davies
font parfois preuve d'autodérision. Le propos brocarde surtout le snobisme qui entourait les
drames muets (alors à leur apogée), par rapport à certaines comédies produites à la chaîne mais
tombant en désuétude...

23) *** LES DAMES DU BOIS DE BOULOGNE (Robert Bresson, 1945)

Délaissée par son amant Jean, Hélène feint de ne plus l'aimer, et comprend avec horreur
qu'il est soulagé de cette révélation mensongère. Ils se séparent, mais Hélène décide de se
venger : elle s'arrange pour que Jean rencontre Agnès, qui fut danseuse de cabaret après la faillite
de sa mère, pour qu'il en tombe amoureux sans rien connaître de son passé... Le second long
métrage de Bresson est une adaptation de Diderot (Jacques le Fataliste) transposée à l'époque
contemporaine du film (avec voitures à essence). Le style de Bresson n'est pas encore à son
apogée : il y a beaucoup d'accompagnements musicaux, et il fait appel à des acteurs
professionnels dont Maria Casarès, excellente, et Paul Bernard, même si ce style naissant tranche
déjà avec les productions de l'époque, plus inspirées du théâtre (dont le génial Les Enfants du
Paradis
de Marcel Carné).

22) *** LA VIE DE BOHÈME (Aki Kaurismäki, 1992)

Marcel Marx, auteur en mal d'éditeur, est expulsé de chez lui. Il rencontre par hasard
Rodolfo, peintre albanais, et Schaunard, un compositeur irlandais. Les trois hommes décident de
partager leur misère et leur ferveur artistique... Aki Kaurismäki s'invite dans un Paris intemporel
(en fait il s'agit de Malakoff) tout en y apportant une partie de son univers (des hommes fauchés,
de l'alcool et un chien). Le scénario, pas plus que ses personnages, ne suit une route bien tracée.
Le film oscille entre des touches de surréalisme (un personnage entend un piano et dit entendre
du violon, un autre prend à la gare d'Austerlitz un train pour Strasbourg, un troisième demande
l'autorisation pour un baisemain à une femme qu'il s'empresse d'embrasser) et des accents plus
mélancoliques.

21) *** LA CIÉNAGA (Lucrecia Martel, 2002)

Mecha est en vacances avec son mari (inexistant), ses enfants et ses domestiques dans une
résidence secondaire près de la commune de La Ciénaga (qui signifie également marécage). Elle
boit trop, et fait une mauvaise chute autour de la piscine... Pour son premier long métrage,
Lucrecia Martel livre un drame choral trouble à l'intérieur d'une famille bourgeoise en
déliquescence, réunie dans une atmosphère suffocante autour d'une piscine (non entretenue). La
réalisatrice mise davantage sur une accumulation de sensations et de malaises que sur un scénario
bétonné par un pool de scénaristes (comme certains le font aujourd'hui). Et la fin en suspension
nous laisse inquiet...

20) *** SHADOWS IN PARADISE (Aki Kaurismäki, 1988)

Nikander est éboueur et veut créer sa propre entreprise. Il tombe amoureux d'Ilona, une
caissière de supermarché qui va se faire virer. Cette dernière, pour se venger, vole la caisse du
supermarché, mais Nikander la remet discrètement à sa place... Ce troisième film d'Aki
Kaurismäki est celui qui va le faire connaître en France. C'est aussi le premier dans lequel il fait
jouer Kati Outinen, sa muse et actrice fétiche. C'est enfin le premier opus de sa trilogie ouvrière
conclue en beauté par La Fille aux allumettes. Dans ce qui s'apparente également parfois à un
brouillon (déjà assez maîtrisé) de Au loin s'en vont les nuages, Kaurismäki narre drôlement une
histoire d'amour contrariée entre deux prolos qui finiront, peut-être, par vivre d'amour, d'eau
fraîche et de « small potatoes »...

19) *** JE NE VOUDRAIS PAS ÊTRE UN HOMME (Ernst Lubitsch, 1918)

Jeune fille rebelle, Ossi ne supporte pas l'autorité. Lorsque son oncle, qui veillait sur son
éducation, s'absente, il est remplacé par un tuteur beaucoup plus rigide. Ossi décide alors de se
déguiser en homme et rejoint une soirée décadente... Dès les premières scènes du film, où on voit
Ossi Oswalda jouer aux cartes, fumer et boire comme un homme, le ton est donné. Ce film
méconnu de la carrière allemande et muette d'Ernst Lubitsch est une comédie satirique sur les
différences et les inégalités dans l'éducation entre les garçons et les jeunes filles. Féministe avant
l'heure mais non manichéen, il montre que cette différenciation des sexes a aussi des
inconvénients même pour les hommes. Très audacieux et en avance sur son temps.

18) *** LA PRINCESSE AUX HUÎTRES (Ernst Lubitsch, 1919)

Jalouse du mariage prestigieux de la fille du magnat du cirage, Ossi, fille du richissime
Quaker, le roi américain de l'huître, ordonne à son père de lui trouver un prestigieux mari. Quaker
charge un entremetteur de lui trouver un prince digne de ce nom. Ce dernier trouve Nucki, un
prince allemand au bord de la faillite. Nucki envoie en reconnaissance son valet Josef, qui en se
faisant passer pour le prince, se fait épouser par Ossi... Cette nouvelle collaboration entre Ernst
Lubitsch et l'actrice Ossi Oswalda (qui a suffisamment de personnalité pour exiger que les
personnages qu'elle interprète portent son véritable prénom) est une comédie satirique sur le
gigantisme supposé des milliardaires américains : ils mobilisent, dans des décors furieusement
géométriques, des dizaines de domestiques pour chacun de leurs faits et gestes (le bain d'Ossi est
une scène d'anthologie), jusqu'à l'absurde. Enfin, le scénario est savoureux, dans le sens où le
happy end et la morale conjugale sont certes saufs mais in extremis...

17) *** EN LIBERTÉ ! (Pierre Salvadori, 2018)

Yvonne, jeune inspectrice de police, découvre que son mari, le capitaine Santi, héros local
tombé au combat, n’était pas le flic courageux et intègre qu’elle croyait mais un véritable ripou.
Déterminée à réparer les torts commis par ce dernier, elle va croiser le chemin d’Antoine
injustement incarcéré par Santi pendant huit longues années... Dans ce film très éloigné des
comédies industrielles formatées, l'humour emprunte des registres si variés qu'on ne sait pas
toujours d'où il va surgir ni quelles formes il va prendre : comique de répétition (la parodie de
mauvais film d'action est pénible la première fois, mais est très drôle une fois qu'on a compris de
quoi il s'agissait – le récit qu'Yvonne fait le soir à son fils des exploits de son père – et les
variations à suivre), humour noir voire macabre, comique de situation ou à l'opposé très humain
en exagérant les défauts ou caractères des personnages comme dans une comédie romantique ou
à l'italienne. Mention spéciale aux comédiens, Adèle Haenel et Damien Bonnard en particulier.

16) *** ELLA CINDERS (Alfred E. Green, 1926)

Ella est forcée d'assurer les tâches ménagères de la famille Cinders et d'assurer le confort
de ses deux belles-soeurs. À l'annonce d'un concours pour le casting d'un film, Ella tente sa
chance... Ella Cinders est l'anagramme de Cinderella (Cendrillon en anglais), et le scénario y fait
allusion, parfois. On pense également à Chaplin, notamment avec une séquence de danse avec les
mains qui rappelle celle des petits pains dans La Ruée vers l'or, sorti l'année précédente. D'une
manière générale, on peut saluer l'inventivité des gags (par exemple celui sur l'importance du
regard dans le cinéma muet). Mais la réussite du film repose avant tout sur les épaules de Colleen
Moore, actrice formidable aujourd'hui oubliée, d'une grande finesse et qui, avec sa coupe à la
garçonne, a été une « précur-soeur » de Louise Brooks, en version comique.

15) *** CENTRAL DO BRASIL (Walter Salles, 1998)

À la gare de Rio de Janeiro, Dora, ex-institutrice à la retraite, arrondit ses fins de mois en
étant écrivaine publique. Peu scrupuleuse, elle jette certaines lettres au lieu de les envoyer. Josué,
un garçon de 10 ans qui était venu la voir pour écrire une lettre à son père, revient vers elle après
la mort accidentelle de sa mère... Des scènes quasi-documentaires s'invitent à l'intérieur d'une
trame fictionnelle classique (un gamin livré à lui-même à la recherche de son père), qui
témoignent du désir de filmer la réalité sociale du Brésil, après 20 ans de dictature. Les cinq
dernières minutes sont un peu tire-larmes, mais ce n'est jamais le cas de l'interprétation (dont
Fernanda Montenegro, qui a reçu le prix d'interprétation à Berlin en plus de l'Ours d'or décerné au
film) qui reste à la fois convaincante et d'une grande dignité.

14) *** MONIKA (Ingmar Bergman, 1954)

Le film est sorti en France dès 1954, mais n'accéda à la notoriété qu'en 1958 lors de sa
reprise. Auparavant, il n'avait été distribué que dans des circuits spécialisés, à cause de scènes
dénudées osées pour l'époque. C'est un film de réalisme social (la rencontre et le quotidien
difficile de deux jeunes personnes de condition modeste), troué par une parenthèse enchantée,
édénique sur une île, le temps d'un été. Parfois intitulé Un été avec Monika ou Monika et le désir,
le film est happé par son actrice Harriett Andersson (la future soubrette de Sourires d'une nuit
d'été
), dont un long regard – caméra est resté célèbre.

13) *** AU LOIN S'EN VONT LES NUAGES (Aki Kaurismäki, 1996)

Il est conducteur de tram, elle est maître d'hôtel. Ils sont tous les deux licenciés...
Kaurismäki avait déjà réalisé une histoire d'amour contrariée par les réalités du monde du travail
(Shadows in Paradise), et le chômage était déjà un point de départ de J'ai engagé un tueur. Le
chômage est ici le sujet principal du film, mais les ingrédients réalistes du fond sont
contrebalancés par une forme tout sauf naturaliste. Les difficultés des personnages (formidables
de dignité) sont traitées avec un léger décalage burlesque (dialogues parcimonieux, langage des
corps, importance du hors champ). Revu avec plaisir.

12) *** J'AI ENGAGÉ UN TUEUR (Aki Kaurismäki, 1991)

Superbe exercice de style de comédie mélancolique et pince-sans-rire, où Jean-Pierre
Léaud campe un dégoûté de la vie qui engage un tueur car il n'arrive pas à se suicider lui-même,
mais qui va peut-être changer d'avis lorsqu'il rencontre une femme qui survit en vendant des
fleurs. Kaurismäki s'expatrie à Londres, mais son style est bel et bien là : ironie sociale (le
licenciement tragi-comique du héros), plans fixes peu bavards mais d'une redoutable efficacité,
quelques touches de couleurs saturées dans les décors ou les costumes (le peignoir rouge de la
jeune femme) qui contrastent avec un environnement plus grisâtre et qui peuvent faire penser à
une comédie musicale où on aurait enlevé la musique (sauf une séquence avec Joe Strummer...).

11) *** AMIN (Philippe Faucon, 2018)

Amin, venu du Sénégal pour travailler en France, a laissé au pays sa femme Aïcha et leurs
trois enfants, qu'il ne voit qu'une ou deux fois par an. En France, toute sa vie est absorbée par son
travail et il n'a pour seule compagnie que ses amis du foyer. Jusqu'au jour où il rencontre
Gabrielle... Le cinéma de Philippe Faucon est de plus en plus ample (le succès public et critique
de Fatima y a sans doute contribué). En racontant cette histoire de travailleurs immigrés, il a
tourné à la fois au Sénégal et en France. Loin d'être une abstraction ou une statistique dans des
débats hexagonaux frileux voire nauséabonds, les personnages y acquièrent une vraie épaisseur,
de vraies aspirations et élans sentimentaux. Sans jamais tomber dans la démonstration, Philippe
Faucon aborde de nombreux sujets, dans une ligne claire (avec une superbe photographie) mais
non didactique.

10) *** LES FRAISES SAUVAGES (Ingmar Bergman, 1959)

Isak Borg, un vieux médecin en retraite, est invité à se rendre à Lund, où doit se tenir une
cérémonie de jubilé en son honneur, pour célébrer des décennies de dévouement et de recherches.
Il s'y rend en voiture accompagné de sa belle-fille, momentanément séparée de son fils. Ce road –
movie envahi par les rêves et souvenirs du personnage principal tient surtout du conte
philosophique. L'équilibre trouvé entre les thématiques universelles, existentielles (vie de famille)
ou spirituelles, et entre des séquences aux régimes d'images différents (présent, onirisme) fait tout
le sel d'un film exigeant mais élégant. Côté interprétation, le vieux médecin est interprété
magistralement par le grand réalisateur pionnier du cinéma suédois Victor Sjöström, tandis que
Bibi Andersson (qui jouera l'infirmière du mythique Persona) interprète d'une part une auto –
stoppeuse sympathique qui voyage avec deux garçons qui se disputent sur l'existence de Dieu, et
d'autre part une cousine d'Isak, son premier amour aussi. Revu avec profit.

9) ***(*) LE MYSTÈRE DU LAPIN-GAROU (Nick Park, Steve Box, 2005)

Toute la petite ville est en ébullition car le concours annuel du plus gros légume approche.
Wallace, l'inventeur farfelu et son si lucide et sobrement expressif chien Gromit se chargent de
capturer les nombreux lapins qui menacent la récolte. Pourtant, les légumes disparaissent,
engloutis par un lapin géant... Les premiers court-métrages du studio Aardman (dont les Wallace
et Gromit
) étaient des petits chefs d'oeuvre. Le passage au long, Chicken run, coproduit par les
studios Dreamworks, a été une grande réussite commerciale, même s'il est doté d'une trame
hollywoodienne plus convenue. Avec Le Mystère du lapin-garou, c'est un retour aux sources qui
permet à Wallace et Gromit de passer brillamment le cap du long-métrage. On y retrouve
l'incroyable inventivité et l'humour british, que ce soit dans les grandes lignes ou les moindres
détails. Revu avec (presque) autant de plaisir que la première fois.

8) **** FANNY ET ALEXANDRE (Ingmar Bergman, 1983)

La famille Ekdahl au grand complet fête Noël dans la belle maison d’Helena, la grandmère,
propriétaire du théâtre de la ville. L’un de ses trois fils, Oscar, meurt soudainement après
une répétition d’Hamlet. Sa veuve accepte d’épouser un évêque luthérien, sévère et puritain, pour
donner un père à ses deux jeunes enfants, Fanny et Alexandre… Le film a la richesse d'une
fresque (chaque personnage pouvant générer une intrigue propre), mais surprend par une facture
étonnamment classique, soutenue par une photographie signée Sven Nykvist plus chaude qu'à
l'accoutumée. L'histoire se déroule en 1907, mais on devine une forte teneur autobiographique de
certains détails (rigidité paternelle, passion précoce pour le théâtre, lanterne magique...). Du coup,
ce film peut éclairer les films précédents, mais on peut soutenir exactement l'inverse : ce que l'on
a vu précédemment de lui enrichit la façon dont on perçoit celui-ci.

7) **** L'ARGENT (Robert Bresson, 1983)

Le film est impressionnant sur le fond, notamment les ressorts dramatiques (expression on
ne peut plus adéquate) d'une histoire de faux billets et d'une avidité généralisée qui a des
répercussions différentes pour le lycéen de bonne famille et pour le travailleur de base. Mais la
forme est encore plus saisissante, avec ses ellipses et ses métonymies (filmer une partie, un détail
pour figurer le tout : une course poursuite ramenée à un pied sur l'accélérateur, quelques
encadrures de portes qui suffisent à faire ressentir le milieu social, des gouttes de sang dans un
lavabo pour figurer l'irréparable) sans oublier un travail sonore qui amplifie les sons concrets.

6) **** LA FILLE AUX ALLUMETTES (Aki Kaurismäki, 1990)

Iris travaille dans une usine d'allumettes et rentre le soir chez elle, dans un appartement où
sa mère et son beau-père (qui lui volent parfois sa paie) passent leur temps devant la télé. En
amour, ce n'est guère mieux, elle prend un garçon rencontré dans un bal (où elle avait l'habitude
de faire tapisserie) pour un prince charmant. Comment va-t-elle se réveiller et se révolter ? C'est
un des films les plus noirs d'Aki Kaurismäki, très narratif malgré sa brièveté (1h09). C'est que la
stylisation est ici extrême : pas un plan de superflu (ils sont par ailleurs admirablement
composés), ellipses (limpides), minimalisme qui créé une distanciation ironique sur le sort de
l'héroïne, néanmoins filmée avec empathie, et interprétée par une extraordinaire Kati Outinen. Un
des sommets de la filmographie de l'auteur.

5) **** PICKPOCKET (Robert Bresson, 1959)

L'itinéraire de Michel, jeune homme solitaire fasciné par le vol, qu'il élève au niveau d'un
art, persuadé que certains êtres d'élite auraient le droit d'échapper aux lois (comme le croyaient
les jeunes arrogants de La Corde d'Hitchcock). Le récit a toute l'intensité du présent, tout en étant
narré par une voix off au passé. Le scénario, pour la première fois entièrement écrit par Bresson,
déjoue le genre policier (comme nous l'indique le carton introductif) tout en engendrant du
suspense à l'intérieur des scènes. Une séquence de vol à la tire dans un train donne à voir une
chorégraphie de mains d'une agilité stupéfiante. Le montage est d'une grande économie pour un
maximum d'efficacité. Et la mise en scène regorge de choix singuliers : par exemple, aucune
porte (à part celles de la prison et, une fois, celle de l'appartement de la mère) ne sera montrée
fermée, ni celle de la chambre de Michel, ni celle de son immeuble, ni celle du commissariat, ni
celle de Jeanne (la voisine de sa mère à qui Michel dira, au bout de son périple, dans un final
épatant, la célèbre réplique : « Ô Jeanne, pour aller vers toi, quel drôle de chemin il m'a fallu
prendre
», d'autant plus poignante que chez Bresson le jeu des acteurs, pardon « modèles », n'est
jamais théâtral).

4) **** MOUCHETTE (Robert Bresson, 1967)

Mouchette est une jeune fille pauvre dont le père est ivrogne et la mère gravement
malade. Elle déteste son village, ses camarades de classe (qui se moquent d'elle parce qu'elle
chante faux). Un soir, dans la forêt, elle recueille l'affection d'un braconnier, avant qu'il n'abuse
d'elle. Avec la sobriété qui le caractérise, Bresson raconte un tragique destin, avec de rares répits
(la séquence des auto-tamponneuses, le raccord suivant montre la gifle paternelle). Inspirée d'un
texte de Bernanos, Mouchette est probablement l'un des personnages les plus émouvants de toute
la filmographie de Robert Bresson (et on jurerait qu'elle a été une source d'inspiration pour la
Rosetta des frères Dardenne). De ce fait, bien que hautement représentatif du style du cinéaste, le
film peut toucher bien au-delà du cercle de ses admirateurs habituels. Revu avec plaisir (note
« Bravo » maintenue).

3) **** PERSONA (Ingmar Bergman, 1966)
En plein milieu d'une représentation théâtrale, la comédienne Elisabet Vogler perd l'usage
de la parole. Après un séjour en hôpital, elle s'installe dans la résidence secondaire d'un des
médecins, sur l'île de Farö, seule avec Alma, une jeune infirmière dévouée qui lui fait la
conversation... La première vision m'avait laissé une impression mitigée, peut-être due à un
prologue expérimental qui m'avait désarçonné ou déstabilisé. Mais, à la deuxième vision, le film
devient extrêmement fascinant. L'oeuvre entière peut nourrir de nombreuses interprétations (dans
l'approche jungienne, persona désigne le masque social et alma le subconscient), mais chaque
séquence, chaque plan peuvent être admirés pour leur perfection, la polysémie de sens qu'ils
autorisent parfois. La photographie de Sven Nyqvist, le montage sont eux aussi exceptionnels. On
peut y voir une fusion de deux personnalités, mais ce n'est pas deux qui ne font qu'une, car il
existe de multiples balancements et contradictions. Bergman a écrit et réalisé de formidables
films d'une grande richesse psychologique, mais passant souvent par le verbe et le théâtral. Mais
Persona s'adresse, lui, directement à l'inconscient. C'est peu de dire qu'il est extrêmement
stimulant. Revu en étant très agréablement surpris (appréciation passant de « Pas mal » à « Chefd’oeuvre
absolu »).

2) **** SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE (Ingmar Bergman, 1975)

Johann et Marianne sont mariés depuis une dizaine d'années. Il est professeur, elle est
avocate (spécialisée dans les divorces), et ils ont deux filles. Ils forment un couple apparemment
heureux. Lors d'un dîner, ils assistent à une violente dispute de leurs meilleurs amis dont le
couple est en crise. Ils commencent à s'interroger sur leur propre relation... La première vision de
ce film avait été un grand choc, et, à la deuxième vision, il demeure captivant de bout en bout. On
ne peut qu'être admiratif devant la perfection de chaque plan, dont de redoutables gros plans dus
à Sven Nyqvist. Il est souvent de bon ton de saluer les interprètes d'un film (quelle que soit la
qualité de celui-ci), mais ici Liv Ullmann et Erland Josephson livrent des interprétations
ahurissantes, inégalables (bon courage aux courageux-euses ou inconscient-e-s qui reprennent ces
rôles au théâtre), d'autant plus qu'ils sont seuls à l'écran dans plus de 90 % des scènes... Ce qui est
dit (le terme dialogue est trop réducteur) ou montré ou suggéré est exceptionnel (Bergman est ici
un redoutable et cruel entomologiste). Chef-d’oeuvre revu avec admiration (note maximale
maintenue).

1) **** VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER (Michael Cimino, 1979)

Ce film est un chef-d’oeuvre à plus d'un titre : des séquences hallucinées servies par un
chef op' inspiré (Vilmos Zsigmond), l'inoubliable musique de Stanley Myers qui passe l'outrage
du temps, l'interprétation de Robert De Niro, Meryl Streep, John Savage et surtout Christopher
Walken. Mais attention : ce n'est pas vraiment un film typique sur la guerre du Vietnam. La
première image du Vietnam n'intervient qu'au bout de 75 minutes (Apocalypse Now a davantage
les attributs de ce que l'on attend d'un film de guerre). Voyage au bout de l'enfer doit plutôt se
voir comme une grande fresque romanesque, autour d'ouvriers sidérurgistes d'origine russe. Il
fallait oser, dans un film américain à grand spectacle, la longue séquence du mariage orthodoxe.
Leur intégration est réussie : ils sont aussi patriotes que les autres, et sont fiers de partir à la
guerre. Leur bellicisme va se heurter à la réalité. Chaque détail peut prendre une signification
hautement symbolique. Avant l'enfer, deux gouttes de vin malencontreusement échappées vont
s'avérer prémonitoires. Le conflit n'est pas montré par des scènes de guerre réalistes mais par les
séquences de roulette russe, allégoriques de l'horreur, l'arbitraire, la folie de la guerre. Il faut aussi
évoquer les deux scènes de chasse au cerf, avant et après les scènes au Vietnam, qui se répondent
et montrent l'évolution de Michael face à l'acte de tuer... Les scènes finales (le film prend du
temps pour raconter l'après conflit pour ses personnages) sont douloureuses, désenchantées, où
Cimino montre, encore une fois par l'allégorie, que dans le melting pot américain, on ne fait pas
d'omelettes sans casser des oeufs (et avec des larmes). Film toujours aussi magistral à chaque
nouvelle vision.

Festival de La Rochelle 2017

MON FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LA ROCHELLE 2017


28) ** BARBARA (Mathieu Amalric, 2017)

Une actrice s'apprête à jouer Barbara, et tente de s'imprégner du personnage. Son
réalisateur aussi, par ses rencontres, par le travail d'archives... Dans le débat entre classicisme et
modernité qui anime parfois les cinéphiles, Mathieu Amalric a clairement choisi la seconde, au
risque de limiter le potentiel populaire du film. Vent debout contre les formes convenues du
biopic, il emprunte la voie, souvent empruntée également, de la mise en abyme. Ici, pas d'intrigue
clairement établie, mais une sorte de fusion progressive entre Jeanne Balibar, Brigitte (l'actrice
qui répète le rôle de Barbara) et bien sûr Barbara elle-même. Film impressionniste pour les uns,
superficiel pour d'autres, en réalité intéressant mais un peu vain, ne pouvant rivaliser avec une
réelle modernité, celle, intemporelle, de la chanteuse.

27) ** L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP (Alfred Hitchock, 1934)

Dans les Alpes suisses, Bob et Jill Lawrence, un couple d'Anglais, et leur fille Betty font
fortuitement la connaissance d'un agent secret français, qui leur annonce l'imminence du meurtre
d'un ambassadeur étranger en visite à Londres, lors d'un concert à l'Albert Hall. Pour les réduire
au silence, les criminels enlèvent Betty... Quand on a vu la version américaine tournée 22 ans
plus tard, cette version anglaise paraît un brouillon de l'autre. L'interprétation, très correcte, n'est
pas en cause. Mais du fait de sa durée beaucoup plus courte, les rebondissements paraissent plus
téléphonés, et le final moins convaincant. Mais l'esprit des deux films est différent : la version de
1934 est plus à froid, mais avec un certain humour (badinage à la station de ski, passage chez le
dentiste), alors que celle de 1956 est plus épique et spectaculaire.

26) ** LE SACRIFICE (Andreï Tarkovski, 1986)

Le premier quart d'heure est sidérant de beauté : superbes lents travellings où on voit un
père et son fils muet planter un arbre tandis qu'un facteur arrive et lance une discussion
philosophique. L'intensité formelle se poursuit avec une chorégraphie entêtante des personnages
dans la maison où le père reçoit, à l'occasion de son anniversaire. Puis, peu à peu, le film semble
entrer dans un trou noir mystique, avec images très sombres et raisonnements très pieux à base de
sacrifice pour se sauver d'une catastrophe. Dans son dernier mouvement, le film semble boucler
la boucle, et retomber sur ses pattes. Tarkovski, qui se savait malade, a probablement voulu
réaliser un film-somme, déroutant, avec une grande importance des 4 éléments (eau, air, terre,
feu). L'intitulé du prix reçu à Cannes en épouse l'ambition: grand prix spécial du jury...

25) ** ZORBA LE GREC (Michael Cacoyannis, 1965)

Basil, un jeune écrivain britannique, arrive en Crète pour prendre possession de l'héritage
paternel (une mine de lignite à exploiter). Il rencontre Zorba, un Grec exubérant qui va lui servir
de guide... Ce n'est pas un film de mise en scène, même si plusieurs scènes impressionnent, mais
plutôt une histoire d'amitié qui joue sur les contrastes, un film d'acteurs, qui n'hésitent pas à
cabotiner (dans ce registre, Anthony Quinn est impressionnant). La fin est restée célèbre, sur une
musique de Mikis Theodorakis...

24) ** RÉVOLUTION ÉCOLE 1918 – 1939 (Joanna Grudzinska, 2016)

Il s'agit essentiellement d'un documentaire d'archives qui permet de remonter aux origines
des pédagogies alternatives (Freinet, Montessori, Steiner...). Elles sont nées au lendemains de la
Première Guerre mondiale, lorsque des pédagogues européens mettent en cause les méthodes
d'enseignement alors utilisées, verticales, dogmatiques, véritables apprentissages de la
soumission, un des éléments explicatifs selon eux de la grande boucherie. Ces nouvelles
pédagogies s'inspirent d'expériences auprès de déficients mentaux et sont influencées par la
psychanalyse naissante. Les pionniers voulaient former une internationale, mais ne restèrent pas
très longtemps à l'écart des puissantes idéologies de l'époque. Ce travail d'archives est livré dans
un bel écrin (correspondances lues par des voix remarquables comme Mathieu Amalric ou Eric
Caravaca). Mais le commentaire en voix off en reste aux grandes lignes, ne s'embarrasse pas trop
de nuances, et est assez dirigiste, finalement. Une forme contradictoire avec le fond, qui tient
peut-être à son origine télévisuelle (diffusé sur Arte en septembre 2016, le documentaire est
inédit en salles).

23) ** UN FLIC SUR LE TOIT (Bo Widerberg, 1977)

Stig Nyman, un flic hospitalisé à la suite d'une intervention chirurgicale, est assassiné
dans sa chambre. L'inspecteur Beck et son équipe, chargés de l'enquête, découvrent que Nyman
s'était rendu coupable de nombreuses brutalités... Après de très grands films sociaux comme
Adalen 31 (1969) ou Joe Hill (1971), Bo Widerberg réalise un polar à fort caractère sociologique
sur le milieu de la police. Le rythme et la mise en scène en souffrent un peu, même si on sent
l'influence de certains de ses collègues américains de l'époque (Friedkin, Lumet), notamment
dans un final assez spectaculaire.

22) ** VIDÉOGRAMMES D'UNE RÉVOLUTION (Andrei Ujica, Harun Farocki,1992, inédit)

Andrei Ujica est un cinéaste original qui se nourrit presque exclusivement des images des
autres (à part quelques vues spatiales dans Out of the present). Avec Harun Farocki, il livre ici un
montage d'un certain nombre de vidéos de diverses natures (télévision roumaine, vidéos
amateures) retraçant, par ordre chronologique, la chute du régime de Ceaucescu, des
manifestations du 20 décembre 1989 à l'exécution du dictateur, six jours plus tard. Le film
montre, entre autres, l'importance stratégique, pour les révolutionnaires, d'avoir repris le contrôle
de la télévision, et est en creux une réflexion sur l'image des régimes et les régimes d'images...

21) ** SAUDADE (Katsuya Tomita, 2012)

Seiji travaille sur un chantier particulièrement difficile de Kôfu, une petite ville touchée
par la crise économique, et se lie d'amitié avec un jeune ouvrier... Le film a le mérite de montrer
le Japon comme on le voit peu au cinéma, se déroulant dans le milieu ouvrier (chantiers du
bâtiment) et des outsiders (immigré-e-s thaïlandais-es ou brésilien-ne-s), avec leur contre-culture
(rap, capoeira). Multipliant les personnages, c'est un film choral long, mais jamais lent, moderne
sur le plan cinématographique, mais politiquement critique sur les ravages de la « modernité »
néolibérale.

20) *** LA VÉRITÉ SUR BÉBÉ DONGE (Henri Decoin, 1952)

Élisabeth Donge, dite Bébé, a empoisonné son époux, François Donge, un riche industriel
amateur de femmes. Ils se sont mariés dix ans plus tôt, mais Bébé a beaucoup souffert du
comportement de François. Sur son lit d'hôpital, ce dernier revit les moments clefs de sa vie avec
Bébé, et commence à comprendre ses erreurs... C'est une adaptation réussie d'un roman de
Simenon, avec des dialogues incisifs de Maurice Aubergé (qui n'a visiblement pas fait de
complexes vis-à-vis de Michel Audiard ou Henri Jeanson). Et c'est bien sûr, avant tout, une
rencontre entre deux monstres sacrés (Danielle Darrieux, Jean Gabin), qui relança définitivement
la carrière du second.

19) *** JEUNE ET INNOCENT (Alfred Hitchcock, 1937)

Un couple se dispute pendant une nuit d'orage. Le lendemain, le corps de la femme est
retrouvé sur la plage par Robert Tisdall, un proche. Celui-ci est fait coupable, car la ceinture qui a
servi à étrangler la victime semble provenir de son imperméable, qu'il affirme s'être fait voler.
Parvenant à s'enfuir, le jeune homme est aidé par Erica, la fille du commissaire chargé de
l'enquête... Un des thèmes favoris d'Hitchcock, celui du faux coupable. Si l'intrigue est sans
surprise (mais plaisante), elle permet de nombreuses pointes d'humour. La scène où la caméra
part du plafond pour aller démasquer le véritable criminel restera dans les mémoires (c'est la
seule dont je me souvenais avec précision). Revu avec plaisir.

18) *** THIS IS MY LAND (Tamara Erde, 2016)

Au début de son film, la réalisatrice israélienne Tamara Erde confie que lorsqu'elle était
jeune, elle se fiait à l'histoire de son pays racontée à l'école, était patriote, et ignorait tout de
l'histoire palestinienne et de l'occupation. Plus tard, elle a commencé à douter. C'est l'origine de
ce documentaire sur l'enseignement de l'Histoire dans différentes écoles du pays : israéliennes,
palestiniennes, ou mixtes (où c'est un couple de professeurs, l'un israélien, l'autre palestinienne,
qui assure le cours). La matière est riche, et si la réalisatrice est venue écouter des deux côtés, elle
ne se range pas pour autant dans une neutralité confortable qui occulterait la réalité, notamment
des rapports de force. Elle montre au contraire que le conflit influe sur la façon d'enseigner.

17) *** 120 BATTEMENTS PAR MINUTE (Robin Campillo, 2017)

Au début des années 1990, alors que le sida tue depuis une dizaine d'années, les militants
d'Act Up – Paris multiplient les actions pour lutter contre l'indifférence générale. Nouveau venu
dans le groupe, Nathan va être impressionné par la radicalité de Sean... Dans ce troisième film en
tant que cinéaste de Robin Campillo, tout ce qui tient de la reconstitution du militantisme d'Act
Up – Paris est très réussi. On y est. Quand l'intrigue se ressert autour d'une histoire d'amour à
durée déterminée, l'émotion suscitée reste contenue, car on sait dès le départ quelle direction cela
va prendre, sans qu'il y ait surcroît de style (le film joue à fond le registre du cinéma-vérité, à
l'opposé des Revenants, son premier film très stylisé). Avec des enjeux analogues, Olivier
Ducastel et Jacques Martineau avaient frappé plus fort dans Jeanne et le garçon formidable, avec
un formidable travail sur le hors-champ. Heureusement, ici, un ultime pied-de-nez rehausse le
tout in extremis. Grand-prix au dernier festival de Cannes.

16) *** LA CORDE (Alfred Hitchcock, 1950)

Suivant les enseignements de Rupert Cadell, deux étudiants tuent un de leurs camarades,
puis cachent le cadavre dans une malle, avant de convier la famille de la victime et leur
professeur à une réception... C'est le premier film en couleurs d'Alfred Hitchcock, réalisé en 1948
et constitué (sauf exception qui confirme la règle) de huit plans-séquences de 10 minutes (la
durée de défilement d'une bobine dans la caméra). Cette volonté de donner l'illusion d'un
tournage en continu sert ici à éprouver l'unité de temps et l'unité de lieu (récemment, dans
Birdman, Inarritu donne l'illusion d'un plan unique sans qu'il y ait unité de temps). Un huis-clos
réussi, avec d'excellents mouvements de caméra lorsque Cadell (James Stewart) explique ce qu'il
a compris : plan sans personnages mais dans lequel le spectateur projette mentalement l'action
telle que comprise par Cadell...

15) *** LES TRENTE-NEUF MARCHES (Alfred Hitchcock, 1935)

Canadien installé à Londres, Richard Hannay assiste à un spectacle lorsqu'un coup de feu
provoque une panique générale. Annabella Smith, la jeune femme qui l'a déclenchée, le supplie
de l'héberger. Elle se dit espionne, pourchassée par une mystérieuse organisation, les Trente –
Neuf Marches... Certes, il ne faut pas trop gratter derrière pour s'interroger sur la vraisemblance
de tout ça. Mais cela n'empêche pas le film d'être un excellent divertissement, dans une époque de
tension entre les nations, grâce à la variété des épreuves traversées, qui s'enchaînent à un rythme
soutenu, et aux fréquentes ruptures de ton et changements de registre (voir par exemple le héros
passer une partie de l'action menotté à une femme malgré lui). Redécouvert avec plaisir (14 ans
après la première vision selon mes archives).

14) *** L'ATELIER (Laurent Cantet, 2017)

Pendant l'été 2016, à La Ciotat, une demi-douzaine de jeunes ont choisi pour stage
d'insertion sociale un atelier d'écriture, où ils tentent d'écrire un roman policier avec l'aide
d'Olivia, une romancière reconnue. L'intrigue du roman doit se situer dans cette ville chargée
d'histoire (notamment par les chantiers navals fermés depuis 25 ans). Antoine, l'un des jeunes,
traversé par une violence pas toujours contenue, ne l'entend pas ainsi. Intriguée, Olivia va de plus
en plus s'intéresser à lui... Le cinéaste n'a pas son pareil pour filmer les rapports complexes entre
individus et groupes. Les scènes de travail sont aussi vivaces que celles de Entre les murs (même
si elles sont plus posées : les stagiaires sont plus âgés et volontaires, le rapport avec la formatrice
n'est donc pas le même). Dans la dernière partie, il y a une ou deux scènes un peu moins
crédibles, même si elles sont validées a posteriori par les scènes qui suivent...

13) *** ENTRE LES MURS (Laurent Cantet, 2008)

Chronique d’une année scolaire d’une classe de quatrième dans un collège du 20è
arrondissement. Neuf ans après la première vision, on se surprend à être complètement happé par
le film, grâce à un sens du cadre et un montage qui donnent l'impression que chaque scène est
prise sur le vif. À sa sortie, le film a eu droit à des interprétations très contradictoires. Ces
différences de perception montrent la richesse du film, bien que celui-ci n'oublie jamais d'être un
objet de cinéma (ce n'est pas un reportage, mais une fiction qui se nourrit des erreurs, difficultés,
contradictions ou confrontations des personnages). Revu de façon plus intense que prévu.

12) *** LA DIVINE (Wu Yonggang, 1934)

Après s'être laissée séduire par les lumières de la grande ville de Shanghai, une jeune
mère est contrainte de faire le trottoir afin de pouvoir élever son fils. Celui-ci grandit et entre à
l'école. Mais lorsque les autres parents d'élèves découvrent de quel milieu il vient, ils font
pression sur le directeur de l'établissement pour exiger son renvoi immédiat... C'est un excellent
muet chinois, au sujet osé pour l'époque. Comme l'exige le genre, les images sont très parlantes,
même pour suggérer ce qui reste hors-champ. Le film doit évidemment beaucoup à Ruan Lingyu,
son inoubliable actrice principale, qui se suicidera un an plus tard, à l'âge de 25 ans. La réussite
du film, à mes yeux, confirme le fait selon lequel j'ai tendance, parmi les films du début des
années 1930, à préférer les derniers joyaux du muet aux premiers films parlants...

11) *** CHANTAGE (Alfred Hitchcock, 1929)

Frank Webber est inspecteur de police à Scotland Yard. Un jour, au restaurant, il se
dispute avec sa fiancée Alice, et ils se séparent. Peu après, la jeune fille accepte de suivre un
artiste – peintre dans son atelier. Lorsque celui-ci tente de la violer, elle se défend et finit par
poignarder son agresseur. C'est Frank qui est chargé de l'enquête... Le film existe en deux
versions : muette et sonore. Hitchcock l'a conçu ainsi dès le tournage, alors que les producteurs
hésitaient. Il s'agit donc historiquement du premier film sonore britannique. Mais la version
muette fonctionne très bien. Déjà à cette époque, Hitchcock prend plaisir à jouer avec les
spectateurs : la tentative de viol et de meurtre sont hors-champ, même si apparaissent à l'écran
des détails très évocateurs. Et l'histoire est d'une grande ambiguïté morale (différents niveaux de
culpabilité et de victimes). Savoureux.

10) *** CARRÉ 35 (Eric Caravaca, 2017)

Le Carré 35 du titre désigne l'emplacement de la tombe de la soeur aînée d'Eric Caravaca,
morte à l'âge de trois ans, qu'il n'a jamais connue, et dont les parents n'avaient gardé aucune
photographie... Le documentaire d'Eric Caravaca est donc une enquête sur sa propre famille, mais
il sait nous la raconter comme s'il s'agissait de notre propre famille ou d'une fiction à suspense.
L'exercice est assez analogue à celui qu'avait réussi Mariana Otero (Histoire d'un secret, 2003),
dans la mesure où l'intime rejoint l'universel et où l'histoire familiale croise la grande Histoire,
collective, politique. Une enquête très touchante, bien menée, qui sait ménager des respirations,
et où pudeur et frontalité se rejoignent harmonieusement...

9) *** SOLARIS (Andreï Tarkovski, 1974)

Kris Kelvine, un scientifique russe, est envoyé en mission sur la station orbitale de
Solaris, une planète mystérieuse entièrement recouverte par un Océan. Avant son arrivée,
d'étranges phénomènes s'y sont produits. Une femme lui apparaît, et il croit reconnaître le double
de sa propre femme, suicidée quelques années plus tôt... Selon Woody Allen, l'éternité c'est long,
surtout vers la fin. Ici, c'est la première partie qui paraît longue, mais elle permet de mettre en
place la suite. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, d'un côté le film ne s'écarte pas de la
trame scénaristique connue, mais d'un autre côté la puissance cinématographique de Tarkovski
nous fait croire que chaque scène, chaque plan est imprévisible. Tout en déjouant les attentes des
spectateurs de SF classique (par exemple, pas une seule image de maquette spatiale...).

8) *** 5 CAMÉRAS BRISÉES (Emad Burnat, Guy Davidi, 2013)

Les cinq caméras brisées du titre sont celles utilisées successivement par Emad Burnat,
petit paysan de Cisjordanie, pour filmer sa famille et la lutte de son village contre l'édification du
mur de séparation par les Israëliens. Le mur spolie surtout Bil'in, le village, de la moitié de ses
terres, notamment agricoles. Grâce à son dispositif, les caméras successives captent ce qu'on sait
mais qu'on n'a pas l'habitude de voir, ce qui se passe en toute impunité quand les journalistes sont
partis. La totale immersion permet de mesurer l'oppression de la colonisation israélienne, leurs
méthodes, alors qu'on s'attache aux personnages clés de la résistance du village, leur courage, leur
sang-froid (ils s'en tiennent la plupart du temps à la non violence, malgré la cruauté de l'armée),
tout comme à la famille d'Emad Burnat, et à leur sort pendant les 5 années de tournage (les
premiers mots de son plus jeune fils...). Un document exceptionnel. Revu avec émotion.

7) *** OUT OF THE PRESENT (Andrei Ujica, 1997)

Dès les premières images, on décolle. Une caméra 35 mm a été embarquée dans l'espace
pour filmer notamment une spectaculaire arrivée à la station Mir. Le reste du documentaire est
plus fidèle à la manière d'Andrei Ujica, qui fait des films à partir d'images tournées par d'autres. Il
a réalisé un montage de 92 minutes (la durée exacte d'une rotation de la station autour de la
Terre) à partir de 280 heures de vidéo tournées par les cosmonautes eux-mêmes en 1991, hors du
temps (certains d'entre eux partirent d'URSS et atterriront en Russie, après le putsch de Boris
Eltsine à Moscou, événement évoqué au moyen de films amateurs). L'anecdotique, le concret de
la vie quotidienne dans la station côtoient une dimension presque épique sur notre condition
humaine et terrienne (les images sont plus émouvantes que celles de Gravity, car ce sont des
prises de vues réelles). Après la projection, on reste en apesanteur pendant un bon moment...

6) **** STALKER (Andreï Tarkovski, 1981)

Au milieu d'un pays indéterminé mais misérable, se trouve la Zone, région mystérieuse et
dangereuse, interdite, fermée et gardée militairement. Elle serait née de la chute d'une météorite,
il y a bien longtemps. Seuls les Stalkers, des passeurs, bravent l'interdiction et s'y aventurent.
L'un d'entre eux conduit un écrivain et un scientifique jusqu'à une chambre, où, dit-on leurs désirs
secrets seront exaucés... Bien sûr ce n'est pas de la science-fiction à l'américaine, mais le film
n'est pas aussi lent que dans mon souvenir. Les images sont fascinantes, et Andreï Tarkovski sait
créer une tension sans accélérer le rythme (par exemple lorsque l'un des trois personnages part en
éclaireur dans un passage inquiétant, le sentiment de danger est décuplé par le fait que chaque pas
est accompagné d'un son nouveau, matérialisant les périls de perpétuelle mutation des lieux). Et il
exploite toutes les implications philosophiques de son solide scénario (adapté de leur propre
roman par les frères Strougatski). Je hausse mon appréciation initiale (de « Bien » à « Bravo »)...

5) **** RESSOURCES HUMAINES (Laurent Cantet, 2000)

Franck, 22 ans, étudiant d'une grande école de commerce, revient chez ses parents le
temps d'un stage dans l'usine où son père est ouvrier depuis 30 ans. Affecté aux Ressources
humaines, il prend très à coeur sa tâche, jusqu'à ce qu'il découvre à quoi son travail va servir...
Depuis sa sortie, on a vu d'autres films sociaux, mais ils n'ont pas fait vieillir celui-ci, dont
l'intérêt ne se limite pas aux mémorables rapports père – fils. Laurent Cantet prend le temps de
s'intéresser au monde du travail (ouvrier) et aux rapports sociaux de production. Sa brûlante
actualité, 17 ans plus tard, permet de démonter certains discours faciles (« C'est la faute aux 35h /
à l'euro etc
»). La « consultation » des salarié-e-s comme contournement des syndicats et
diversion face aux restructurations déjà décidées est un bel exemple d'anticipation du macronisme
contemporain... Appréciation maintenue à « Bravo ».

4) **** FENÊTRE SUR COUR (Alfred Hitchcock, 1955)

Reporter photographe, Jeff (James Stewart) est immobilisé à la suite d'une fracture de la
jambe. C'est l'été, et pour tuer le temps, il épie par la fenêtre ses nombreux voisins. Ses
observations l'amènent à soupçonner que l'un d'entre eux a assassiné sa femme. Petit à petit, il
arrive à partager sa curiosité avec sa bonne (Thelma Ritter) et son amie (Grace Kelly) à laquelle il
tente de résister... Voir ce film sur grand écran permet d'apprécier davantage encore la mise en
scène remarquable : utilisation très efficace des décors (avec certains plans en split screen
naturel) et des objectifs de la caméra, pour une délicieuse histoire criminelle doublée d'une des
plus célèbres et réjouissantes mises en abyme de l'histoire du cinéma (le voyeurisme de Jeff est
aussi celui du spectateur). Revu avec plaisir (appréciation maintenue à « Bravo »...).

3) **** UNE FEMME DISPARAÎT (Alfred Hitchcock, 1938)

Dans le train qui la ramène des Balkans à chez elle à Londres, Iris fait plus ample
connaissance avec Miss Froy, une charmante vielle dame. Or celle-ci disparaît pendant le
sommeil d'Iris : à sa place se trouve une autre dame, habillée de la même façon. Et aucun
passager du train ne se souvient de Miss Froy. Seul Gilbert, un musicien entreprenant, accepte
d'aider la jeune femme dans son enquête... C'est un film jubilatoire, à redécouvrir absolument : je
ne me souvenais plus du long prologue, assez irrésistible, dans l'hôtel où les futurs passagers du
train doivent passer la nuit. Mine de rien, ces scènes permettent de caractériser certains
personnages. L'histoire à suspense, réalisée sans temps mort, n'empêche pas Hitchcock de
distiller beaucoup d'humour. Une réussite qui n'a rien à envier aux grands classiques américains
tournés par la suite. Revu avec enthousiasme (appréciation personnelle passant de « Bien » à
« Bravo »).

2) **** L'ENFANCE D'IVAN (Andreï Tarkovski, 1963)

Orphelin depuis l'extermination de sa famille par les nazis, Ivan, 12 ans, est mû par le
désir de se venger. C'est pourquoi il est recueilli par un régiment de l'armée russe qui lui confie
un rôle d'éclaireur... Remplaçant un autre réalisateur prévu pour tourner le projet, Andreï
Tarkovski frappe fort dès son premier film. À sa place, un réalisateur lambda aurait peut-être fait
quelque chose d'un peu académique sur un enfant à l'intérieur de la guerre, alors que Tarkovski
filme plutôt la guerre à l'intérieur d'un enfant (comme l'a fait justement remarquer Sartre à la
sortie du film). Probablement le long-métrage le plus classique de Tarkovski (à mon avis les plus
réfractaires au style futur du cinéaste peuvent l'apprécier), mais déjà très puissant. Bien que tout
juste sorti du VGIK (son école de cinéma), il imposa les scènes de rêve, et une fin qui tourne le
dos à celle envisagée par l'ancienne équipe du film (et c'est tant mieux). Dès les premières scènes,
la très forte personnalité d'Ivan crève l'écran : on jurerait qu'il est à l'image de Tarkovski
impatient de faire partie des plus grands.

1) **** LA MORT AUX TROUSSES (Alfred Hitchcock, 1959)

À la suite d'une méprise, Roger Thornill, quinquagénaire à la vie paisible, est confondu
avec un certain George Kaplan par un groupe d'espions à la solde d'une puissance étrangère. Il est
enlevé, et sa vie bascule. Un second quiproquo, et le voici qui passe pour un assassin... Je ne sais
s'il faut croire mes archives personnelles (selon lesquelles je n'aurais jamais vu ce film au cinéma
auparavant). Mais le film, qui m'avait donc déjà impressionné sur le petit écran, est idéalement
servi par le grand. Dès le début du film (et contrairement à d'autres Hitchcock qui se mettent en
route progressivement), les scènes d'anthologie se succèdent : il n'y a pas seulement celle de
l'avion en rase campagne ou le final dans la Monument Valley, voir par exemple une scène de
conduite en état d'ivresse, une autre scène de tension qui a pour théâtre une vente aux enchères...
La musique de Bernard Hermann, d'une efficacité redoutable mais jamais surplombante, est aussi
géniale que le scénario d'Ernest Lehman et la mise en scène d'Hitchcock. Un chef d'oeuvre du
cinéma de divertissement. Note (maximale) maintenue.

Festival de La Rochelle 2016

MON FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LA ROCHELLE 2016


30) ** TONI ERDMANN (Maren Ade, 2016)

Inès est une executive woman allemande, consultante en management installée à Bucarest.
Son facétieux père décide de lui rendre visite. Le pétard mouillé du dernier festival de Cannes
(encensé par la quasi totalité de la critique française et internationale, il a d'ailleurs reçu le prix de
la Fipresci) ? Pas mal mais pas aussi génial qu'on le dit. Alors oui la satire du monde managérial
et du consulting est mordante. Et est touchante la relation entre un père et une fille qui n'ont pas
les mêmes valeurs (même si tous les deux sont dans les faux-semblants en quelque sorte : elle
doit donner des arguments en apparence objectifs pour aider un patron à externaliser donc
dégraisser, lui s'amuse à briser les convenances et les mondanités à l'aide de farces et attrapes,
perruques et faux dentiers derrière lesquels il se cache pudiquement). Mais tout ça est trop long
pour ce que c'est (difficile de jouer sur l'incongruité pendant plus de 2h½), et certaines scènes
sont inutiles ou pas très bien amenées.

29) ** LA GRANDE PAGAILLE (Luigi Comencini, 1961)

Confusion après l'armistice entre l'Italie et les Alliés en septembre 1943. Alberto Sordi
joue un lieutenant dépassé par la situation qui voit les troupes allemandes devenir ennemies (dans
un dialogue irrésistible il annonce à ses supérieurs que l'Allemagne et les Etats-Unis se sont
alliés !), balloté par les événements mais capable de retourner sa veste, accompagné par un soldat
malade en permission (Serge Reggiani). Le film a vieilli, mais on retiendra que le rôle d'Alberto
Sordi est aux antipodes de celui de l'homme de convictions de Une vie difficile, tourné un an plus
tard.

28) ** ZÉRO DE CONDUITE (Jean Vigo, 1933)

Le moyen métrage culte de Jean Vigo, présenté en avril 1933, mais sorti publiquement en
novembre 1945 après douze ans de censure. C'est vrai qu'on y voit des collégiens défier l'autorité,
se révolter, et même hisser un drapeau noir avec une tête de mort. Et en même temps on ne voit
pas de raison politique ou sociale à cette révolte, comme si elle était gratuite. Cela pourrait être
des jeux d'enfants (élaborer des plans à la récré...). Mémorable et ciné-génique bataille de
polochons.

27) ** LA QUATRIÈME ALLIANCE DE DAME MARGUERITE (Carl Theodor Dreyer, 1921)

Fable médiévale (l'action se passe vers 1600) autour d'un jeune pasteur, obligé par les
traditions locales d'épouser la vieille veuve de son prédécesseur dans le presbytère. Avec sa
fiancée, qu'il fait passer pour sa soeur, ils attendent impatiemment sa mort, et tentent souvent
infructueusement de se voir en cachette. C'est presque une comédie, ce qui est rare chez Dreyer
(quoique Le Maître du logis...), et il y a un excellent plan qui illustre le titre. Sinon le style n'est
pas encore très affirmé.

26) ** MORE (Barbet Schroeder, 1969)

Rencontre amoureuse entre deux jeunes hippies qui se mettent à l'héroïne (appelée horse
dans le film) et deviennent des junkies. Pour son premier long métrage, Barbet Schroeder,
également producteur, a su s'entourer : Pink Floyd à la musique, Nestor Almendros à la
photographie... Cela suffit à en faire, dans la mémoire cinéphile, un film culte. La forme est
effectivement soignée, esthétique, mais on a quand même l'impression d'un moyen métrage
artificiellement étiré pour devenir un long...

25) ** JOUR DE COLÈRE (Carl Theodor Dreyer, 1943)

Danemark, 1923. Absalon, un pasteur âgé, vit avec sa mère, Merete, et sa seconde épouse
Anne, beaucoup plus jeune que lui. Tout se complique lorsque Martin, son fils né d'un premier
mariage, s'immisce dans la demeure familiale et s'entiche d'Anne, et que fait irruption Marte
Herlofs, une vielle femme accusée de sorcellerie qui a bien connu la mère d'Anne... L'atmosphère
est pesante (on peut trouver le film un peu lourd), les visages très expressifs (en particulier la
mère et la jeune épouse), accentués par des jeux de lumière assez picturaux. Le point de vue sur
la sorcellerie est assez conventionnel : les sorcières sont présentées comme dans les croyances
traditionnelles comme des femmes ayant un pouvoir réellement maléfique. Mais le mysticisme de
Dreyer n'est pas forcément un cléricalisme : les moyens de l'inquisition (torture) sont montrés
avec effroi.

24) ** ARAF, QUELQUE PART ENTRE DEUX (Yesim Ustaoglu, 2014)

Zelga et Olgun sont employés d'une station-service au bord d'une autoroute reliant
Istanbul à Ankara. La première tombe sous le charme d'un des routiers qui s'arrêtent
régulièrement à la station. Le second espère la gloire en tentant de participer à un jeu télévisé
(sordide). On se doute que les rêves ne seront pas accomplis... Le film est audacieux dans son
propos, au fur et à mesure qu'on découvre son vrai sujet. Mais dans sa forme, une scène est
vraiment insoutenable, disons qu'elle sert à montrer l'absurdité et la cruauté de morales caduques.

23) ** DUST CLOTH (Ahu Öztürk, 2015, inédit)

Nesrin et Hatoun sont deux femmes de ménage kurdes qui vivent à Istanbul. La première
essaie de s'en sortir toute seule avec sa fille (son mari l'a quitté). La seconde, heureuse en
ménage, aimerait accéder à un statut social plus élevé, à l'instar des patronnes pour lesquelles
elles travaillent. Elles se sont liées d'amitié. Cinématographiquement, le film n'est pas très
inventif, mais c'est un bon film social et féministe sur deux femmes qui subissent plusieurs
facteurs d'exploitation ou de domination : précarité (en tant que femmes de ménage, elles n'ont
pas de couverture santé), domination masculine ou racisme latent envers les kurdes.

22) *** J.F. PARTAGERAIT APPARTEMENT (Barbet Schroeder, 1992)

Après une rupture avec son petit ami infidèle, Allison Jones passe une petite annonce pour
dénicher une colocataire. Son choix se porte sur Hedra, une jeune fille réservée. Peu à peu, celleci
se permet de plus en plus de choses, et cherche à lui ressembler... Pendant les 2/3 du film,
celui-ci est conforme à mon souvenir : un crescendo très élégant autour de l'amitié et du
mimétisme. À chaque détail, la tension monte (inoubliable scène dans un salon de coiffure). Mais
ce qui aurait pu être un très grand film référencé (Hitchcock, Polanski...) finit par basculer dans
un univers à la Wes Craven (pour être gentil, en fait des surenchères à la limite du gore), le rire
sous cape en moins. Cette concession à la mode hollywoodienne du début des années 90 (faire de
plus en plus violent en attendant de se démarquer autrement, plus tard, par l'arrivée à maturité des
effets spéciaux numériques) n'annihile pas tout le plaisir pris jusque là, le film demeurant un bon
thriller psychologique au féminin, voire féministe (informaticienne en free-lance, Allison se sert
également, au passage, de son instinct de défense contre un client qui la harcèle). Et bien sûr
grandes performances de Bridget Fonda et Jennifer Jason Leigh. Revu plutôt avec plaisir.

21) *** À PROPOS DE NICE (Jean Vigo, 1930)

Un court-métrage muet de 23 minutes sur la ville de Nice : Jean Vigo détourne une
commande institutionnelle pour réaliser une sorte de documentaire animalier sur les riches oisifs
niçois (avec de rares contrepoints plébéiens, par exemple quelques images du carnaval). On peut
noter une étonnante séquence où sur une chaise à la terrasse d'un café se succèdent des
bourgeoises assises exactement de la même manière, jambes croisées de façon identique,
s'achevant de façon furtive par une femme nue dans la même position. Sinon, de manière
générale, on sent l'influence de Dziga Vertov (L'Homme à la caméra est sorti l'année précédente),
son frère Boris Kaufman participant aux prises de vues.

20) *** HIGH SCHOOL (Frederick Wiseman, 1968)

En France, on a un point de repère : Mai 68. Mais aux Etats-Unis ? On a l'impression,
dans ce documentaire, de voir la vie d'un lycée de Philadelphie à la charnière de deux époques.
D'un côté les règlements sont stricts, on peut observer des cours de maintien vestimentaire pour
les filles (l'institution scolaire sert aussi sans le dire à la reproduction sociale). D'un autre côté,
dans le même temps, on offre parfois aux élèves (par la présence de la caméra ?) la possibilité de
débattre, donner leur avis ou se défendre face à une sanction. Détails amusants pour les
spectateurs hexagonaux : les cours de français donnés par un professeur à l'accent impeccable
Jean-Paul SarTRe », « Les français préparent les repas dans la cuisine mais les mangent dans
la salle à manger
»).

19) *** L'ARGENT DE LA VIEILLE (Luigi Comencini, 1977)

Depuis sept ans, une richissime américaine débarque à Rome pour jouer au scopone
scientifico, un jeu de cartes, avec Peppino, un ferrailleur et sa femme Antonia, deux habitants
d'un bidonville jouxtant la propriété qui espèrent enfin gagner... Le film est très drôle même sans
véritable surprise. Rôles sur mesure pour Bette Davis en vieille increvable et pour Alberto Sordi,
dont le visage se défait comiquement en une fraction de seconde. Pas besoin de comprendre les
règles du jeu de cartes si particulier pour apprécier tous les éléments humoristiques du film.

18) *** BACCALAURÉAT (Cristian Mungiu, 2016)

Romeo, médecin dans une petite ville, a tout fait pour que Eliza, sa fille, soit acceptée
dans une université britannique. Il ne reste plus à Eliza qu'à obtenir une très bonne moyenne au
baccalauréat, une formalité pour elle. Mais elle se fait agresser aux abords du lycée,
amoindrissant ses chances de réussite... Baccalauréat a eu le prix de la mise en scène à Cannes,
celui du scénario aurait pu lui convenir tout autant (voire mieux). La toile de fond est la montée,
dans la société roumaine, de l'individualisme occidental couplée à la persistance d'un niveau de
corruption élevé. Le père, quasiment de tous les plans, est interprété par Adrian Titieni, qui jouait
déjà le rôle d'un père de famille dans Illégitime, autre très bon film roumain sorti cette année.

17) *** LA TOUR DE GUET (Pelin Esmer, 2013)

Nihat, un homme hanté par une tragédie personnelle, prend ses fonctions de gardien dans
une tour de guet qui surmonte une immense forêt et surveille les éventuels départs d'incendies.
Seher est une jeune femme qui a abandonné la fac pour des raisons qu'on découvrira plus tard, et
travaille dans une gare routière de la même région. Le film est l'entrecroisement de ces deux
destins, de ces deux vies avec chacun un passé lourd à porter. Sans lenteur, sans forcer le trait,
l'action s'inscrit dans de beaux décors naturels et finalement suggère beaucoup sur la condition
des jeunes femmes en Turquie dans le régime actuel (ce qui lui arrive pourrait se passer partout
ailleurs, mais les conséquences sont plus importantes, à cause de l'honneur, du qu'en dira-t-on
etc).

16) *** VITA BREVIS (Thierry Knauff, 2015, inédit)

Fascinant moyen métrage de 40 minutes sur les éphémères, ces insectes qui, après une
dernière métamorphose (et une première vie subaquatique de plusieurs années), ont quelques
heures de parade aérienne. Cela commence doucement, de façon bucolique, puis il y a une
apothéose à laquelle on ne s'attendait pas forcément. Le film est d'une grande force visuelle,
accentuée par le choix du noir et blanc comme par un gros travail également sur le son.

15) *** LE MAÎTRE DU LOGIS (Carl Theodor Dreyer, 1925)

Viktor, qui a des soucis professionnels, se comporte en mari et père despotique. Sa femme
Ida, épuisée, part se reposer à la campagne à l'insu de son mari, tandis que la vieille nourrice de
Viktor s'installe dans leur appartement... Dreyer, fasciné par la religion (même s'il n'en est pas du
tout question dans ce film), raconte une histoire de rédemption. On peut trouver que l'ancienne
nourrice du tyran domestique arrive un peu trop vite à ses fins, mais quelle interprétation ! Un
film de Dreyer où on rit, ça existe (la preuve), avec un contenu féministe sans doute osé pour
l'époque (même au Danemark...).

14) *** LE PRÉSIDENT (Carl Theodor Dreyer, 1919)

Dilemmes moraux à travers trois générations. Dans la famille du personnage principal, on
peut, je cite, être léger mais pas un coquin : il faut épouser l'amante si celle-ci tombe enceinte.
Mais ce principe rentre en conflit avec un autre principe : pour ne pas finir misérable, il ne faut
pas épouser une personne de condition sociale inférieure ou subalterne. Le président du tribunal
(puisque c'est de lui qu'il s'agit) est partagé entre son devoir d'impartialité, jusqu'ici reconnu par
tous, et le secours à sa fille (qu'il n'a pas élevée), accusée d'infanticide. Le premier film,
méconnu, de Carl Theodor Dreyer, de très bonne tenue, avec une réelle maîtrise des flash-backs
et des éléments symboliques (sabliers etc).

13) *** L'ATALANTE (Jean Vigo, 1934)

L'unique long métrage de Jean Vigo. Un couple de jeunes mariés embarque sur une
péniche, « L'Atalante », pilotée par un marin haut en couleurs, Michel Simon, génial, avec ses
tatouages et ses chats (quelques séquences d'anthologie). Sans en faire un chef d'oeuvre absolu ni
en goûter les moindres détails, on peut savourer la grande poésie de l'ensemble, hors des voies
(navigables) toutes tracées. Dans cette copie (et à condition d'être anglophone), les sous-titres
anglais compensent la médiocrité du son. Revu avec beaucoup de plaisir.

12) *** LA PASSION DE JEANNE D'ARC (Carl Theodor Dreyer, 1928)

Fidèle aux documents historiques, Dreyer raconte le procès de Jeanne d'Arc en 1431, où
elle fut accusée d'hérésie par des juristes ecclésiastiques qui ne supportaient pas ses visions de
saintes (qui faisaient concurrence à la parole sacrée du clergé), et la condamnèrent au bûcher...
Bien qu'on connaisse l'histoire d'avance, le film est une expérience de cinéma mémorable. Pour
les gros plans extraordinaires sur les visages : évidemment celui de Renée Falconetti
(impressionnante) mais celui des juges également. Pour les décors réduits à leur plus simple
expression. Pour le refus de toute concession. Sans doute le film le plus marquant de la période
muette du cinéaste.

11) *** L'AVOCAT DE LA TERREUR (Barbet Schroeder, 2007)

Un excellent documentaire sur Jacques Vergès, mais aussi le portrait d'une époque, depuis
les luttes pour la décolonisation jusqu'à la naissance du terrorisme international. Le film
commence par l'évocation des massacres de Sétif commis par l'armée française en mai 1945,
point de départ des convictions au départ anticolonialistes de Vergès, qui épouse d'ailleurs
Djamilah Bouhired, une passionaria de l'indépendance algérienne. Le film n'est évidemment
jamais une apologie de la violence de masse, qu'elle soit coloniale ou terroriste, par contre il ne
fait pas un portrait uniquement à charge de l'avocat, il cherche à comprendre, ce qui est beaucoup
plus intéressant. Par cette enquête, on comprend mieux les raisons de sa disparition pendant 8 ans
(1970 – 1978) ou comment, par d'étranges connections dans le milieu du terrorisme, il en arrive à
défendre à la fois Carlos, terroriste d'extrême gauche et Klaus Barbie. D'ailleurs, avec son
charisme enjôleur, il rappelle lui-même que tout justiciable a le droit d'être défendu, mais qu'un
avocat, contrairement à un médecin, peut refuser de prendre la défense de quelqu'un. Du coup la
défense de certains dictateurs de Françafrique ne semble être qu'une trahison de ses idéaux de
jeunesse (bien qu'il paraisse toujours sincèrement ému à l'évocation de la guerre d'Algérie).

10) *** LA DERNIÈRE LETTRE (Frederick Wiseman, 2002)

Anna Semionovna est une femme russe, juive et médecin dans une ville d'Ukraine. Dans
la dernière lettre qu'elle envoie à son fils physicien installé loin de là à Moscou, elle parle de
l'arrivée des Nazis, de l'Occupation, du ghetto, de la nature humaine... Pour une fois, Frederick
Wiseman réalise une fiction et non un documentaire, inspiré par un chapitre du roman Vie et
destin
de Vassili Grossman. Mais il le fait avec un dépouillement extrême : Catherine Samie, une
sociétaire de la Comédie Française, est l'unique et extraordinaire interprète d'Anna. Cela pourrait
relever du one-woman-show, or il n'en est rien, c'est du cinéma, avec un jeu très inspiré avec les
ombres portées de l'interprète qui font à la fois office de figurants et de décor du film. Et, bien
sûr, le texte est magnifique.

9) *** LE MYSTÈRE VON BÜLOW (Barbet Schroeder, 1991)

À quelques jours de Noël 1980, la richissime Sunny Von Bülow est plongée dans un coma
profond dont elle n'émergera plus. Une partie de ses enfants accusent leur beau-père Claus Von
Bülow de tentative de meurtre. Condamné en première instance, ce dernier fait appel à Alan
Dershowitz, un avocat new-yorkais pour réaliser une contre-enquête et le disculper. Le fait divers
est réel, et le film est d'abord le choc de deux mondes entre cet avocat intègre et ses étudiants
d'une part, et l'opulente famille de son client d'autre part. La mise en scène de ce polar, subtile et
attentive aux moindres détails, atteint des sommets d'ambiguïté, notamment entre versions
contradictoires. Une grande réussite, accentuée par la suavité de l'interprétation de Jeremy Irons
dans le rôle de Claus et par l'énigmatique et sardonique voix off de l'épouse comateuse (Glenn
Close). Revu avec grand plaisir (le grand écran permet de l'apprécier à plein).

8) *** UNE VIE DIFFICILE (Dino Risi, 1976)

Satire politique corrosive (le film, tourné en 1961, ne sortira notamment en France que
quinze ans plus tard) autour d'un jeune journaliste idéaliste de gauche, ancien Résistant, qui vit de
façon assez précaire à Rome, ce qui finit par lasser sa femme. Il essaie aussi de publier un roman
autobiographique : refus des éditeurs (« Vous critiquez l'armée ! - L'armée allemande ! - Oui,
mais l'armée allemande, c'est quand même l'armée...
»). Excellente scène où le couple affamé va
manger à l'oeil chez des monarchistes le jour du référendum qui proclame la République...
L'histoire n'est pas drôle, mais le film l'est constamment (sans oublier une fin grinçante), grâce
aux idées de mise en scène de Risi, mais aussi aux dialogues de Rodolfo Sonego, et à
l'interprétation irrésistible d'Alberto Sordi et Lea Massari.

7) *** KES (Ken Loach, 1970)

Billy, un gamin de 11 ans vivant dans une petite ville minière d'Angleterre, découvre un
faucon, qu'il nomme Kes et qu'il va tenter de dresser. Il éduque mieux Kes qu'il n'est lui même
éduqué par sa famille (entre une mère un peu dépassée et un grand frère qui le prend pour
souffre-douleur) ou par l'institution scolaire (mis à part un professeur plus attentionné que les
autres). C'est le deuxième film de Ken Loach, mais tout est déjà là, à commencer par la révolte
contre la cruauté du monde tel qu'il est. Formellement, il est très soigné (musique, scènes avec
l'oiseau...), en utilisant un langage cinématographique simple, adapté à son sujet et accessible au
plus grand nombre, y compris sans doute aux spectateurs de l'âge de Billy. Très belle réussite.

6) *** LA SOCIOLOGUE ET L'OURSON (Etienne Chaillou, Mathias Théry, 2016)

Sur le fond, ce documentaire décrypte les enjeux de la loi sur le mariage pour tous (peut-être
la seule loi authentiquement de gauche de tout le quinquennat Hollande), avec les éclairages
de la sociologue Irène Théry. Institution du mariage, famille, filiation sont tour à tour interrogées,
avec des perspectives historiques et autobiographiques. Cela aurait pu suffire à donner un film
très intéressant, d'autant que les propos sont clairs et dépassionnés. Mais il y a la forme : s'il y a
quelques images d'archives (de 2012 – 2013), dont une visite éclair de l'Élysée, la matière
principale est constituée de conversations téléphoniques entre Irène Théry et son fils Mathias, coréalisateur
du film. Et ces échanges sont restitués par d'irrésistibles séquences d'animation de
marionnettes (oursons entre autres), une vraie et audacieuse trouvaille pédagogique pour que le
spectateur s'approprie le sujet. En bonus, la relation mère – fils entre Irène et Mathias. Jubilatoire.

5) *** LE C.O.D. ET LE COQUELICOT (Jeanne Paturle, Cécile Rousset, 2013)

Un documentaire de 24 mn concocté à partir des témoignages de cinq jeunes enseignants
arrivés en même temps dans une école primaire d'un quartier difficile de la région parisienne, et
qui ont choisi d'y rester, la stabilité dans le temps de l'équipe pouvant permettre d'essayer de
construire quelque chose. Mais on n'entend que leurs voix (ce qui permet probablement une plus
grande liberté de parole) : le récit est illustré en animation (de divers styles), y compris les
remarques abstraites. Sur le fond, on sent le vécu. Sur la forme, les images sont très alertes et
apportent toujours quelque chose de plus, détournent des clichés, enrichissent le propos par de
nouvelles associations d'idées visuelles. Un travail épatant.

4) **** MOI, DANIEL BLAKE (Ken Loach, 2016)

Daniel Blake est un menuisier de 59 ans qui est obligé par son médecin, suite à des
problèmes cardiaques, de s'arrêter de travailler. Mais dans le même temps, il est obligé par
l'assurance chômage, de rechercher un emploi sous peine de sanction. Dans un « job center », il
fait la connaissance de Katie, une mère célibataire en difficulté... On en reparlera une fois que
tous les films en compétition à Cannes seront visibles, mais la Palme d'or pour ce film est une
bonne idée ! En terme purement cinématographique, la mise en scène n'est pas avant-gardiste,
mais il y a une vraie efficacité et je n'ai vu en revanche aucune maladresse ni faute de goût. Ken
Loach a pris la peine de construire de vrais personnages (s'il n'avait pas eu la récompense
suprême, le scénario et l'interprétation de Dave Johns auraient pu être célébrés). Une nouvelle
fois, Loach n'est pas manichéen, sa grande affaire c'est la justice, pas une morale binaire
(bien/mal). Un film avec peu d'espoir ? Oui, peut-être, mais, avec quelques notes d'humour
grinçant, un film de colère (celle du réalisateur) et de dignité (celle des personnages).

3) **** AT BERKELEY (Frederick Wiseman, 2014)

Documentaire en immersion dans la prestigieuse université américaine, une université
publique qui subit des pertes de subvention importantes de la part de l'État de Californie
(contribution à hauteur de 16 %, au lieu de 30 à 40 % quelques années auparavant). Le montage
est excellent : les scènes durent exactement ce qu'il faut, on ne voit pas le temps passer. On n'a
pas envie que ça s'arrête, et heureusement ça dure 4h... Beaucoup de personnages et autant de
points de vue différents. Fidèle à sa méthode, Frederick Wiseman n'a ajouté aucune voix off.
Parmi les problématiques abordées : comment dans le contexte d'austérité assurer la qualité de
l'enseignement, retenir ou attirer les professeurs les plus brillants, continuer à éveiller l'esprit
critique des étudiants, les inviter à penser hors cadre, individuellement ou collectivement, dans
leur domaine professionnel ou leur responsabilité civique, puisqu'ils sont destinés à évoluer parmi
l'élite de la nation ? Passionnant...

2) **** ORDET (Carl Theodor Dreyer, 1955)

Dans les années 30, Morten Borgen, un vieux fermier, vit dans un village danois avec ses
trois fils : l'aîné et sa femme qui attendent un nouvel enfant, Johannes, un mystique qui se prend
pour Jesus Christ, et le dernier qui voudrait se marier à la fille d'une famille avec qui ils sont en
froid, pour des querelles religieuses... La scène finale, impressionnante, émeut même lorsqu'on
s'y attend et qu'on la sait impossible. Un miracle de mise en scène (et inversement). Dreyer croit
au cinéma... Il est possible que cette scène ait inspiré Lars Von Trier, dans le culot, pour la
séquence finale de Melancholia (bien que diamétralement opposée). Auparavant, les personnages
ont incarné différentes attitudes par rapport à la foi (ce qui induit ici des positions physiques
différentes à l'image). Il n'y a quasiment pas de plan de coupe ni de champ/contre-champ, mais au
contraire des plans-séquences avec des mouvements de caméra discrets pour obtenir une
composition des plans parfaite à tout instant. Comme quoi le formalisme le plus pur et le plus
rigoureux n'empêchent pas de créer une atmosphère dans laquelle le spectateur ne peut qu'être
embarqué.

1) **** CLÉO DE 5 À 7 (Agnès Varda, 1962)

Cléo, une jeune chanteuse plutôt frivole, craint d'être atteinte d'un cancer. Il est 17h, par
une belle journée de début d'été, et elle a deux heures devant elle avant de recevoir les résultats de
ses examens médicaux... Agnès Varda nous propose un film sans aucune ellipse, avec un temps
continu réaliste : l'heure apparaît régulièrement dans l'écran, et les trajets de son héroïne, qu'on ne
quitte jamais, sont élaborés pour être crédibles en temps réel. Ce principe, rare (même s'il a été
adopté récemment par le tandem Ducastel – Martineau pour Théo et Hugo dans le même bateau),
fait tout le sel (le charme et l'émotion) de ce film, que je revois avec beaucoup de plaisir.
Beaucoup d'ingrédients d'anthologie, citons pêle-mêle : les déambulations parisiennes,
l'appartement presque tout blanc de Cléo (à l'exception de rideaux noirs qui prennent une grande
importance lors d'une scène chantée mémorable), les compositions de Michel Legrand (dans la
séquence où il intervient dans son propre rôle – ou presque – mais pas uniquement), l'extrait de
film muet tourné pour l'occasion avec les copains de la Nouvelle Vague (Godard, Karina). Une
vraie fête du cinéma !

Plus d'articles :



Archives par mois


Liens cinéphiles


Il n'y a pas que le ciné dans la vie

Des liens citoyens