1. Douleur et gloire (Pedro Almodovar, Espagne)
2. Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, France)
3. Pour Sama (Waad El-Khateab, Edward Watts, Syrie/Grande-Bretagne)
4. Sorry we missed you (Ken Loach, Grande-Bretagne)
5. La Flor (Mariano Llinas, Argentine)
6. Ceux qui travaillent (Antoine Russbach, Suisse)
7. Une grande fille (Kantemir Balagov, Russie)
8. Le Lac aux oies sauvages (Diao Yinan, Chine)
9. Grâce à Dieu (François Ozon, France)
10. Les Eternels (Jia Zhang-Ke, Chine)
11. Sorry to bother you (Boots Riley, Etats-Unis)
12. Sibel (Cagla Zenciri, Guillaume Giovanetti, Turquie/France)
13. Le Traître (Marco Bellocchio, Italie)
14. Le Jeune Ahmed (Jean-Pierre et Luc Dardenne, Belgique)
15. Être vivant et le savoir (Alain Cavalier, France)
Viennent ensuite (top alternatif) : So long, my son (Wang Xiaoshuai, Chine), Notre Dame (Valérie Donzelli, France), Nous le peuple (Claudine Bories, Patrice Chagnard), Proxima (Alice Winocour, France), An elephant sitting still (Hu Bo), Au nom de la terre (Edouard Bergeon, France), J'veux du soleil (Gilles Perret, François Ruffin, France), Les Invisibles (Louis-Julien Petit, France), L'Angle mort (Patrick-Mario Bernard, Pierre Trividic, France), Bunuel après "L'Âge d'or" (Salvador Simo, Espagne), Martin Eden (Pietro Marcello, Italie), J'ai perdu mon corps (Jérémy Clapin, France), La Cordillère des songes (Patricio Guzman, Chili/France), L'Ordre des médecins (David Roux, France), Quand nous étions sorcières (Nietzchka Keene, Islande/Etats-Unis)
- Bien : Le Lac aux oies sauvages (Diao Yinan), Notre Dame (Valérie Donzelli), An elephant sitting still (Hu Bo), J'ai perdu mon corps (Jérémy Clapin), La Fameuse invasion des ours en Sicile (Lorenzo Mattotti), L'Acre parfum des immortelles (Jean-Pierre Thorn), Jeune Juliette (Anne Emond), Le Voyage du Prince (Jean-François Laguionie, Xavier Picard), La Vie invisible d'Euridice Gusmao (Karim Aïnouz), Les Misérables (Ladj Ly)
- Pas mal : Talking about trees (Suhaib Gasmelbari), Synonymes (Nadav Lapid), Star Wars IX : L'Ascension de Skywalker (J.J. Abrams), Seules les bêtes (Dominik Moll)
- Bof : The Lighthouse (Robert Eggers), Les Eblouis (Sarah Suco)
LE LAC AUX OIES SAUVAGES (Diao Yinan, 25 déc) LLL
Un soir de pluie, sur le quai d'une petite gare, un homme et une femme font connaissance. Ils ne s'étaient jamais croisés, mais ne se rencontrent pas par hasard. Quelques flash-backs nous apprennent que Zhou Zenong fait partie d'un gang qui vole des motos et qu'il a tué un policier, pensant tirer sur un concurrent, tandis que Liu Aiai est une "baigneuse" (une prostituée) qui connaît la femme de Zhou. Compte tenu de la récompense accordée à qui retrouvera et dénoncera le fugitif, ce dernier est recherché à la fois par la police et par des truands... Diao Yinan s'était déjà fait remarquer il y a 5 ans avec Black coal, un polar dans le milieu minier. Ici, il livre un film d'une ampleur plus grande, de par une intrigue retorse, une direction d'acteurs impeccable (des personnages aux visages impénétrables pour ne pas signaler leurs intentions), et l'une des plus grandes mises en scène du dernier festival de Cannes, au niveau sonore comme visuel, dans la façon dont les scènes s'agencent et se répondent. Un travail qui, sans jamais tomber dans le pur exercice de style, peut faire écho aux films noirs de toujours comme aux films contemporains de Jia Zhang-Ke.
NOTRE DAME (Valérie Donzelli, 18 déc) LLL
Maud Crayon, architecte, remporte le concours pour réaménager le parvis de Notre Dame, par méprise ou presque (sa maquette était celle d'un jardin d'enfants pour un autre projet). D'un jour à l'autre, elle dispose d'un budget important et cesse soudainement d'être méprisée par son boss. Dans le même temps, elle élève seule ses deux enfants, mais le père de ceux-ci, en froid avec sa compagne, passe parfois dormir à la maison... En dirigeant avec bonheur ses interprètes (dont elle-même et une Virginie Ledoyen enfin retrouvée), Valérie Donzelli réussit une comédie bien dans son époque (écrite et tournée avant l'incendie de la cathédrale), mais qui devrait rester, car elle emploie des moyens proprement cinématographiques (ce n'est pas un scénario filmé), renouant de façon inventive, et parfois euphorisante, avec le meilleur de la fantaisie et du burlesque.
AN ELEPHANT SITTING STILL (Hu Bo, 9 jan) LLL
Wei Bu, un lycéen dont le meilleur ami est harcelé par une bande de voyous, tient tête à son chef, et l'envoie involontairement valdinguer dans les escaliers avant de s'enfuir. Une de ses amies, élève dans le même lycée, a une liaison avec un enseignant. Un grand-père, que Wei Bu croise par hasard, est poussé par ses enfants à quitter le domicile familial pour aller en maison de retraite. Enfin, le frère aîné de celui qui a chuté dans les escaliers couche avec la femme de son meilleur ami, lequel se suicide... Une sorte de film choral à la chinoise, dans une ville tellement plongée dans un brouillard perpétuel qu'on se croirait parfois dans un noir et blanc, alors qu'il est bien tourné en couleurs. Certes, le film peut faire peur, par sa durée (3h54) ou à cause du destin tragique du cinéaste (suicidé après cet unique tournage). Pourtant, il mérite le détour, tellement la mise en scène est ample, envoûtante, avec ses plans séquences en steadycam (un simple long travelling à la maison de retraite en dit par exemple beaucoup), et, finalement, paradoxalement lumineuse.
J'AI PERDU MON CORPS (Jérémy Clapin, 6 nov) LLL
Montage alterné de deux histoires. Dans l'une, Naoufel, un jeune livreur de pizza orphelin, tombe amoureux de Gabrielle, dont il n'entend au début que la voix agacée lors d'une livraison ratée. Dans l'autre, sans parole, une main s'échappe d'un laboratoire et se met à la recherche de son propriétaire. On frissonne lorsqu'elle doit traverser la ville. Car, en plus, cette main, on va s'apercevoir qu'elle est dotée d'une âme. Elle se souvient du corps auquel elle était reliée, comme une personne mutilée continue de ressentir des sensations du membre perdu... Et bien sûr, les deux histoires ont partie liée. Guillaume Laurant (coscénariste du Fabuleux destin d'Amélie Poulain) est à l'origine de cet excellent scénario, mais c'est la manière avec laquelle Jérémy Clapin, dont c'est le premier long métrage, s'en empare qui fait le sel de ce film d'animation. L'inventivité est à tous les étages, sans que cela vire à la performance ; au contraire cette richesse nourrit l'intérêt que l'on porte à cette fable très singulière.
LA FAMEUSE INVASION DES OURS EN SICILE (Lorenzo Mattotti, 9 oct) LLL
Le vieux Gedeone et sa fille Almerina, baladins en balade, rencontrent au creux d'une montagne un énorme ours. Pour l'amadouer, ils décident de lui raconter une histoire d'ours... Tout commence le jour où Tonio, le fils du roi des ours, est enlevé par des chasseurs dans les montagnes de Sicile. Profitant de la rigueur d'un hiver qui menace son peuple de famine, le roi décide alors d'envahir la plaine où habitent les hommes. Avec l'aide de son armée et d'un magicien, il réussit à vaincre et finit par retrouver Tonio. Mais il comprend vite que le peuple des ours n'est pas fait pour vivre au pays des hommes, certains ours devenant " des hommes pour les ours"... Le roman graphique de Dino Buzzati était réputé inadaptable, mais le grand illustrateur italien Lorenzo Mattotti, débutant dans le long-métrage d'animation, y parvient, tout en restant fidèle à son style visuel inimitable. L'un des récits (car il y en a plusieurs...) est en outre porté par la voix chaleureuse de Jean-Claude Carrière, qui a c'est vrai de l'expérience dans le rôle de conteur...
L'ACRE PARFUM DES IMMORTELLES (Jean-Pierre Thorn, 23 oct) LLL
Documentariste engagé depuis un bon demi-siècle, Jean-Pierre Thorn livre un film-bilan, dans lequel il retrouve des figures de ses précédents documentaires, mais aussi se remémore sa première grande histoire d'amour achevée prématurément par la disparition de l'intéressée en pleine jeunesse. Grâce à un montage alerte et à son sens du récit, on comprend le fil rouge lui permettant de relier des sujets aussi différents que la poussée révolutionnaire de Mai 1968, les luttes de la décennie suivante (lui-même fut ouvrier spécialisé pendant dix ans), la culture hip-hop (dans les années 1990) des filles et fils des prolos précédemment rencontrés, jusqu'aux Gilets jaunes aujourd'hui. Sa manière, qui mêle à la fois un contenu politique substantiel, des embardées poétiques et artistiques (scènes de danse avec notamment Nach, improvisations magnifiques de Serge Tessot-Gay à la guitare), et un récit intime à la première personne du singulier, peut faire penser aux derniers films du chilien Patricio Guzman : les sujets diffèrent, mais c'est un même type de cinéma méditatif.
JEUNE JULIETTE (Anne Emond, 11 déc) LLL
Juliette a 14 ans, et ne se sent pas trop à l'aise au collège. Elle est un peu trop enrobée (elle ne s'en était pas aperçue, jusqu'à ce que des garçons la traitent de grosse). Elle est aussi plus mature que ses camarades de classe, elle adore lire et n'a qu'une seule amie, Léane, avec laquelle elle adore persifler et ironiser sur sa vie scolaire et familiale (elle a un frère aîné et un père qui les élève seul). Son prof principal l'a choisie pour accompagner un gamin de 11 ans légèrement surdoué et inadapté lors des portes ouvertes de l'établissement... L'adolescence est un sujet souvent traité au cinéma. Mais la cinéaste arrive à dépasser les conventions du genre, malgré quelques tics visuels, grâce à une écriture futée, pleine d'humour, qui ne donne pas de leçon, et au charisme de ces jeunes interprètes. Sans oublier, pour les spectateurs français, la finesse du joual (le langage fleuri du Québec).
LE VOYAGE DU PRINCE (Jean-François Laguionie, Xavier Picard, 4 déc) LLL
Avec l'aide de Xavier Picard, Jean-François Laguionie nous offre un prolongement du Château des singes réalisé en 1999, mais peut se voir indépendamment, tout ce dont il faut se rappeler est sur l'écran. Un vieux singe naufragé, le Prince, est sauvé par Tom, un autre singe d'une dizaine d'années, qui le conduit à ses parents, deux chercheurs bannis par l'Académie pour avoir osé croire à l'existence d'autres peuples et retirés dans un vieux muséum d'histoire naturelle... Une fois remis sur pied, le Prince, guidé par son ami Tom, découvre avec intérêt cette civilisation... Laguionie (et sa coscénariste Anik Le Ray) s'inspire du début du XXè siècle pour l'architecture de la ville, la fascination pour la science, les dérives (encore actuelles) du scientisme et du productivisme (l'obsolescence programmée), la cohésion par la peur, la fête foraine et le cinéma des origines (délicieuse séquence évoquant King Kong). Une jolie fable humaniste dénuée de toute niaiserie.
LA VIE INVISIBLE D'EURIDICE GUSMAO (Karim Aïnouz, 11 déc) LLL
Ample adaptation d'un livre signé Martha Bathala racontant le destin de deux soeurs brésiliennes, courant sur plusieurs décennies. On découvre Euridice et Guida, à la fin de leur adolescence, dans les années 1950, à Rio de Janeiro. La première veut devenir pianiste professionnelle, tandis que la seconde recherche un mariage d'amour. Chacune tente de favoriser la liberté ou l'émancipation de l'autre. Mais elles vont rapidement être séparées par les circonstances. Elles se perdent de vue, involontairement, et ne parviennent plus à se retrouver ensuite, chacune pensant que l'autre a refait sa vie à l'étranger. Les deux femmes vont se heurter à la domination masculine de la société brésilienne : l'une devant ravaler son ambition artistique, l'autre devenant mère célibataire après une grossesse non désirée... Le film, qui emprunte plus ou moins les codes du mélodrame, souligne le côté très romanesque du récit, même si ces destinées singulières renvoient au sort de générations entières de femmes.
LES MISERABLES (Ladj Ly, 20 nov) LLL
Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité (BAC) de Montfermeil. Il fait connaissance avec ses deux nouveaux coéquipiers, ainsi qu'avec la réalité sociale des quartiers, son économie parallèle faute de mieux. En enquêtant sur le vol d'un lionceau, ils procèdent à des interpellations musclées. L'une tourne mal, et est de plus filmée par un drone... Le premier film de fiction de Ladj Ly s'inspire d'un fait divers survenu en 2008. Si la forme ne renouvelle pas le genre (beaucoup de scènes "nerveuses" caméra à l'épaule), le fond est digne d'intérêt et échappe au sensationnalisme dépolitisé à la Dheepan de Jacques Audiard. Au contraire, à l'exception de la manière peu amène dont il filme des forains caricaturaux, il dénonce les agissements de la BAC, mais en les analysant en premier lieu comme des effets de structure, les personnages étant montrés de manière nuancée. Alors que des géographes médiatiques opposent les pauvres entre eux (banlieues vs campagnes), ce film a au moins le mérite de remettre les pendules à l'heure.
TALKING ABOUT TREES (Suhaib Gasmelbari, 18 déc) LL
C'est un documentaire insolent, qui tourne autour de quatre hommes. Certains d'entre eux ont largement dépassé l'inique âge pivot, mais ils s'activent pour redonner au vie au cinéma dans leur pays, le Soudan. Par cinéma il faut entendre les deux acceptions : l'oeuvre artistique et la salle de projection, les deux ayant été bannis par la dictature d'Omar El-Béchir, destitué en avril 2019 (deux mois après que ce film a reçu le prix du meilleur documentaire au festival de Berlin). Les quatre compères tentent d'obtenir le droit d'organiser une grande projection publique à Khartoum, en rénovant un cinéma en plein air abandonné et intitulé "La Révolution". L'un d'entre eux a également le souhait de récupérer son film de fin d'études au VGIK de Moscou. Ce n'est presque rien, tourné à la sauvette, mais c'est un acte de résistance qui dit presque tout.
SYNONYMES (Nadav Lapid, 27 mar) LL
Yoav (Tom Mercier), un jeune Israélien, débarque à Paris. Pendant qu'il prend une douche, ses affaires sont dérobées. Gelé, ayant perdu connaissance, il est recueilli par un couple de jeunes bourgeois parisiens (Louise Chevillotte et Quentin Dolmaire, déjà vus respectivement chez Philippe Garrel et Arnaud Desplechin). Il leur explique son rejet de son pays, Israël, et de l'hébreu, avec l'espoir que la France et la langue française le sauveront de la folie de son pays. C'est pourquoi il achète un dictionnaire français de synonymes... C'est très théorique, parfois trop, encore qu'on ne soit pas à un paradoxe près (Yoav accepte des petits boulots à l'ambassade). Heureusement, l'intérêt est rehaussé par le style de la mise en scène, l'interprétation de Tom Mercier, et, dans son final, une ironie qui n'épargne pas la France.
STAR WARS IX : L'ASCENSION DE SKYWALKER (J.J. Abrams, 18 déc) LL
Cette nouvelle trilogie avait gagné de l'ampleur avec Les Derniers Jedi, l'épisode réalisé par Rian Johnson. J.J Abrams revient aux manettes, avec la lourde responsabilité de clore une saga devenue mythique pour plusieurs générations de spectateurs qui n'en attendent pas forcément la même chose. Il fait le spectacle en multipliant les scènes d'action, mais paradoxalement cela manque d'épique (on est loin de Kurosawa ou du Spielberg des années 70 que Abrams affectionne). Même les révélations sur les origines de Rey n'arrivent pas à entretenir suffisamment le mythe. Par contre, la toute fin est assez belle, lorsque tout le monde s'en mêle. Et, en 40 ans, les rôles féminins ont gagné en ampleur : la princesse Leia a certes toujours eu de la personnalité, mais restait en même temps l'objet d'une convoitise amoureuse classique entre Luke Skywalker le jeune naïf et Han Solo le voyou magnifique...
SEULES LES BETES (Dominik Moll, 4 déc) LL
Dominik Moll, le réalisateur de Harry, un ami qui vous veut du bien (2000, son seul vrai coup d'éclat), nous revient avec une sorte de puzzle autour de la disparition d'une femme lors d'une tempête de neige sur le Causse Méjean. Le scénario, co-écrit avec le fidèle Gilles Marchand d'après un roman de Colin Niel, épouse les points de vue successifs de plusieurs personnages concernés de près ou de loin par cette disparition. Il se déroule sur deux continents, reliés par la mondialisation malheureuse et les solitudes, ultra-modernes ou non. Il en résulte un bon exercice de style, dans la réalisation comme dans l'interprétation, homogène (Denis Ménochet, Laure Calamy, Damien Bonnard), mais qui peine à dépasser vraiment les (habiles) ficelles de l'intrigue.
THE LIGHTHOUSE (Robert Eggers, 18 déc) L
Le projet intriguait (il y a un siècle, deux hommes contraints de cohabiter dans un phare isolé du reste du monde), les choix formels (noir et blanc, format de l'image) laissaient présager des qualités esthétiques. Mais on déchante vite devant ce film de petit malin qui n'est qu'ostentation : surcharge de la bande sonore, cabotinage des interprètes, prétention du scénario et des dialogues. Le "genre" a bon dos. Pour passer le temps, on cherche (et trouve) des métaphores. Mais, globalement, c'est une cuisine qui en met plein la bouche, mais ne nourrit pas...
LES EBLOUIS (Sarah Suco, 20 nov) L
C'est l'histoire d'une famille qui tombe sous la coupe d'une communauté religieuse. Peu à peu, l'aînée, une adolescente de 13 ans, déchante lorsqu'elle doit abandonner ses activités circassiennes, et finit par se rebeller et tente de sauver ses frères et soeurs... C'est un premier film à caractère autobiographique. Le sujet est inattaquable, mais il manque une vraie mise en scène qui nous ferait ressentir ce que l'on voit à l'écran. Ici, au contraire, toutes les informations passent par la parole, et les scènes, seulement illustratives, sont semblables à un téléfilm sans inspiration, malgré des interprètes qu'on aime bien par ailleurs (Darroussin, Caravaca).
- Bravo : Sorry we missed you (Ken Loach)
- Bien : Le Traître (Marco Bellocchio), Proxima (Alice Winocour), La Cordillère des songes (Patricio Guzman), Little Joe (Jessica Hausner), Gloria Mundi (Robert Guédiguian), Le Char et l'olivier (Roland Nurier), It must be heaven (Elia Suleiman)
- Pas mal : Debout sur la montagne (Sébastien Betbeder), A couteaux tirés (Rian Johnson), Knives and skin (Jennifer Reeder)
SORRY WE MISSED YOU (Ken Loach, 23 oct) LLLL
Ken Loach aurait pu s'arrêter après Moi, Daniel Blake, sa deuxième Palme d'or. S'il revient, ce n'est pas pour ne rien dire. Son affaire, c'est d'abord celle de Ricky, un père de famille qui tente de se refaire en se mettant à son propre compte (pense-t-il) en tant que chauffeur-livreur qui vend ses services à une plateforme de type Uber. Il s'endette pour acheter un camion, mais il compte sur un rapide retour sur investissement. Evidemment, ça ne va pas se passer comme ça... A première vue, le film peut sembler constituer le second volet d'un diptyque constitué avec le précédent. Or si le premier réservait des pointes d'humour acides et rageuses, celui-ci assume le drame, presque un mélodrame, mais sans effet (musique réduite à la portion congrue). On voit la vie de famille du personnage principal, et ce n'est pas si fréquent chez Loach. La situation de sa femme, auxiliaire de vie à domicile, toujours à vadrouiller à horaires discontinus, est d'ailleurs tout aussi poignante. Et tout cela n'est pas sans conséquences sur les enfants... Il est de bon ton, dans certains milieux cinéphiles, de dénigrer le naturalisme qui est parfois confondu avec une absence de style. Mais la puissance implacable de ce film vient démontrer le contraire (au pire, c'est une magnifique exception à la règle).
LE TRAÎTRE (Marco Bellocchio, 30 oct) LLL
Cela commence par une fête interne à Cosa nostra, au début des années 1980, où les mafieux de Palerme et ceux de Corleone scellent leur entente pour se partager les fruits du trafic d'héroïne. Tout le reste du film, qui ne verse jamais dans une mythologie à l'américaine, va démentir ces flonflons. On suit en particulier Tommato Buscetta, l'un des premiers "repentis" de Cosa nostra (lui dit qu'il est resté fidèle à son "honneur" mais que c'est l'organisation qui a trahi ses valeurs), et qui va surtout collaborer avec le juge Falcone. Les deux hommes savent que les risques qu'ils prennent sont immenses. Cela aboutira à un maxi-procès qui donne lieu aux scènes les plus extravagantes et les plus fortes du film (où les prévenus sont contenus tant bien que mal dans des cages grillagées tel des fauves). Marco Bellocchio change de style et surprend avec cette fresque chronologique mais d'une grande ampleur. Quant à Pierfrancesco Favino, magistral en Buscetta, il aurait très bien pu obtenir le prix d'interprétation à Cannes, si la Palme d'or avait échu à Douleur et gloire. Dans la vraie vie, Almodovar n'a pas eu la récompense suprême, et Le Traître est malheureusement rentré bredouille...
PROXIMA (Alice Winocour, 27 nov) LLL
D'un premier abord, le film semble s'inscrire dans la lignée d'un certain revival du cinéma spatial. En effet, on y suit Sarah (Eva Green), une astronaute française qui s'apprête à rejoindre pour un an une station spatiale en orbite, la dernière mission avant Mars... Mais le film est assez éloigné des productions hollywoodiennes type First man (Damien Chazelle, 2018). D'abord parce que l'entraînement y a une place prépondérante, y compris un campement, à la belle étoile (forcément). Ensuite parce que c'est l'histoire singulière d'une femme dans un monde d'hommes, qui devra déjouer les préjugés sexistes. Et enfin parce que c'est aussi l'histoire de la séparation (provisoire, sauf accident) entre Sarah et sa fille de 8 ans, la bien-nommée Stella. Et, chose suffisamment rare pour être soulignée, l'enfant n'est pas là pour émouvoir ou faire mignon : Stella a une vraie personnalité (Zélie Boulant-Lemesle, toujours juste), et fait presque littéralement décoller le film.
LA CORDILLERE DES SONGES (Patricio Guzman, 30 oct) LLL
Presque dix ans après l'excellent Nostalgie de la lumière, Patricio Guzman clôt sa trilogie méditative sur le Chili, qui emmêle paysages, histoire et devoir de mémoire. Après le désert d'Atacama, c'est dans la Cordillère des Andes, qui recouvre près de 80 % du territoire chilien, qu'il puise son inspiration. Mais à cette matière philosophique et poétique, il mêle à la première personne du singulier ses souvenirs d'exilé, tout en recueillant d'autres témoignages, comme celui de Pablo Salas, qui n'a cessé de filmer des manifestations et de les archiver, même pendant les heures les plus sombres du pays. Il y est bien sûr question une nouvelle fois de la dictature de Pinochet, mais aussi du ravage des politiques néolibérales que le régime a expérimentées, qui sont restées en place après sa chute et ont été appliquées au monde entier, avec le résultat que l'on sait...
LITTLE JOE (Jessica Hausner, 13 nov) LLL
Alice est une phytogénéticienne reconnue. Elle vient de créer une fleur étrange, révolutionnaire, qui, si l'on en prend bien soin, aurait le pouvoir de rendre son propriétaire heureux. Sans attendre les derniers résultats des labos et sa mise sur le marché, elle en offre une à Joe, son fils adolescent qu'elle élève seule... Jessica Hausner excelle dans l'ironie froide, clinique, distanciée (notamment dans l'excellent Amour fou). C'est encore le cas ici. Le film distille un malaise, par une série de petits incidents (l'utopie technoscientifique virant comme on s'en doute à la dystopie), et par un sens aiguisé de la mise en scène : couleurs étranges (y compris dans la chevelure d'Emily Beecham, prix d'interprétation féminine à Cannes), sens du cadre et de la composition des plans... La cinéaste prouve qu'on peut faire du cinéma à la lisière du fantastique sans tomber dans les clichés du genre.
GLORIA MUNDI (Robert Guédiguian, 27 nov) LLL
Cela commence par un événement heureux : la naissance de la petite Gloria. Mais la famille est précaire : le papa tente de s'en sortir en devenant chauffeur-livreur pour une célèbre plateforme. Et, comme dans le dernier Ken Loach ( Sorry we missed you), cela ne va pas très bien se passer... Mais le propos de Guédiguian est un peu autre. Il dresse le constat d'une société qui a perdu le sens de la solidarité, et où même celles et ceux qui n'ont pas grand chose semblent contaminés par l'idéologie individualiste. Par exemple, Ariane Ascaride joue un personnage non gréviste... Quant à Grégoire Leprince-Ringuet et Lola Naymark, ils campent un jeune couple qui se vante de réussir en tenant une boutique de dépôt/vente qui exploite les plus pauvres qu'eux. Le contrepoint est donné par le grand-père biologique de la nouvelle venue, qui sort d'une longue peine de prison et compose des haïkus. Un personnage humaniste et sacrificiel, l'un des plus beaux jamais incarnés par Gérard Meylan.
LE CHAR ET L'OLIVIER (Roland Nurier, 6 nov) LLL
Certes, ce documentaire sur le conflit israélo-palestinien a été fait avec quelques dizaines de milliers d'euros, et son originalité ne réside pas dans la recherche formelle, il est surtout constitué d'entretiens. En revanche, sa rigueur intellectuelle et son souci de pédagogie constituent ses grandes forces. A l'aide d'historiens, de journalistes (notamment Dominique Vidal et Alain Gresh), de membres de l'ONU ou de simples citoyens, il donne les clés pour retracer les enjeux historiques et juridiques de ce territoire, de la partition artificielle entre la France et la Grande-Bretagne de la Palestine historique jusqu'aux origines colonialistes du sionisme (parfois soutenu par des antisémites, ce qui rend particulièrement déplorable l'assimilation faite jusqu'au sein de l'Assemblée nationale française entre antisionisme et antisémitisme), des conséquences de la Shoah au traitement discutable du conflit par les médias dominants (l'impossible équilibre entre colons et colonisés). Un beau film didactique, touffu, et "partial" puisque tout simplement en faveur du respect du droit international.
IT MUST BE HEAVEN (Elia Suleiman, 4 déc) LLL
Elia Suleiman continue de cultiver son personnage à la Buster Keaton pour son apparente placidité (observateur muet, une exception confirmant la règle), mais le style pourrait tout aussi bien faire penser à Jacques Tati (incongruité de la composition des plans, humour lent). Dans une succession de saynètes sans transitions, il propose un triptyque Nazareth / Paris / New York. Vu d'ici, le deuxième segment est le plus satirique : fantasme de la ville-mode, obsession de la sécurité cf défilé de chars devant la Banque de France, ou encore la montée de l'individualisme, s'asseoir dans un jardin public devenant un jeu de chaises musicales...
DEBOUT SUR LA MONTAGNE (Sébastien Betbeder, 30 oct) LL
Quatorze ans après s'être perdus de vue après le lycée, trois amis d'enfance, Bérénice, Stan et Hugo se retrouvent dans leur village natal, à l'occasion de l'enterrement du frère de ce dernier. Après avoir démissionné de l'Education nationale, Hugo s'est réinstallé dans le village, afin d'écrire un spectacle de stand up et vendre la ferme familiale. Bérénice et Stan, qui sont eux-aussi à la recherche d'un équilibre, squattent aussi chez lui et lui tiennent compagnie. Il y a beaucoup de fantaisie (le curé fan de films d'horreur), peut-être un peu trop, des touches fantastiques, y compris le fait que le trio subvienne à ses besoins sans travailler. Mais les personnages sont très attachants, et le cadre montagnard agréable...
A COUTEAUX TIRES (Rian Johnson, 27 nov) LL
Un amateur de romans policiers à succès meurt dans son manoir, au nez et à la barbe de sa famille, dans des conditions douteuses. La police conclut à un suicide par auto-égorgement, mais un détective privé, mandaté sur place par on ne sait qui, ne l'entend pas de cette oreille... C'est une sorte de Cluedo, avec beaucoup de beau monde (Daniel Craig, Jamie Lee Curtis, Michael Shannon, Toni Collette). La solution est un peu trop logique, on devine assez vite qui est réellement derrière tout cela. Mais cela n'empêche pas le film d'être amusant, avec notamment un personnage d'infirmière dévouée (Ana de Armas) qui vomit lorsqu'elle ment, et que les circonstances accusent...
KNIVES AND SKIN (Jennifer Reeder, 20 nov) LL
Dans une petite ville des Etats-Unis, une lycéenne disparaît mystérieusement, après avoir repoussé les avances d'un garçon. Ses amies tentent d'y voir clair... Le film se focalise sur un groupe d'adolescentes, épouse leurs points de vue face à des adultes dépassés. Sur le fond, c'est un récit d'apprentissage féministe qui tombe à pic. Sur la forme, Jennifer Reeder mélange les genres, thriller sardonique, comédie musicale, romance lesbienne, et n'a pas peur de saturer les couleurs et d'affubler ses personnages de costumes extravagants, à mille lieues de tout naturalisme. Le résultat est inégal, mais le geste est fort.
- Bravo : Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma), Pour Sama (Waad Al-Khateab, Edward Watts)
- Bien : Ceux qui travaillent (Antoine Russbach), Une grande fille (Kantemir Balagov), Nous le peuple (Claudine Bories, Patrice Chagnard), Au nom de la terre (Edouard Bergeon), L'Angle mort (Patrick-Mario Bernard, Pierre Trividic), Martin Eden (Pietro Marcello), Un jour de pluie à New York (Woody Allen), Roubaix, une lumière (Arnaud Desplechin), Fête de famille (Cédric Kahn), On va tout péter (Lech Kowalski), Vif-argent (Stéphane Batut), Alice et le maire (Nicolas Pariser)
- Pas mal : Rêves de jeunesse (Alain Raoust), Deux moi (Cédric Klapisch), Atlantique (Mati Diop), Tu mérites un amour (Hafsia Herzi)
- Bof : J'irai où tu iras (Géraldine Nakache), Chambre 212 (Christophe Honoré), Jeanne (Bruno Dumont)
PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU (Céline Sciamma, 18 sep) LLLL
Au XVIIIè siècle, Marianne, une jeune femme peintre (fille de...) est chargée de faire le portrait à son insu d'Héloïse, une jeune bourgeoise sortie du couvent pour être mariée de force au fiancé de sa soeur prématurément décédée. Peint selon les règles en vigueur à l'époque, le résultat est peu probant. Mais les deux jeunes femmes vont se rapprocher... La photographie est magnifique, mais le film n'est pas académique pour autant : certaines scènes très fortes sont représentées de façon inattendue. Le film ne peut absolument pas se réduire au scénario, primé à Cannes et par ailleurs effectivement intéressant (sur ces femmes peintres qui ont disparu de l'histoire de l'art). C'est peu de dire que Noémie Merlant (décidément une révélation de l'année après Les Drapeaux de papier et Curiosa) et Adèle Haenel excellent, leur duo s'ouvrant parfois à Luana Bajrami (la servante) et Valeria Golino (la mère d'Héloïse), comme si la sororité pouvait dépasser les clivages de classe.
POUR SAMA (Waad Al-Khateab, Edward Watts, 9 oct) LLLL
Waad Al-Khateab était encore étudiante lorsque la révolution a éclaté en Syrie, en 2011, et qu'elle a commencé à la filmer, d'abord avec un smartphone, puis une petite caméra. Elle documente les manifestations étudiantes, la répression, puis, plus tard, les bombardements orchestrés par les troupes de Bachar Al-Assad et de ses alliés russes. Mais c'est aussi le récit de la vie d'un jeune couple, celui formé par Waad et Hamza, jeune médecin, la naissance de leur enfant... Le documentaire est à la fois film de correspondante de guerre, portrait de ville (Alep), film de famille et journal intime. Certes, il faut avoir le coeur bien accroché devant certaines scènes, mais il faut le voir quand même, car c'est un document exceptionnel, qui remet les choses à leur place. Vu de France, il a surtout été question de la lutte - indispensable - contre Daesh, au risque de considérations géopolitiques manichéennes (telle ironie facile sur la fiabilité d'informations autour d'hôpitaux qui étaient frappés plusieurs fois), auquel le film apporte des réponses substantielles. Paradoxalement, il y a malgré tout beaucoup de vie dans ce documentaire, et c'est bouleversant.
CEUX QUI TRAVAILLENT (Antoine Russbach, 25 sep) LLL
Pour donner les meilleurs conditions matérielles à sa famille, Frank s'est beaucoup investi dans son travail, a grandi les échelons et est devenu cadre dans une grande compagnie d'import-export. Parce qu'une cargaison risquait d'être retardée ou perdue, il prend une décision immorale, inhumaine même. Il pensait agir pour le bien de l'entreprise, mais celle-ci craint pour sa réputation, et cela lui coûte son poste... Pour son premier long métrage, Antoine Russbach réalise un film social au sens le plus subversif qui soit : il n'a pas de regard moraliste sur ses personnages (Frank, incarné magnifiquement par un Olivier Gourmet au sommet de son art, est tout sauf une victime dans le camp du bien), sa dénonciation porte bien sur les "superstructures", les logiques sous-jacentes inhérentes au capitalisme, à la mondialisation néolibérale et au monde du travail. Le constat n'est certes pas neuf, mais Antoine Russbach trouve, avec une mise en scène d'une grande rigueur, une façon très enlevée de le poser.
UNE GRANDE FILLE (Kantemir Balagov, 7 aou) LLL
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un Léningrad en ruines, deux jeunes femmes, Iya et Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur vie. Démobilisées de l'Armée rouge, elles sont aides-soignantes dans un hôpital militaire. La première est une grande blonde timide, victime de crises de paralysie temporaires. La seconde est une petite rousse volubile, revenue stérile du front. Elles sont liées par une tragédie (il y a une scène terrible dans les 20 premières minutes). L'histoire des deux héroïnes est forte, les personnages secondaires aussi, et la mise en scène encore plus : plans-séquences posés mais tendus, immense travail sur la lumière et les couleurs (rouges et verts crus), dans un style aux antipodes de Tesnota, son précédent film (que je n'avais pas aimé). Bien sûr ça n'a rien d'un divertissement, mais ce n'est pas une punition non plus, tant la puissance humaine et artistique devrait venir à bout des réticences a priori.
NOUS LE PEUPLE (Claudine Bories, Patrice Chagnard, 18 sep) LLL
Après les parcours difficiles des demandeurs d'asile ( Les Arrivants) ou de jeunes chômeurs peu ou pas qualifiés ( Les Règles du jeu), Claudine Bories et Patrice Chagnard suivent une association d'éducation populaire qui propose à trois groupes de citoyens (des détenus de Fleury-Mérogis, des femmes solidaires de Villeneuve-Saint-Georges, des lycéen.ne.s de Sarcelles) des ateliers afin d'écrire une nouvelle Constitution et d'expérimenter un nouveau rapport à la politique. Ce documentaire passionnant et émouvant questionne aussi la question de la représentation, en recueillant prioritairement par construction la parole de celles et ceux qu'on n'écoute pas, et qu'on voit peu, même au cinéma. En ce sens, il complète une trilogie involontaire amorcée par Ouvrir la voix (Amandine Gay) et J'veux du soleil (Gilles Perret, François Ruffin). Et mérite le même succès que Demain (Mélanie Laurent, Cyril Dion) ou Merci patron (Ruffin à nouveau).
AU NOM DE LA TERRE (Edouard Bergeon, 25 sep) LLL
Fin des années 1970. Pierre rentre du Wyoming pour retrouver Claire, qu'il va épouser, et reprendre la ferme paternelle. Les années passent, la famille s'agrandit, l'exploitation aussi, avec les dettes qui vont avec... Certains commentateurs les plus esthètes/intellos et les urbains depuis plusieurs générations ont accueilli avec condescendance ce premier long métrage de fiction d'Edouard Bergeon. Pourtant le film est loin d'être malhabile, il semble même construit sur le modèle de Titanic, le grand classique de James Cameron, avec une première partie qui nous fait aimer les personnages, en nous montrant les petits bonheurs de cette famille, et qui sert d'appât pour être mieux bouleversé par la tragique seconde partie. Et le film est mû par une double nécessité : raconter une histoire très inspirée de celle du père du cinéaste, et montrer les impasses de la course à l'endettement et du modèle productiviste dans lequel un certain nombre d'acteurs veulent enfermer les agriculteurs...
L'ANGLE MORT (Patrick-Mario Bernard, Pierre Trividic, 16 oct) LLL
Une sorte d'ovni dans le cinéma français. Dominik est un homme qui a le don de se rendre invisible, depuis sa naissance. Il ne sait pas trop quoi en faire. Il le dissimule même à sa fiancée. Il s'en sert parcimonieusement, surtout que son pouvoir semble parfois se dérégler... C'est une élégante variation sur le thème de l'homme invisible. Ce n'est pas un film de genre (au sens du classique de James Whale), aucun érotisme à la Manara non plus (même si pour être invisible aux yeux des autres Dominik doit quitter ses vêtements et évoluer nu). Le film ne souligne rien, mais le fond (la qualité du scénario) et la forme (l'étrangeté, le subtil décalage) font tout le sel de ce singulier, sensuel et étonnant conte fantastique...
MARTIN EDEN (Pietro Marcello, 16 oct) LLL
Martin Eden est un jeune marin qui, à la suite d'une action de bravoure, rencontre une jeune femme bourgeoise, Elena. Celle-ci veut faire son éducation et l'ouvrir à la littérature. Martin finit par se mettre en tête de devenir écrivain. Mais ce qu'il a à écrire n'est pas forcément du goût qu'a appris à aimer la jeune femme... Le film donne vraiment envie de se plonger dans le roman d'apprentissage de Jack London. L'action est transposée en Italie à une époque indéfinie (dans la première moitié du XXè siècle, mais on y entend Joe Dassin...), et cela rend l'adaptation assez vivante, voire contemporaine : vu d'ici et maintenant, l'histoire de cet écrivain transclasse peut également faire penser à Edouard Louis. Et les aspirations à un anticapitalisme plus libertaire que le socialisme doctrinal de l'époque peuvent encore parler au lecteur/spectateur d'aujourd'hui.
UN JOUR DE PLUIE A NEW YORK (Woody Allen, 18 sep) LLL
Gatsby Welles (Woody Allen n'y est pas allé de main morte pour dénommer son personnage) est un étudiant issu d'une famille très riche. Installé sur un campus de la côte Est, il se réjouit de faire découvrir, le temps d'un week-end, Manhattan à sa petite amie Ashleigh Enright, cette dernière venant d'obtenir, pour le journal de la fac, un entretien avec un fameux cinéaste new-yorkais, qui ne va pas très bien... Rien ne va se passer comme ils l'auraient voulu... On reconnaît sans peine le type de personnages que Woody Allen affectionne depuis toujours, mais comme revivifiés par leur caractère très juvénile. Timothée Chalamet, Elle Fanning, Selena Gomez et Liev Schreiber s'insèrent parfaitement dans cette comédie romantique, moins superficielle qu'elle n'en a l'air, même si elle ne bouleversera pas la très riche filmographie du cinéaste.
ROUBAIX, UNE LUMIERE (Arnaud Desplechin, 21 aou) LLL
Un soir d'hiver, à Roubaix. Pour le commissaire Daoud, qui a grandi dans la ville, c'est la routine. Avec Louis, un jeune diplômé qui prend son poste au commissariat, ils doivent faire face au meurtre d'une vieille dame... La première partie se veut sociologique, mais la mise en scène est un peu trop limpide (en tant que spectateur, on a, comme Daoud, de l'avance sur ce qui se passe à l'écran). C'est néanmoins l'occasion d'appréhender la force tranquille et humaniste de ce commissaire, superbement interprété par Roschdy Zem. Et la seconde partie, qui se resserre autour des deux jeunes voisines (Sara Forestier et Léa Seydoux) de la victime de meurtre, emporte le morceau par sa profondeur psychologique, subtile et glaçante. Par son acuité, Desplechin réussit là où un réalisateur lambda aurait sûrement trébuché.
FÊTE DE FAMILLE (Cédric Kahn, 4 sep) LLL
Le titre pourrait laisser penser qu'on a affaire à une déclinaison française du Festen de Thomas Vinterberg. Ou bien à une affaire d'héritage un peu bourgeois comme l'était L'Heure d'été (pas le meilleur Assayas). Or c'est un peu autre chose qui se noue ici. L'anniversaire de la grand-mère (Catherine Deneuve) réunit trois générations (parmi les petits enfants, mention à Luana Bajrami qui confirmera sa présence singulière chez Céline Sciamma) et plusieurs milieux : les deux frères, Vincent (Cédric Kahn lui-même) et Romain (Vincent Macaigne), ne sont plus vraiment du même monde. Mais c'est le retour de leur demi-soeur Claire (sidérante Emmanuelle Bercot), personnage très border line, qui fait basculer le film de sa zone de confort vers des rivages insoupçonnés. On n'est plus dans la satire mordante mais plutôt dans un drame dissonnant et en même temps poignant.
ON VA TOUT PETER (Lech Kowalski, 9 oct) LLL
Pendant deux ans, Lech Kowalski a suivi la lutte des ouvriers de GM&S (équipementier automobile ayant pour clients principaux PSA et Renault-Nissan), en lutte contre la délocalisation de leur usine en Bulgarie, à l'intérieur même de l'Union européenne. Si cela vous rappelle En guerre de Stéphane Brizé, c'est normal, sauf qu'il s'agit ici d'un documentaire. L'autre différence, c'est qu'il n'y a pas un leader charismatique chargé d'incarner le combat (comme Vincent Lindon chez Brizé) : le cinéaste s'attache à une bonne dizaine de figures, qu'il montre dans les actions (et les formes successives qu'elles prennent) et parfois aussi à domicile. Plutôt spécialisé dans le documentaire musical, Lech Kowalski leur rend leur dignité. Le film a peu de copies, mais mérite d'être vu.
VIF-ARGENT (Stéphane Batut, 28 aou) LLL
Juste erre dans Paris à la recherche de personnes qu'il est seul à voir. Il recueille leur dernier souvenir avant de les faire passer dans l'autre monde. Un jour, Agathe, une jeune femme, croit le reconnaître. Elle est bien vivante, tandis que lui est un fantôme... Pour son premier long métrage, Stéphane Batut ose un conte fantastique, genre assez rare dans le cinéma français. Mais il le fait avec une délicatesse rare, et une grande attention à ses comédiens : le nouveau venu Thimotée Robart est troublant à souhait dans le rôle de Juste, tandis que Judith Chemla dans celui d'Agathe semble importer de Ce sentiment de l'été sa capacité à faire ses deuils et à communiquer avec les morts. Une bien jolie curiosité...
ALICE ET LE MAIRE (Nicolas Pariser, 2 oct) LLL
Paul Théraneau (Fabrice Luchini), le maire de Lyon, n'a plus d'idées. Pour y remédier, on fait appel à une jeune et brillante philosophe, Alice Heimann (Anaïs Demoustier). Un dialogue se noue... Pour son deuxième long métrage, Nicolas Pariser livre un film très écrit, dans une certaine tradition (le titre renvoie à L'Arbre, le maire et la médiathèque, film inclassable d'Eric Rohmer), mais tout en étant très contemporain. Il fait une description précise et cruelle du vide vers lequel s'est dirigée la sociale-démocratie, particulièrement dans les grandes villes (Lyon 2500), ainsi que des dangers de la professionnalisation de la vie politique. La dernière réplique est à l'image de l'ironie qui traverse tout le film. L'épilogue, désabusé, prend néanmoins le risque de conforter les résignés dans leur résignation, même si ce n'est pas le but recherché...
RÊVES DE JEUNESSE (Alain Raoust, 31 juil) LL
C'est l'été. Salomé revient dans le village de son enfance, à l'occasion d'un job d'été à la déchetterie. Elle y découvre les affaires d'un ami, Mathis, mort comme Rémi Fraisse en affrontant des CRS sur une ZAD. Et croise d'autres personnages semblant symboliser les errements du monde contemporain, comme une cocasse candidate d'un jeu de télé-réalité égarée. Mais, selon le réalisateur, il ne faut pas enterrer avec Mathis toutes les utopies collectives et libertaires... Si le manque de moyens peut déconcerter (d'où peut-être des dialogues un peu trop écrits), c'est aussi le signe d'une belle radicalité, fauchée mais farouche...
DEUX MOI (Cédric Klapisch, 11 sep) LL
Après le plaisant Ce qui nous lie, Klapisch garde Ana Girardot et François Civil et leur font interpréter deux trentenaires parisiens qui habitent deux immeubles adjacents. Ils ne se connaissent pas, mais leurs trajectoires suivent un certain parallélisme. Ils sont tous les deux sous tension : Rémy, peu diplômé, est manutentionnaire dans une boîte qui dégraisse, Mélanie, mieux insérée, est biologiste dans un labo, et se voit confier des responsabilités, alors qu'elle n'arrive pas à faire le deuil de sa dernière histoire d'amour. Ils finissent tous les deux par voir un psy (Camille Cottin pour l'une, François Berléand pour l'autre). C'est plutôt bien observé sociologiquement, mais sans grande finesse particulière au niveau cinématographique.
ATLANTIQUE (Mati Diop, 2 oct) LL
Au Sénégal, des ouvriers d'un chantier d'une tour futuriste, non payés depuis plusieurs mois, tentent de quitter le pays par l'océan pour trouver un avenir meilleur. Parmi eux se trouve Souleiman, qui part sans dire au revoir à son amoureuse Ada, promise à un autre bien plus riche. Quelques jours après le départ des hommes, un mystérieux incendie dévaste la fête de mariage de la jeune femme... Mati Diop, jadis actrice chez Claire Denis ( 35 Rhums), signe un premier long métrage qui aborde l'émigration par le biais de la fiction, et même avec une dose de fantastique. Elle n'y va pas jusqu'au bout (on n'est pas dans Vaudou de Jacques Tourneur), elle reste dans un entre-deux qui pourra déconcerter les commentateurs mais qui a séduit le jury du festival de Cannes (Grand-Prix).
TU MERITES UN AMOUR (Hafsia Herzi, 11 sep) LL
Pour son premier film en tant que réalisatrice, Hafsia Herzi raconte l'histoire d'une jeune femme qui fait le deuil d'une relation avec un garçon qui l'a larguée, et tente d'en nouer d'autres. Elle se confie le rôle principal, tandis que le jeune homme à la masculinité un peu toxique est interprété par Jérémie Laheurte, qui a comme elle déjà tourné avec Abdellatif Kechiche. Tourné sans moyens, presque sans facilité (le meilleur ami gay compréhensif et spirituel), le film se trouve cahin-caha une personnalité, gagnant en caractère contemporain ce qu'il perd en profondeur.
J'IRAI OU TU IRAS (Géraldine Nakache, 2 oct) L
Un père, qui a un rendez-vous d'urgence à l'hôpital, ne peut amener sa fille aînée à une audition pour devenir choriste de Céline Dion. Il demande à son autre fille, art-thérapeute, de faire le trajet à sa place. Malheureusement, les deux soeurs ne s'apprécient guère... C'est une comédie dramatique, pas forcément très bien dosée dans le côté mélo, entre guimauve forcée et personnages secondaires pas très bien écrits. Cinématographiquement, y'a R (rien). Heureusement, les deux personnages principaux échappent au massacre. On peut même ne voir le film que pour le duo Leïla Bekhti - Géraldine Nakache qui, après Tout ce qui brille, fonctionne toujours aussi bien.
CHAMBRE 212 (Christophe Honoré, 9 oct) L
Après plus de 20 ans de mariage, Maria (Chiara Mastroianni), épouse infidèle chronique, quitte le domicile conjugal et s'installe à la chambre 212 de l'hôtel d'en face. Elle y observe son mari (Benjamin Biolay), et reçoit une visite impromptue : son mari tel qu'il était 25 ans plus tôt (Vincent Lacoste), et quelques autres personnages... Christophe Honoré lorgne du côté de Bertrand Blier, mais en le féminisant. Malheureusement, les bonnes idées du scénario n'arrivent pas à s'incarner à l'écran. La faute peut-être à des personnages trop aseptisés : ils semblent vivre confortablement, sans souci de travail (seraient-ils rentiers ?) ni point de vue sur la société. S'ils se lassent au bout de 20 ans, nous c'est au bout de 20 minutes... Le film n'est pas déplaisant, mais totalement anecdotique.
JEANNE (Bruno Dumont, 11 sep) L
C'est le deuxième film que Bruno Dumont consacre à Jeanne d'Arc, après une sorte de comédie musicale metal consacrée à son enfance ( Jeannette). Plusieurs audaces : le rôle de Jeanne adulte (jusqu'au bûcher) est dévolu à une enfant, Lise Leplat Prudhomme, très déterminée, tandis que la musique est confiée à Christophe. Malgré ces ingrédients prometteurs, la mayonnaise ne prend pas, et le résultat est interminable. Dans les meilleurs moments, on a l'impression d'assister à un spectacle scolaire de fin d'année sans attendrissement possible puisqu'on ne connaîtrait aucun des gosses...
- Bien : So long, my son (Wang Xiaoshuai), Bunuel après "L'Âge d'or" (Salvador Simo), Wild Rose (Tom Harper), 303 (Hans Weingartner), Rojo (Benjamin Naishat), Ricordi ? (Valerio Mieli), Haut les filles ! (François Armanet), Acusada (Gonzalo Tobal), La Grand-Messe (Valéry Rosier, Méryl Fortunat-Rossi)
- Pas mal : Midsommar (Ari Aster), Le Daim (Quentin Dupieux), Face à la nuit (Ho Wi-Ding), Daniel Darc, pieces of my life (Marc Dufaud, Thierry Villeneuve), Nevada (Laure de Clermont-Tonnerre), Perdrix (Ewan Le Duc), L'Intouchable (Ursula MacFarlane)
- Bof : La Femme de mon frère (Monia Chokri), Yesterday (Danny Boyle)
- Hélas : Once upon a time... in Hollywood (Quentin Tarantino)
SO LONG, MY SON (Wang Xiaoshuai, 3 juil) LLL
Deux garçons jouent près d'une retenue d'eau. Ce sont les enfants de deux couples d'amis (ils travaillent dans la même usine). Un drame va se nouer, qui va bouleverser cette situation. A l'instar des Eternels de Jia Zhang-ke, c'est une fresque qui s'étend sur plusieurs décennies. La chronologie est bousculée par un montage labyrinthique qui organise un système de flash-backs et d'ellipses. Le premier mérite, c'est d'inviter le spectateur à être actif, et de retenir idéalement son attention pendant les trois heures de projection. Mais c'est surtout une manière de creuser l'émotion et la réflexion, et de mêler dans le même mouvement l'intime, le social et les bouleversements politiques (la politique de l'enfant unique, mise en place à la fin des années 1970 et abandonnée en 2015, l'entrée dans l'économie de marché). Pas de maquillage superflu, seules les brillantes interprétations de Yong Mei et Wang Jingchun suggèrent les effets du temps qui passe.
BUNUEL APRES "L'ÂGE D'OR" (Salvador Simo, 19 juin) LLL
1930, à Paris : la projection de L'Âge d'or de Bunuel fait scandale. Du coup, personne ne veut financer ses films suivants. Le photographe Elie Lotar lui apporte une thèse de Maurice Legendre sur les Hurdes, une région isolée d'Estrémadure d'une extrême pauvreté, et lui suggère d'en tirer un court métrage. Il trouve l'appui financier de Ramon Acin, un poète et sculpteur anarchiste qui vient de gagner à la loterie ! Sur place, Bunuel, Acin et Lotar sont rejoints par le poète Pierre Unik, déjà assistant réalisateur de L'Âge d'or... Cet épatant film d'animation est en quelque sorte le making of, reconstitué d'après la légende, du documentaire Terre sans pain ( Las Hurdes en vo). Des extraits fascinants du court-métrage culte sont insérés au montage entre deux séquences animées, sans que ça nuise du tout à la fluidité de l'ensemble. Une belle réussite.
WILD ROSE (Tom Harper, 17 juil) LLL
Rose-Lynn sort tout juste de prison, mais n'a qu'une obsession : devenir chanteuse de country, ce qui signifie pour elle quitter son Glasgow natal pour Nashville. Pour sa mère, elle devrait plutôt trouver un vrai boulot, qui lui permettrait d'élever correctement ses deux jeunes enfants. C'est un film musical, certes, mais qui s'inscrit dans la grande tradition des films sociaux britanniques. Contrairement au film-karaoké formaté de Danny Boyle, les personnages ne sont pas des ectoplasmes : quand Rose-Lynn chante à tue-tête en passant l'aspirateur (elle est femme de ménage chez un couple de bourgeois cultivés), on y croit, idem pour tous les personnages. Elle est interprétée par Jessie Buckley, issue d'un télé-crochet, ébouriffante de présence aussi bien dans le chant que dans le registre dramatique.
303 (Hans Weingartner, 24 juil) LLL
Jule a 24 ans et vient de rater un partiel de biologie. Avec le vieux camping-car familial (le 303 du titre), elle compte rejoindre son petit ami au Portugal. Sur une aire, elle croise Jan, un garçon du même âge, également étudiant, qui part à la recherche de son père biologique, installé en Espagne et qu'il ne connaît pas. Jan a été planté par la personne qui devait le covoiturer. Jule et Jan vont donc faire de la route ensemble. C'est un road-movie, presque rohmérien dans sa façon de suivre la façon dont ils s'ouvrent, se ferment à l'autre, se disputent, dans chaque plan, chaque dialogue, chaque inflexion de jeu. Mais un Rohmer déniaisé politiquement (le réalisateur de The Edukators ne s'est pas embourgeoisé), où les discussions peuvent porter autant sur la concurrence ou la coopération, sur la remise en cause du capitalisme que sur la monogamie. D'une grande délicatesse et d'une grande acuité, on pardonne d'autant les petits défauts (balancer une ballade folk dès qu'ils font trois kilomètres...).
ROJO (Benjamin Naishat, 3 juil) LLL
Argentine, 1975, peu avant le coup d'Etat. Claudio est un avocat réputé, et un notable local : il faut le voir, dans une des premières scènes, humilier un homme moins chanceux qui s'en prend à lui, dans un restaurant figé par le malaise. L'altercation va mal se terminer. Claudio tente d'étouffer l'affaire, dans le désert tout peut disparaître... C'est le début d'un polar politique intrigant, dans l'atmosphère délétère de hantise du "rouge" ( rojo en argentin) qui précéda la dictature. Cela imprègne le scénario bien sûr, mais aussi tous les détails de mise en scène : rien n'est neutre dans cet exercice de style. Dario Grandinetti, formidable acteur chez Almodovar ( Parle avec elle), est parfait dans le rôle principal, dans un personnage de plus en plus indéfendable.
RICORDI ? (Valerio Mieli, 31 juil) LLL
Ils se sont rencontrés à une fête et se sont aimés tout de suite. Pourtant leurs souvenirs divergent, par exemple sur la façon dont ils étaient habillés. C'est une grande histoire d'amour, qui nous est racontée à travers les mémoires des deux protagonistes, entre Elle qui veut croquer la beauté des choses et Lui qui vit davantage dans les souvenirs et cherche à reproduire l'excellence des premières unions. Leur présent va être lesté de ces pensives émotions venues du passé... Dit comme ça, ça peut paraître théorique (et casse-gueule, n'est pas Resnais qui veut), mais le montage, qui certes abuse parfois des plans courts, rend tout cela fluide, cohérent malgré les fragments hétéroclites, et extrêmement sensible. Les interprétations intenses bien que retenues de Linda Caridi et Luca Marinelli poussent également dans ce sens.
HAUT LES FILLES ! (François Armanet, 3 juil) LLL
Documentaire sur le rock hexagonal, mais en déclinaison féminine. Ils font malicieusement débuter l'histoire avec Edith Piaf. Co-écrit par Bayon, le film bénéficie d'une voix off alerte (" En France, on n'a pas de pétrole, mais on a des pétroleuses"), mais surtout de dix témoins de diverses générations, dans une conception assez élastique de la notion de rock, puisqu'elle va de Vanessa Paradis à Brigitte Fontaine (qui détonne, toujours au-dessus de la mêlée sans jamais être au centre), en passant par Françoise Hardy, Elli Medeiros, Charlotte Gainsbourg, Jeanne Added, Lou Doillon, Imany, Camélia Jordana, et Jehnny Beth (Savages). Le propos est parfois engagé, et les archives savoureuses.
ACUSADA (Gonzalo Tobal, 10 juil) LLL
Seule accusée pour le meurtre de sa meilleure amie, Dolorès, jeune étudiante, attend son procès depuis deux ans. Sa famille, aisée, a fait appel au meilleur avocat de la région. Mais elle ne doit pas convaincre seulement les jurés, mais aussi les médias qui se déchaînent (savoureux cameo de Gael Garcia Bernal), mettant à l'épreuve son clan... Ce n'est pas un film conceptuel, mais Gonzalo Tobal met ses talents de mise en scène au service d'un thriller judicieusement ironique et ambigu. L'exercice est réussi, grâce également au talent de Lali Esposito, troublante à souhait...
LA GRAND-MESSE (Valéry Rosier, Méryl Fortunat-Rossi, 3 juil) LLL
Deux réalisateurs belges rendent hommage au Tour de France, comme évènement populaire plus que pour la compétition sportive. En 2017, ils ont suivi des spectateurs qui ont installé leurs camping-cars, parfois deux semaines avant le passage des coureurs, afin d'être aux premières loges. Les scènes sont montées dans l'ordre chronologique, d'où un certain crescendo. Les jours sont rythmés par les rencontres avec d'autres fans de vélo, les apéros, les repas sous la tonnelle, les retransmissions télévisées des dernières heures de course... Les réalisateurs ont aussi eu le bon goût de filmer à hauteur de leurs personnages, avec bienveillance, sans céder à l'ironie facile, le tout dans de beaux paysages de montagne.
MIDSOMMAR (Ari Aster, 31 juil) LL
Rien ne va plus entre Dani, une jeune américaine, et son petit ami Christian, lorsque la jeune femme est frappée par une tragédie. Attristé par le deuil familial brutal qui affecte Dani, Christian ne peut la laisser seule et lui propose de l'accompagner dans un voyage qu'il réalise avec d'autres étudiants en anthropologie pour assister à un festival dans un village suédois isolé... Là-bas, comme dans Insomnia, les nuits sont très courtes (été nordique oblige), mais l'expérience ne sera pas insouciante pour autant. C'est une sorte de film de genre, dans lequel l'influence de The Wicker man se fait sentir (au bout d'une demi-heure). L'exercice de style est plutôt réussi, en dépit des incohérences et des invraisemblances du scénario (festival qui ne se déroule que tous les 90 ans, mais les cycles de la communauté sont de 72 ans...).
LE DAIM (Quentin Dupieux, 19 juin) LL
C'est l'histoire d'un type qui avale des kilomètres pour acheter un blouson en daim et à franges. Se prétendant réalisateur, il n'arrête pas de le filmer au caméscope. Mais bientôt, ce blouson exige d'être unique au monde. Georges va alors essayer de convaincre tout le monde d'enlever leur blouson, ou sinon... D'une certaine manière, ce vêtement particulier remplit une fonction similaire au pneu de Rubber (2010), à ce jour le meilleur film de Quentin Dupieux. Ici, on retrouve le même sens de l'absurde, même si on a plus de mal à y croire (mais c'est peut-être subjectif). Les comédiens ne sont pas en cause, Jean Dujardin et Adèle Haenel se sont en effet bien acclimatés à cet univers.
FACE A LA NUIT (Ho Wi-Ding, 10 juil) LL
Le premier segment nous plonge dans un monde futuriste où le suicide est interdit et où tous les citoyens ont une puce électronique sous la peau pour les localiser et enregistrer leurs données vitales. Dans ce contexte, un vieux flic entre dans un hôpital et étouffe un ministre dans son lit. Pourquoi ? Et quelle est cette fille qui lui rappelle quelqu'un ? Le film raconte son histoire à rebours, faisant le récit de trois nuits qui ont fait basculé sa vie. Bien sûr, l'intérêt réside davantage dans la manière (dont certains ralentis arty qui peuvent faire penser à Wong Kar-wai) que dans le fond, pas toujours au niveau des promesses du début.
DANIEL DARC, PIECES OF MY LIFE (Marc Dufaud, Thierry Villeneuve, 24 juil) LL
Pendant des années, Marc Dufaud a filmé à de nombreuses reprises Daniel Darc, dans des images de qualité diverse. C'est ce matériau que Thierry Villeneuve (lui même ancien bassiste et batteur du groupe Les Hurleurs) a déstructuré dans un brillant travail de montage, proposant un film-collage kaléidoscopique, qui sied finalement assez bien au chanteur torturé. Ses collaborateurs Frédéric Lo (à l'origine de l'album de la résurrection, Crève-coeur) et Georges Betzounis apportent également des éclairages intéressants. Dommage que la musique soit finalement cantonnée à la portion congrue (par exemple on n'entend jamais La Pluie qui tombe, seuls deux vers de ce petit chef d'oeuvre sont placés en exergue, à la toute fin).
NEVADA (Laure de Clermont-Tonnerre, 19 juin) LL
Incarcéré dans une prison du Névada, Roman est à fleur de peau, hargneux. Un jour, on lui propose d'intégrer un programme spécial reposant sur le dressage de mustangs, qui favoriserait sa future réinsertion et diminuerait les risques de récidive. Pas convaincu, au départ il renâcle, puis il évolue lentement... Pour son premier long-métrage, Laure de Clermont-Tonnerre combine le film de prison avec une sorte de western démythifié (on pense surtout aux misfits des Désaxés de John Huston). Le film ne mérite ni sarcasmes ni les louanges excessifs. Dans ses grandes lignes, le déroulement est assez prévisible, mais la mise en scène est maîtrisée, bien servie également par l'interprétation de Matthias Schoenaerts en brute au coeur tendre mais mutique, qui a des relations compliquées avec sa fille (Jason Mitchell) et son encadrant (Bruce Dern).
PERDRIX (Ewan Le Duc, 14 août) LL
Une jeune femme (Maud Wyler) se fait voler sa voiture par une nudiste révolutionnaire, et va porter plainte à la gendarmerie. Les trouvant trop procéduriers, elle s'active et s'incruste chez le gendarme qui l'a reçue (Swann Arlaud), qui vit avec sa mère (Fanny Ardant), une veuve jouant les Macha Béranger dans son garage, son frère (Nicolas Maury), mû par une passion difficile à partager, et sa nièce fada de ping-pong. La jeune femme et le gendarme ont des caractères très éloignés, mais... Pour son premier film, le réalisateur Ewan Le Duc, ancien journaliste sportif au Monde, crée des personnages attachants, mais la fantaisie y est parfois un peu forcée (les collègues du gendarme), et trop gratuite (on ne sent pas de vision du monde ou de la société). Plaisant mais pas renversant.
L'INTOUCHABLE (Ursula MacFarlane, 14 août) LL
L'intouchable du titre, c'est Harvey Weinstein, le producteur vedette du cinéma américain "indépendant", accusé de viols et de multiples agressions sexuelles. L'intérêt du documentaire, c'est la réunion de nombreux et courageux témoignages, plus édifiants que les multiples articles déjà publiés, et qui permettent de comprendre le modus operandi de l'homme de pouvoir. On peut d'autant plus regretter la facture télévisuelle de l'ensemble, entre musique convenue et trop présente, et plans de chambres d'hôtel filmées floues et au ralenti... A voir plus pour le fond que pour la forme.
LA FEMME DE MON FRERE (Monia Chokri, 26 juin) L
Sofia est une doctorante qui est dubitative par rapport à son avenir, personnel comme professionnel. Elle use d'un humour cinglant, notamment dans ses réparties avec son frère, qu'elle adore. Jusqu'au jour où ce dernier tombe amoureux de la gynéco qui vient d'avorter Sofia... Monia Chokri était une excellente comédienne chez Xavier Dolan ( Les Amours imaginaires), elle passe de l'autre côté de la caméra de façon moins convaincante. Le point de départ est sympathique, le thème de la difficulté à grandir a déjà donné de beaux films. Mais ici, il aurait fallu un peu plus de finesse dans les ruptures de ton et un peu plus d'ampleur dans la mise en scène pour éviter un résultat un peu étriqué.
YESTERDAY (Danny Boyle, 3 juil) L
Après une gigantesque panne d'électricité mondiale, Jack, musicien modeste, se réveille dans un monde où personne n'a entendu parler des Beatles (ni, logiquement, du groupe Oasis), pas même sa meilleure amie (et manageuse). Il décide de s'approprier leur répertoire pour faire décoller sa carrière... Dans cette comédie romantique, et musicale, une fois le point A franchi, le point B vers lequel on s'achemine est bien celui auquel on s'attend. La bande son a beau être solide, le film a l'air de suivre une partition très convenue, pour des personnages très stéréotypés. Un film de droite moyen qui dans son dernier mouvement tente d'adopter une morale aussi hypocrite qu'opportuniste. Let it be ? Bof !
ONCE UPON A TIME... IN HOLLYWOOD (Quentin Tarantino, 14 aou) o
Leonardo Di Caprio interprète un acteur qui peine à sortir des rôles de méchant, et Brad Pitt incarne sa doublure pour les cascades. Ils habitent à côté du couple Roman Polanski - Sharon Tate, on est en 1969... Première surprise, de taille : le Hollywood du titre n'est pas celui du cinéma, mais celui des séries. Quoi, Tarantino, l'amoureux de la pellicule argentique, rend hommage à la télévision ? Son film est une longue suite de scènes qui ne fonctionnent pas très bien (même une séquence humoristique avec soi-disant Bruce Lee est poussive). En fait, tout est fait pour servir un final plus indigeste encore que celui de Inglorious basterds. Tarantino utilise son talent et ses très gros moyens pour parodier des revenge movie de série Z ? Quel gâchis...
- Bravo : Douleur et gloire (Pedro Almodovar)
- Bien : Le Jeune Ahmed (Jean-Pierre et Luc Dardenne), Être vivant et le savoir (Alain Cavalier), Quand nous étions sorcières (Nietzchka Keene), Parasite (Bong Joon-ho), L'Autre continent (Romain Cogitore), Fugue (Agnieszka Smoczynska), Sibyl (Justine Triet), Passion (Ryûsuke Hamaguchi)
- Pas mal : Yves (Benoît Forgeard), The Dead don't die (Jim Jarmusch), Monrovia, Indiana (Frederick Wiseman), Les Plus belles années d'une vie (Claude Lelouch)
- Bof : Les Particules (Blaise Harrison)
DOULEUR ET GLOIRE (Pedro Almodovar, 17 mai) LLLL
Salvador est cinéaste vieillissant. Il doit surmonter les douleurs, physiques ou psychiques, qui le tiennent éloigné des plateaux de tournage. Un ciné-débat est organisé à la Cinémathèque pour la restauration d'un de ses premiers films, qu'il n'a pas revus depuis trente ans, après s'être brouillé avec l'acteur principal. Des souvenirs plus anciens, de l'enfance, remontent aussi à la surface... Dit comme ça, le synopsis peut ressembler à celui des Fraises sauvages de Bergman, mais la manière est on ne peut plus almodovarienne. Le cinéaste de Parle avec elle ou de Julieta n'a pas son pareil pour tisser des fils narratifs disparates, mélangeant plusieurs époques et/ou plusieurs statuts (réalité ou création) et passer des uns aux autres en toute fluidité. Evidemment, dans le rôle de Salvador, Antonio Banderas est exceptionnel (prix d'interprétation mérité à Cannes, si ce n'est que ça prive une nouvelle fois le cinéaste de la Palme d'or), mais c'est l'ensemble de la direction artistique qui est à saluer : musique (due au fidèle Alberto Iglesias), photographie (couleurs saturées à la Douglas Sirk pour accompagner les aspirations généreuses des personnages), décors (superbe trouvaille de la maison troglodyte, mais l'appartement contemporain n'est pas banal non plus). Devant tant de beauté, gare à l'évanouissement !
LE JEUNE AHMED (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 22 mai) LLL
Ahmed a 13 ans, vit en Belgique chez sa mère, avec son frère et sa soeur. Mais c'est aussi un musulman qui se radicalise au contact d'un imam extrêmiste, qui glorifie la mort du cousin d'Ahmed. Mais le film ne pose jamais la question du pourquoi (en est-il arrivé là), mais celle du comment (peut-on l'aider à revenir au présent du côté de la vie). Contrairement au dernier Téchiné, parfois démonstratif dans l'énonciation d'un point de vue humaniste, chez les Dardenne, il n'y a pas d'explication superflue. La caméra accompagne les personnages dans leur trivialité, leurs contradictions réelles ou apparentes. Ils sont regardés pour ce qu'ils sont, ils ne sont pas des symboles, et n'ont pas à prendre en charge des problématiques qui sont plus grandes qu'eux. Le film est très concret, ce qui ne l'empêche pas d'être stylisé (il est plutôt plus proche de Bresson que de Pialat ici). La fin peut sembler une petite concession à la facilité, mais ne gâche pas l'impression générale d'un film qui certes traite d'un sujet important, mais n'oublie pas d'en faire du cinéma (prix de la mise en scène à Cannes).
ÊTRE VIVANT ET LE SAVOIR (Alain Cavalier, 5 juin) LLL
Au départ, Alain Cavalier a proposé à son amie la romancière Emmanuèle Bernheim d'adapter son roman Tout s'est bien passé. En se filmant mutuellement à l'aide de petites caméras, comme Cavalier et Vincent Lindon l'avaient fait dans Pater, elle interprèterait son propre rôle, tandis qu'Alain Cavalier interprèterait celui de son père, paralysé après un accident cardio-vasculaire, et qu'Emmanuèle a aidé à mettre fin à ses jours. Mais le dispositif a volé en éclats, les circonstances en ayant décidé autrement, la romancière devant elle-même se battre contre un cancer... Le film est donc tout autre que celui qui était initialement envisagé, mais pas moins intéressant, le cinéaste n'ayant pas son pareil pour livrer un journal intime courageux, pudique, entre poésie et abstraction symboliste. En effet, dans son atelier, les natures mortes, savamment composées comme dans Le Paradis, ont le don puissant d'interpeller la vie...
QUAND NOUS ETIONS SORCIERES (Nietzchka Keene, 8 mai) LLL
Tourné en 1989, ce film qui semble sorti de nulle part arrive enfin en salles en France. C'est la fructueuse rencontre entre un conte de Grimm (le film est librement adapté du Conte du genévrier), une cinéaste américaine (Nietzchka Keene, depuis disparue) et une chanteuse islandaise (Björk, qui n'avait pas encore entamé sa carrière solo triomphale puis expérimentale). Au Moyen âge, Katla et Margit sont deux soeurs bannies d'un territoire inconnu où leur mère sorcière a été brûlée. Elles finissent par trouver refuge chez un homme, parent isolé d'un petit garçon... La grande soeur tente de séduire l'homme, tandis que la plus jeune se lie à son fils. Le noir et blanc magnifie les paysages islandais (qu'on croyait à tort faits pour la couleur) et sert parfaitement la poésie de l'ensemble, entre merveilleux métaphysique et cruauté médiévale.
PARASITE (Bong Joon-ho, 5 juin) LLL
Ki-woo, jeune adulte au sein d'une famille pauvre (ses deux parents sont au chômage), tient peut-être la chance de sa vie lorsqu'un copain le recommande pour donner des cours particuliers d'anglais à la fille de la richissime famille Park. L'expérience étant concluante, il ne compte pas s'arrêter là... On sait depuis The Host (2006) que Bong Joon-ho n'est jamais aussi bon que lorsqu'il mélange les genres. C'est indubitablement le cas ici, et c'est sans doute ce qui a été récompensé à Cannes (Palme d'or). Le film tient surtout de la farce sur le fossé entre classes sociales opposées. Il fait une utilisation optimale des décors, et de l'interprétation de Song Kang-ho (qui joue le père de Ki-woo). Pour le reste, il s'appuie surtout sur des coups de force scénaristiques, que la mise en scène, aussi inventive soit-elle, ne fait qu'appuyer. C'est un exercice de style brillant, à défaut d'avoir l'amplitude et la subtilité des chefs d'oeuvre.
L'AUTRE CONTINENT (Romain Cogitore, 5 juin) LLL
Maria (Déborah François) et Olivier (Paul Hamy) ont 30 ans, sont guides touristiques à Taïwan. Elle est libre, conquérante. Il semble plus lent, réservé mais parle quatorze langues. Leurs différences enrichissent leur relation, jusqu'à ce que la maladie s'immisce brutalement... Sur le papier, on peut raisonnablement craindre le pire, entre chronique de la mondialisation heureuse et trame de mauvais mélodrame. Or, sur l'écran, il n'en est rien, grâce au miracle de la mise en scène de Romain Cogitore, qui n'en est pourtant qu'à son deuxième film. Alors, certes, nos deux héros s'aiment en français, en chinois et en néerlandais, mais le cinéaste ne souligne jamais l'émotion, et livre au contraire des scènes qui misent sur l'intelligence du spectateur, en déjouant constamment les attentes. La preuve qu'au cinéma l'important n'est pas forcément le sujet, mais son traitement.
FUGUE (Agnieszka Smoczynska, 8 mai) LLL
Alicja est devenue amnésique et ignore comment elle en est arrivée là (le spectateur également, il la découvre, dans une première scène impressionnante, marcher en titubant sur des rails, sortir d'un tunnel, et tenter de se hisser sur un quai de gare...). Jusqu'au jour où sa famille la retrouve, alors qu'elle n'avait plus de nouvelles d'elle depuis deux ans. La voilà contrainte d'endosser les rôles de mère, de femme et de fille auprès de parfaits inconnus... Si le film tente de démêler le mystère, il s'attache surtout aux difficultés du présent (comment donner à son héroïne un nouveau départ). Les situations sont équivoques, et la mise en scène d'une froide rigueur. Le film n'est pas toujours aimable, mais reste longtemps en mémoire, grâce notamment au travail de Gabriela Muskala, à la fois interprète principale et scénariste.
SIBYL (Justine Triet, 24 mai) LLL
Sibyl est une psychanalyste au passé tumultueux (ancienne alcoolique). Plus posée, elle décide de suspendre son travail d'analyste pour se lancer dans un nouveau roman, encouragée par son éditeur. Elle accepte in extremis de suivre Margot, une jeune actrice qui a une liaison avec Igor, un acteur, celui-ci étant en couple avec la réalisatrice d'un film dans lequel Margot et Igor se partagent la vedette... Après La Bataille de Solferino et Victoria, Justine Triet livre un film qui n'hésite pas devant les ruptures de ton, et qui frôle la surcharge dans sa dernière partie (les scénaristes se sont fait plaisir). Tous les seconds rôles sont importants (et joués par la crème des interprètes européens : Adèle Exarchopoulos, Sandra Hüller, Gaspard Ulliel, Laure Calamy), mais c'est l'interprétation de Virginie Efira, impressionnante dans un rôle ambivalent, dans une performance à la Gena Rowlands, qui emporte tout.
PASSION (Ryûsuke Hamaguchi, 15 mai) LLL
Passion est le deuxième film de Ryûsuke Hamaguchi à sortir sur les écrans français cette année, après Asako I & II, mais c'est en réalité son premier film, réalisé en 2008. Lors d'un dîner, un jeune couple, à peine trentenaire, annonce son mariage à quelques amis. Le film consistera à observer l'onde de choc... Le titre et l'argument initial du film ne sont pas sans rappeler Bergman, mais c'est une fausse piste. Le scénario a davantage à voir avec Les Nuits de la pleine lune de Rohmer, tandis que le style peut évoquer le cinéma de Hong Sang-soo, en beaucoup moins alcoolisé. Ce n'est pas encore la déflagration de Senses, mais ce petit précis sentimental et cruel, réalisé en quelque jours, mérite le détour.
YVES (Benoît Forgeard, 26 juin) LL
Jérem est un rappeur qui s'installe dans la maison de sa mamie pour y écrire et composer son premier album. Il fait la rencontre de So, une commerciale de l'entreprise Digital Cool, qui le persuade de prendre à l'essai Yves, un réfrigérateur intelligent. Celui-ci sait "ce qui est bon pour vous", commande lui-même les produits alimentaires, distille des conseils diététiques, sans se limiter à ce domaine... Après le réjouissant programme de courts-métrages Réussir sa vie et le premier long Gaz de France, Benoît Forgeard continue d'offrir un cinéma décalé et iconoclaste, satirique (même si la critique de l'intelligence artificielle reste souriante). Il est un peu inégal aussi (il y a boire et à manger, mais après tout c'est logique), mais entre deux délires un poil immatures vise plutôt juste sur l'époque.
THE DEAD DON'T DIE (Jim Jarmusch, 15 mai) LL
Jim Jarmusch fait son film de zombie. Cela démarre très doucement, mais comme dans une mer un peu fraîche, une fois qu'on y est, elle est plutôt bonne. Il faut dire que la distribution est royale : Bill Murray, Adam Driver, Tilda Swinton, Chloé Sévigny, Danny Glover, Iggy Pop. Dans l'univers de Jarmusch, les policiers restent placides en toute circonstance (on voit que ça ne se passe pas en France). Il y a aussi un message écolo (même s'il reste assez convenu). Pas de quoi s'enflammer, mais pas non plus de quoi bouder son plaisir : le film me convainc même davantage que les vampires bien trop snobs de Only lovers left alive.
MONROVIA, INDIANA (Frederick Wiseman, 24 avr) LL
Frederick Wiseman continue d'explorer l'autre versant de l'Amérique. Après In Jackson Heights, qui montrait comment un quartier populaire et cosmopolite était transformé par la gentrification, le cinéaste s'intéresse à la ruralité, plus exactement dans une commune très blanche qui a majoritairement voté pour Trump en 2016. Sa méthode n'a pas changé : aucune indication ou aucun commentaire en voix off. Tout repose donc sur le montage, qui est un peu moins alerte qu'à l'accoutumée. D'où des scènes en général intéressantes mais qui paraissent flottantes, par manque de liant.
LES PLUS BELLES ANNEES D'UNE VIE (Claude Lelouch, 22 mai) LL
On n'a pas envie de dire de mal de ce film, qui organise les retrouvailles des personnages vedettes de Un homme et une femme cinquante ans après. Les deux comédiens arrivent à faire passer quelque chose dans les scènes qu'ils ont ensemble. Des souvenirs de cinéma, pas seulement le film originel de Lelouch, mais aussi Lola pour l'une ou Ma nuit chez Maud pour l'autre. Mais justement, c'est le cinéma qui manque ici : les plans ont peu de profondeur, beaucoup de champ/contre-champ (on dira que Lelouch a appris la sobriété), et des extraits du film culte parfois gâchés par des chansons un peu gnangnan (signées Didier Barbelivien ou Calogero).
LES PARTICULES (Blaise Harrinson, 5 juin) L
Une chronique de l'adolescence autour d'un élève de Terminale Scientifique dans un lycée du pays de Gex, non loin de l'accélérateur de particules du CERN. Pour son premier long métrage de fiction, le réalisateur Blaise Harrinson, venu du documentaire, arrive avec de l'ambition. Malheureusement, s'il multiplie les pistes et les propositions, il n' en explore vraiment aucune. Du coup, son goût pour l'abstraction paraît assez vain. Peu convaincant et inabouti, mais pas sans talent (on verra bien au deuxième film).
- Bien : Working woman (Michal Aviad), El Reino (Rodrigo Sorogoyen), Liz et l'oiseau bleu (Naoko Yamada), 90's (Jonah Hill), La Lutte des classes (Michel Leclerc)
- Pas mal : Les Oiseaux de passage (Ciro Guerra, Cristina Gallego), Curiosa (Lou Jeunet), Green book (Peter Farrelly), Genèse (Philippe Lesage), Simetierre (Kevin Kölsch, Dennis Widmyer)
- Bof : L'Adieu à la nuit (André Téchiné)
WORKING WOMAN (Michal Aviad, 17 avr) LLL
Orna est une jeune femme qui vient d'être recrutée par une agence immobilière, avec peut-être des possibilités de carrière. C'est essentiellement elle qui ramène l'argent à la maison, alors que son mari peine à faire décoller son restaurant qui vient d'ouvrir. Orna se révèle douée pour le marketing et plaît au chef qui l'a recruté. Professionnellement, mais pas que... Petit à petit, ce supérieur se fait de plus en pressant : un baiser volé, des coups de fil le soir... Le film sort chez nous quelques semaines seulement après Comme si de rien n'était d'Eva Trobisch, où une jeune femme violée choisissait le déni. La cinéaste Michal Aviad choisit de dépeindre une femme qui tente de lutter, tout en essayant de préserver sa situation sociale. Elle choisit d'étirer les scènes, afin de créer une tension qui ne faiblit jamais, mais aussi de montrer toute la complexité de cette relation toxique. Exercice réussi.
EL REINO (Rodrigo Sorogoyen, 17 avr) LLL
Manuel Lopez-Vidal est un homme politique influent dans sa région. Alors qu'il s'apprête à rejoindre la direction nationale de son parti, il se retrouve impliqué dans une affaire de corruption qui menace un de ses amis les plus proches et peut-être le parti tout entier. Mais Manuel n'est pas disposé à s'avouer vaincu. Il va tout faire pour sauver sa peau, quitte à éclabousser les autres. C'est le début d'un engrenage infernal... L'originalité de ce thriller politique est de se mettre dans les pas d'un corrompu (joué par l'excellent Antonio De la Torre) qui ne veut pas payer pour tous les autres. Après Que Dios nos perdone il y a deux ans, Rodrogo Sorogoyen livre un nouveau film tout en tension. Il a commencé comme script doctor pour des séries, et effectivement c'est le scénario qui impressionne, montrant la vaste étendue des institutions touchées, alors que la mise en scène est certes efficace mais plus monocorde.
LIZ ET L'OISEAU BLEU (Naoko Yamada, 17 avr) LLL
Liz et l'oiseau bleu est un conte, où une jeune fille solitaire se trouve soudain accompagnée d'une amie qui se révèlera être un oiseau, et Liz devra accepter de le laisser s'envoler. C'est aussi une pièce de musique classique que doivent jouer des jeunes filles d'aujourd'hui, dont Nozomi et Mizore, les deux héroïnes de ce nouveau long métrage de Naoko Yamada (réalisatrice du beau Silent voice). L'une est extravertie, l'autre très secrète, l'une joue de la flûte, l'autre du hautbois. Alors, il faut certes un temps d'adaptation dans cet univers très girly (le lycée est non mixte). Mais on ne peut qu'être finalement conquis par la subtilité des relations entre ces adolescentes, leurs choix difficiles (notamment par rapport à leur orientation future, dans l'enseignement supérieur), leurs moindres émotions. Et au final, la musique, sans en faire jamais trop, est au diapason de cette sensibilité.
90'S (Jonah Hill, 24 avr) LLL
Stevie, un jeune ado de 13 ans, est parfois battu par son grand frère. Mais leurs relations sont complexes, Stevie n'hésitant pas à pénétrer dans la chambre de son aîné en son absence, et d'y admirer les objets entassés. Pourtant, c'est dans la rue qu'il va trouver son culte à lui, en observant un groupe de skaters. Il va tenter de les rejoindre, malgré la différence d'âge. Il va s'initier au skate, mais aussi à d'autres plaisirs : d'être en bande, de fumer, de tout faire comme les grands... Du fait de l'âge de son personnage principal, le film s'éloigne des modèles de Gus Van Sant ou Larry Clark et retrouve une certaine innocence perdue, dans ces scènes qui évoluent entre naïveté ou maladresse touchante et rites d'apprentissage, sans évacuer la violence ni tomber dans la mythologie adolescente. Ce premier long métrage a également le mérite et la modestie d'être filmé à hauteur des personnages sans les juger.
LA LUTTE DES CLASSES (Michel Leclerc, 3 avr) LLL
Sofia et Paul quittent leur petit appartement parisien pour une petite maison à Bagnolet, la ville où Sofia a grandi. Ils sont fiers de leurs convictions de gauche. Mais lorsque leur fils Corentin voit certains de ses copains déserter Jean Jaurès, l'école primaire publique du quartier, pour rejoindre Saint Benoît, un établissement privé, ils s'interrogent. Vu le sujet, on aurait pu craindre une comédie démago où l'ironie flirterait avec le ressentiment. C'est mal connaître Michel Leclerc ( Le Nom des gens). De façon miraculeuse, il réussit à aborder avec finesse des thèmes si mal traités par les éditorialistes à la mode (les inégalités sociales, les autres discriminations, les crispations identitaires). L'humour passe parfois par des détails très humains, telle la mère (Leïla Bekhti, dans un de ses meilleurs rôles) qui peine à comprendre les compliments de ses proches, ou une institutrice dépassée (jouée par la coscénariste Baya Kasmi) qui ne s'exprime que dans une ahurissante langue de bois, tout en restant touchante. Sans oublier la stratégie peu orthodoxe pour inciter les jeunes à aller au ciné...
LES OISEAUX DE PASSAGE (Ciro Guerra, Cristina Gallego, 10 avr) LL
A la toute fin des années 1960, en Colombie, plusieurs membres d'une famille d'indigènes Wayuu se lancent dans l'export de marijuana, notamment auprès de la jeunesse américaine, dont la demande est croissante. Ils s'enrichissent, tout en essayant de garder la main haute sur les transactions, jusqu'au jour où la guerre des clans devient inévitable et met en péril leurs vies, leur culture et traditions ancestrales... Le nouveau film de Cristina Gallego et Ciro Guerra ( L'Etreinte du serpent) est donc une sorte de grande fresque familiale (comme Francis Ford Coppola ou Martin Scorsese les affectionnaient) qui raconte la naissance des cartels de la drogue, vue du côté colombien. Le scénario est intéressant et efficace, même s'il aurait fallu que les cinéastes s'écartent davantage des clichés du genre pour réussir le film mémorable que le sujet aurait mérité.
CURIOSA (Lou Jeunet, 3 avr) LL
Curiosa est un terme qui désigne une oeuvre à caractère érotique. A la fin du 19è siècle, Marie de Heredia est mariée à Henri de Régnier, un poète de la bonne société qu'elle vouvoie et qu'elle n'aime pas. Elle continue à fréquenter son amant, un autre poète et écrivain, Pierre Louÿs, qu'elle tutoie et à qui elle servira de modèle nu pour des photographies en amateur. Ces expériences amoureuses inspireront à Marie un roman, L'Inconstante, qu'elle publie sous pseudonyme masculin. Pour son premier long métrage de cinéma, après une carrière à la télévision, Lou Jeunet ne choisit pas la facilité. Elle réussit à ne pas tomber dans les représentations clichés lors des nombreuses scènes de nu, tandis que la bande originale revisite Debussy en mode électro. Noémie Merlant ( Les Drapeaux de papier) confirme sa justesse de jeu et son courage. Le résultat reste fragile, loin de l'intensité et de la profondeur de la Lady Chatterley de Pascale Ferran.
GREEN BOOK (Peter Farrelly, 23 jan) LL
En 1962, Tony Vallelonga est un videur de cabaret italo-américain au chômage technique, pendant la réfection de l'établissement dans lequel il travaillait. Il est alors engagé comme chauffeur par Dr Shirley, un célèbre pianiste noir, lors de sa tournée dans le Sud des Etats-Unis, là où les lois ségrégationnistes sont appliquées. Les deux protagonistes, au départ très éloignés l'un de l'autre, vont apprendre à faire cause commune... L'histoire (vraie) est édifiante. Dans la catégorie des films antiracistes, celui-ci, qui se laisse voir avec intérêt, reste néanmoins inférieur aux films récents de Jordan Peele ( Get out), Spike Lee ( BlacKKKlansman) ou Boots Riley ( Sorry to bother you), que ce soit sur le plan politique ou cinématographique, le film de Peter Farrelly étant assez académique dans sa mise en scène, et assez dépolitisé dans son approche du racisme.
GENESE (Philippe Lesage, 10 avr) LL
Deux figures à peine sorties de l'adolescence. Charlotte (Noée Abita, la révélation de Ava) quitte son petit ami après une dispute sur l'exclusivité ou non des relations amoureuses. Elle s'essaye à des rencontres plus libres. Pendant ce temps, son demi-frère Guillaume tombe amoureux de son meilleur pote, hétérosexuel... Dans son dernier tiers, le film s'intéresse à d'autres enfants et leurs premiers émois pré-amoureux, lors d'une colonie de vacances. Le sujet n'est pas neuf, il est même assez universel (même avec des particularités locales, comme ce lycée non mixte), mais les personnages sont plutôt attachants. Ils sont la raison d'être d'un film dont on peine à comprendre l'intérêt pour lui-même, faute d'une réelle mise en scène.
SIMETIERRE (Kevin Kölsch, Dennis Widmyer, 10 avr) LL
Louis Creed, un jeune médecin de Boston, emménage avec sa femme et ses deux enfants à Ludlow, petite bourgade (fictive) du Maine. Au fond des bois près de sa nouvelle maison, la benjamine Ellie découvre un vieux cimetière pour animaux de compagnie, comme l'explique Jud, leur nouveau voisin... Ce film d'horreur commence très bien, les personnages sont assez réussis, bien écrits et bien interprétés. Cela se gâte un peu dans la deuxième moitié du film. Ce ne sont pas les infidélités au roman qui posent problème, mais plutôt les situations, pourtant prévisibles, qui ne sont pas très bien amenées, et une mise en scène pas toujours heureuse. Sur le fond, le père fait des erreurs de débutant, comme s'il n'avait jamais vu de film d'horreur, tout ça à cause de son amour pour fifille... Il faut reconnaître que la toute fin est savoureuse, et que le film se laisse voir, même s'il est loin d'égaler les meilleures adaptations de Stephen King.
L'ADIEU A LA NUIT (André Téchiné, 24 avr) L
Début de printemps au milieu des cerisiers au sud de la France. Une grand-mère tente d'empêcher son fils, nouveau converti à l'islam "radical" (il va sur internet et non à la mosquée), de partir en Syrie. L'ambition est là, encore que Téchiné a toujours excellé dans le romanesque, mais beaucoup moins dans l'illustration d'un fait divers ou d'une histoire inspirée de l'actualité. Ici, les choix artistiques pèsent des plombes, entre dialogues lourdement significatifs et montage alterné du même acabit. Même l'introduction du film désarçonne : une fictive éclipse totale de soleil visible depuis la France métropolitaine en 2015, peut-être un symbole, mais pas d'une grande finesse. Autant de maladresses malencontreuses et contre-productives qui desservent un propos qui se veut humaniste.
- Bravo : La Flor (Mariano Llinas)
- Bien : Les Eternels (Jia Zhang-Ke), Sibel (Cagla Zenciri, Guillaume Giovanetti), J'veux du soleil (Gilles Perret, François Ruffin), Dans la terrible jungle (Caroline Capelle, Ombine Rey), Comme si de rien n'était (Eva Trobish), C'est ça l'amour (Claire Burger)
- Pas mal : Ma vie avec John F. Donovan (Xavier Dolan), Les Témoins de Lensdorf (Amichai Greenberg), Nos vies formidables (Fabienne Godet), Depuis Médiapart (Naruna Kaplan de Macedo)
- Bof : Us (Jordan Peele), Happy birthdead 2 you (Christopher Landon)
LA FLOR (Mariano Llinas, 6 mar, 20 mar, 27 mar et 3 avr) LLLL
La Flor est un multi-film de 13h30, diffusé en salles en 4 parties, et comprenant en réalité six épisodes. Chaque épisode a son style particulier : la série B d'angoisse (et d'archéologie hantée), le drame conjugal et musical (avec méduse et scorpions), l'espionnage (avec une inspiration sans borne et une voix off particulièrement déchaînée), un film dans le film (le seul épisode qui aurait gagné à être réduit), un hommage à Renoir en grande partie muet, et une aventure dans le désert muette avec intertitres filmée comme à travers des toiles peintes (un joli bouquet final). Chaque épisode est indépendant des autres, mais fait intervenir, à une exception près, le même extraordinaire quatuor d'actrices (Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa, Laura Paredes) qui changent donc de personnages à chaque épisode avec gourmandise. Le tout est un festival de cinéma à lui tout seul, à l'ambition rare, et avec une grande générosité envers le spectateur : ce n'est pas un exercice de style avant-gardiste, c'est plutôt un bouillon de narrations échevelées, comme un pied de nez du cinéma aux séries contemporaines (bien plus normées). S'il fallait donner une idée, on le rapprochera donc davantage d'un Raoul Ruiz ( Les Mystères de Lisbonne) que de Miguel Gomes ( Les Mille et une nuits). Même le générique final a un intérêt, et est même... renversant !
LES ETERNELS (Jia Zhang-Ke, 27 fév) LLL
C'est le dernier film de la compétition cannoise 2018 à être arrivé sur nos écrans, mais pas le moindre. Jia Zhang-Ke continue d'interroger les mutations de la Chine contemporaine. Il ose une fresque romanesque qui court sur près de 20 ans (de 2001 à aujourd'hui) et suit le destin d'un personnage féminin haut en couleurs (interprétation de haute volée de Zhao Tao). Au départ, Qiao est une fille de mineur et la petite amie de Bin, un petit chef de la pègre locale (le jiang hu, dont elle ne fait pas partie, mais dont elle partage certaines démonstrations du code d'honneur). Plus tard, elle sera amenée à se servir d'une arme et à en payer le prix... Dès lors, rien ne sera plus comme avant. Avec notamment des ellipses cinglantes et un grand travail historique et géographique, le cinéaste livre un grand film sur la transmission (certaines scènes de la fin entretenant un écho non dénué d'amertume avec celles du début), mais aussi sur la façon dont certains membres de la pègre sont devenus avec aisance des capitalistes respectables en col blanc, l'honneur s'étant plus ou moins perdu en cours de route...
SIBEL (Cagla Zenciri, Guillaume Giovanetti, 6 mar) LLL
Dans une vallée proche de la mer Noire en Turquie, les réseaux de communication moderne ne marchent pas ou peu, et pour communiquer d'une plantation à l'autre, les habitants utilisent une langue sifflée qui se transmet depuis des générations. C'est le seul langage que peut utiliser Sibel, une jeune femme muette de 25 ans et par ailleurs fille du maire. Pour se faire accepter, elle tente de chasser le loup qui rôde paraît-il dans la forêt alentour qu'elle connaît comme sa poche. Mais elle y fera une autre rencontre, musclée, celle d'un déserteur qu'elle va soigner et cacher... Bien sûr le film va tourner autour du courage, politique, de la jeune femme et du combat pour son émancipation à l'intérieur d'une société traditionnelle. Mais ce matériau est transcendé par la forme, qui rend ce conte constamment captivant. Damla Sönmez, qui interprète le rôle principal, est une vedette dans son pays, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on comprend pourquoi...
J'VEUX DU SOLEIL (Gilles Perret, François Ruffin, 3 avr) LLL
Sur un coup de tête, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont passé une semaine à arpenter les ronds-points à la rencontre de ses occupants. Les médias meanstream dépeignent ces derniers en beaufs, en fachos, en casseurs ? Ils rétablissent l'équilibre en laissant la parole à ces prolétaires, femmes et hommes, aux vies brisées par la soi-disant seule politique économique possible, mais qui ont décidé de relever la tête pour que la honte change de camp. Les témoignages serrent le coeur, mais il y a aussi de l'humour (y compris de la part de Ruffin lorsqu'il endosse le rôle de Macron pour donner le change) et de l'espoir. Le film se veut aussi galvanisant que Merci patron ! de l'un ou Les Jours heureux de l'autre, et constitue même une réponse cinglante aux nombrilistes qui pensent que le salut ne peut venir que des classes les plus éduquées, pourtant trop promptes à la résignation, qui est la meilleure alliée des libéraux. Au contraire les Gilets Jaunes ont au moins eu le mérite de défendre un autre partage des richesses et du travail, une révolution fiscale, un meilleur aménagement du territoire que la spécialisation induite par la mondialisation, et sont d'une certaine manière plus écolos que les divagations d'une écologie centriste qui ne sait plus parler que de solutionnisme à base de banque, de marché carbone et de taxes...
DANS LA TERRIBLE JUNGLE (Caroline Capelle, Ombline Rey, 13 fév) LLL
Les réalisatrices plantent leur caméra dans l'enceinte de La Pépinière, un Institut Médico-Educatif, et vont suivre un groupe d'adolescents, leur quotidien, leurs aspirations, mais aussi des ateliers musicaux. Aucune voix off ne vient asséner de quels troubles ces pensionnaires sont atteints. On peut être d'abord gêné d'être dans la position du voyeur, avant de comprendre que les ados sont totalement partie prenante du projet de film. Dans des cadres amples qui n'enferment jamais les personnages, il y a Léa, ses arabesques chantées et ses conseils avisés, Alexis perpétuellement déguisé, Médéric, composant une reprise très personnelle des Bêtises, les bonds ahurissants de Gaël (lorsqu'il ne peut éviter la crise) ou encore Ophélie qui tire de la musique de tout objet, y compris avec une brosse à dents...
COMME SI DE RIEN N'ETAIT (Eva Trobish, 3 avr) LLL
Au cours d'une fête entre anciens camarades de promo, Janne (re)fait connaissance avec Martin. Ils boivent beaucoup. Plus tard dans la soirée, la vie de Janne bascule lorsqu'elle est violée par Martin. Cependant, elle choisit le déni, elle n'en parle à personne, ni à son compagnon ni à ses proches (le mot viol ne sera d'ailleurs jamais prononcé tout au long du film). Elle maintiendra cette attitude, même lorsqu'elle sera amenée à revoir son agresseur, qui fait partie de son milieu professionnel (l'édition). Contrairement à des clichés répandus, les violeurs ne sont généralement pas des inconnus frustrés qui attendent leurs victimes dans des ruelles sombres un couteau à la main, mais généralement des personnes connues par la victime et qui peuvent être estimées dans leur entourage. Ce premier film est donc plus conforme à la réalité. Il crée une tension bien menée autour de Janne (magnifiquement interprétée par Aenne Schawrz), même si ce parti pris conduit à réduire d'autres personnages à des esquisses.
C'EST CA L'AMOUR (Claire Burger, 27 mar) LLL
Agent de la fonction publique dans une sous-préfecture, voilà comment se présente, à plusieurs reprises, Mario, notamment dans une petite troupe de théâtre dans laquelle il va essayer de se trouver. Car, pour l'instant, il est aussi et surtout un père de famille qui doit élever seul ses deux filles adolescentes, alors que sa femme a besoin de s'éloigner d'eux. Le scénario est loin d'être révolutionnaire, la mise en scène ne fait pas non plus dans l'ostentation, et pourtant il y a une alchimie qui se déploie et rend le film assez attachant. Ce qui frappe, c'est moins ce qui arrive aux personnages que les forces et les vulnérabilités qui les traversent, ils sont formidablement écrits, loin des conventions ou des stéréotypes. Bouli Lanners trouve un de ses meilleurs rôles, mais toujours à l'écoute de ses partenaires de jeu (Cécile Remy-Boutang et les jeunes Justine Lacroix et Sarah Henochsberg).
MA VIE AVEC JOHN F. DONOVAN (Xavier Dolan, 13 mar) LL
Ayant déménagé en Grande-Bretagne, un jeune enfant acteur entretient une relation épistolaire avec la vedette d'une série américaine, qui cache publiquement son homosexualité, et qu'il ne rencontrera jamais. Tous les deux ont des rapports paradoxaux et compliqués avec leurs mères respectives... C'est le premier film de Dolan tourné en langue anglaise, mais on y retrouve avec délice toutes les thématiques de son univers (voire de sa vie personnelle). Sa cinéphilie, populaire, ose faire rimer Kubrick (on entend le Beau Danube bleu lorsqu'un personnage converse au téléphone avec un certain Hal, comme dans 2001...) avec Titanic (on y recueille le récit d'un survivant d'une tragédie). En revanche, il y a des scories, une sorte de clip dans la salle de bain peu convaincant, et une direction d'acteurs qui semble parfois découler d'un soap (moult expressions faciales pour déclamer une demi-phrase...).
LES TEMOINS DE LENSDORF (Amichai Greenberg, 13 mar) LL
Un historien juif orthodoxe enquête sur un massacre qui aurait eu lieu dans le village de Lensdorf en Autriche, au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale. Ses recherches s'accélèrent lorsqu'il se voit assigner un ultimatum : faute de preuves tangibles, le site sera bétonné sous quinzaine... Cette course contre la montre n'empêche pas sa quête de devenir également une interrogation sur son identité, à la suite de découvertes sur sa famille... Pour son premier long métrage, Amichai Greenberg a choisi un sujet très vaste et très personnel, forcément intéressant, mais que la mise en scène, trop peu inspirée, n'arrive pas à transcender comme il le faudrait.
NOS VIES FORMIDABLES (Fabienne Godet, 6 mar) LL
Margot, toxicomane d'une trentaine d'années, débarque dans une communauté thérapeutique. Dubitative, elle va y apprendre les vertus de la solidarité... Jusque là, j'avais beaucoup aimé le cinéma de Fabienne Godet ( Sauf le respect que je vous dois, Une place sur la terre). Ici, elle a encore su créer une vraie troupe, autour de l'impressionnante Julie Moulier, également co-scénariste. Mais ce travail semble affaibli par la mise en scène, qui adopte un style très proche du documentaire (alors qu'on sait que ce n'en est pas un). Il y a un regain dramatique dans la dernière ligne droite, mais cela arrive un peu tard...
DEPUIS MEDIAPART (Naruna Kaplan De Macedo, 13 mar) LL
La réalisatrice de ce documentaire est abonnée de la première heure à Médiapart, et s'est immergée un an au coeur de la rédaction. Elle a choisi de filmer les journalistes dans leur bureau : le titre du film renvoie à un espace et non à un temps. Il y a des choses intéressantes, mais le film souffre un peu de la période choisie, en devenant un banal journal de la campagne présidentielle, écrasant parfois la singularité de ce média en ligne. Le documentaire donne l'impression d'une grande homogénéité de la rédaction, alors que dans la réalité de ce média les "causes communes" laissent s'exprimer des sensibilités différentes. Un exercice en demi-teinte, qui réserve quelques surprises : on apprend par exemple que Christophe Gueugneau, l'un des journalistes français qui a le mieux couvert la campagne de la France Insoumise, en s'intéressant au fond (contrairement aux médias de masse), est en fait non inscrit sur les listes électorales...
US (Jordan Peele, 20 mar) L
Une famille afro-américaine ayant réussi socialement part en vacances à Santa Cruz, là où la mère a vécu enfant un curieux traumatisme, une trentaine d'années auparavant. Après des coïncidences troublantes, le soir tombé, ils découvrent dans leur allée l'ombre menaçante de quatre personnes qui pourraient bien être des sortes de double... L'ouverture du film est très réussie, mais la suite, qui se veut probablement une critique de la réussite sociale (où on écrase des gens qu'on ne voit pas), souffre d'un manque de rigueur du scénario. Les fausses pistes, distillées ici ou là, semblent plus convaincantes que les vraies, comme si le film s'enroulait sur lui-même au lieu de se déployer. Le résultat n'arrive pas à la hauteur des références convoquées ( L'Invasion des profanateurs de sépulture, par exemple).
HAPPY BIRTHDEAD 2 YOU (Christopher Landon, 13 fév) L
Happy Birthdead avait été une jolie surprise, comme un croisement savoureux entre Scream et Un jour sans fin. Christopher Landon tente une suite. Sur le papier, le scénario, qui fait entrer de nouvelles dimensions dans la danse, peut paraître audacieux, mais à l'écran, rien n'est crédible, rien ne fonctionne, tout semble artificiel, y compris les prétextes pseudo-scientifiques abscons (restez poli Carpentier). On s'accroche à l'abattage des jeunes comédiens, Jessica Rothe en tête, mais ça ne suffit pas à dissiper l'impression d'assister à un film pas du tout indispensable.
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Il n'y a pas que le ciné dans la vie
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