Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan, 12/07/2023, 3h17) LLLL (n°6 Télérama)
Encore un sommet dans la filmographie de Nuri Bilge Ceylan, et peut-être son meilleur film. En tout cas, il est passionnant de bout en bout, en dépit de sa durée. C'est une grande fresque, autour notamment d'un professeur en poste depuis plusieurs années dans une région rurale de Turquie, enneigée plusieurs mois dans l'année, et qui désirerait être muté à Istanbul. Ceylan, cinéaste mais aussi photographe émérite, filme les paysages comme personne, tout en essayant de s'approcher des multiples paradoxes de la condition humaine et des infinis contrastes de la nature humaine. Formellement les plans larges magnifient l'extérieur, mais du fait de ce format les plans rapprochés sur les personnages sont tout aussi roboratifs. Sur le fond, la matière est également très riche. Le personnage interprété par Merve Dizdar (primée à Cannes) a moins de scènes que les deux protagonistes masculins, mais quand elle apparaît c'est à chaque fois une déflagration pour les autres personnages. Et elle insuffle un souffle politique assez nouveau dans l'oeuvre du cinéaste. De nombreuses et fécondes ambiguïtés subsistent dans l'interprétation de tel ou tel élément. Et il y a des surprises proprement cinématographiques qui touchent directement l'inconscient sans passer par le discours : quelques cheveux qui volent et défient le statisme d'un plan, un aller-retour inattendu dans l'envers du décor...
The Fabelmans (Steven Spielberg, 22/02/2023, 2h31) LLLL (n°3 Télérama)
Au milieu des années 1950, le jeune Sammy Fabelman est amené pour la première fois au cinéma. Il est profondément marqué par la scène d'accident ferroviaire dans Sous le plus grand chapiteau du monde par Cecil B. DeMille. Ses parents lui achètent un train électrique et une petite caméra. C'est le début d'une vocation... D'inspiration fortement autobiographique, le nouvel opus de Steven Spielberg est un film somme, qui permet de mieux appréhender sa riche (mais inégale) filmographie. Mais c'est aussi un film hommage au cinéma en général (la découverte au montage d'un secret familial renvoie à Antonioni ou De Palma), et à ses parents récemment décédés. En particulier le personnage de la mère, merveilleusement incarnée par Michelle Williams, est le plus beau rôle féminin de son oeuvre. Paul Dano et Seth Rogen sont également excellents en père et "oncle" de Sammy. Steven Spielberg aurait pu avoir la main lourde, être trop démonstratif. Il n'en est rien : il se "contente" de suggérer beaucoup, avec, dans les scènes clés, de formidables idées de cinéma...
Anatomie d'une chute (Justine Triet, 23/08/2023, 2h31) LLL (n°4 Télérama)
Un homme est retrouvé mort au pied de son chalet. Meurtre ? Suicide ? Accident ? Sa femme est rapidement soupçonnée, et le procès a lieu un an après... Le film met à nu le fonctionnement de la machine judiciaire comme celui du couple. Les langues utilisées sont particulièrement importantes : les deux conjoints communiquaient en anglais (seconde langue commune entre l'homme français et la femme allemande). Elle s'efforce de parler en français lors de son procès, mais une interprète a été convoquée, et elle se met à répondre en allemand lorsque les questions sont plus délicates. Contrairement aux films classiques américains, l'avocat général et ceux de la défense peuvent prendre la parole sans qu'elle leur soit donnée par la présidente du tribunal, ce qui donne un résultat redoutable. Formellement, le film bénéficie d'un gros travail sur le son. Les deux témoignages du fils malvoyant du couple donnent lieu à des audaces de mise en scène (qu'on vous laisse découvrir). Une Palme d'or qui sera en outre populaire par les qualités du scénario et de l'interprétation, avec une Sandra Hüller impériale, portée par des partenaires éblouissants (Milo Machano Graner, Antoine Reinartz, Swann Arlaud, Saadia Bentaïeb, Jehnny Beth).
Les Feuilles mortes (Aki Kaurismaki, 20/09/2023, 1h21) LLL (n°5 Télérama)
Les personnages de ce nouvel opus de Kaurismaki, sorti de sa retraite, ont plus qu'un air de famille avec ceux de la « trilogie ouvrière » du début de sa carrière, ou même de Au loin s'en vont les nuages. Le cinéaste ne se contente pas de montrer le monde du travail, il offre à ses personnages, et c'est tout aussi important pour lui, une vie personnelle. Un homme et une femme se rencontrent par hasard, et espèrent tromper leur solitude ensemble, malgré les obstacles (parfois nés de leurs propres maladresses ou imperfections). Il y a des pointes d'humour pince-sans-rire et beaucoup de pudeur, à l'intérieur du style visuel inimitable de Kaurismaki. Sous réserve de ce que recèlent les autres films de la compétition cannoise, le prix du jury semble très adapté à cette œuvre de facture modeste en surface mais lumineuse dans son exécution. Un prix plus élevé aurait été tout autant envisageable pour récompenser une maîtrise indubitable dans l'art de la litote.
Les Filles d'Olfa (Kaouther Ben Hania, 05/07/2023, 1h47) LLL (n°11 Télérama)
C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Oeil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux soeurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour elle. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets.
L'Enlèvement (Marco Bellocchio, 01/11/2023, 2h15) LLL (n°12 Télérama)
Bologne en 1858. Un garçon de sept ans, nés de parents juifs, mais qui aurait été baptisé en secret, est arraché à sa famille sur ordre de Pie IX pour recevoir une éducation catholique. La situation est-elle réversible ? Et comment cet enfant va-t-il se construire ? Ce sont les enjeux principaux de ce film qui reconstitue une époque où le pape avait à la fois un pouvoir spirituel et temporel. Il peut donc se voir d'une certaine manière comme un plaidoyer pour la laïcité, définie essentiellement par la séparation des deux (et non comme une "valeur" identitaire qu'auraient certaines personnes et pas d'autres en fonction des regards que projette la société sur elles). Si la musique est parfois trop emphatique, la mise en scène est solide. On savourera l'ironie grinçante construite dans certains montages parallèles, ou dans la répétition de certains gestes identiques mais à la signification radicalement différente compte tenu des situations (si Bellocchio est universaliste, ce serait plutôt dans la défense de l'universalité des droits, et non pas dans une interprétation abusivement et trop abstraitement "universelle" de faits et gestes appréhendés sans en analyser le contexte).
Simple comme Sylvain (Monia Chokri, 08/11/2023, 1h50) LLL (n°15 Télérama)
Sophia et Xavier sont un couple d'intellectuels. Sylvain est un charpentier bien charpenté, chargé de rénover leur maison de campagne. Sophia et Sylvain s'attirent, et le film est l'histoire de leur relation. Les arguments de départ, qui s'appuient sur les différences de capital économique mais aussi culturel entre les deux amants, pourraient donner lieu à une comédie sociale. Or c'est un leurre : Monia Chokri prend à bras le corps les clichés, mais pour en faire autre chose. Outre que Xavier et Sylvain ne représentent pas la même masculinité, l'aspect le plus réussi réside peut-être dans la façon dont se répondent les approches philosophiques de l'amour que Sophia enseigne à l'université et les scènes de sa relation réelle avec Sylvain. Monia Chokri, dont je n'avais pas beaucoup aimé La Femme de mon frère, livre une réjouissante comédie romantique pleine d'esprit, suffisamment subtile pour désamorcer les critiques, à l'instar d'un Woody Allen période années 1980, mais transposé en joual et au féminin.
Le Règne animal (Thomas Cailley, 04/10/2023, 2h08) LLL (n°1 Télérama)
Dystopie dans laquelle certains êtres humains mutent en animaux ou en êtres hybrides. C'est le cas de la femme de François. Ce dernier veut à tout prix la sauver avec l'aide d'Émile, son fils lycéen. L'argument pourrait être celui d'un film fantastique hollywoodien. Mais le traitement est tout autre : il laisse de la place au jeu des acteurs (Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos), fait écho à de nombreuses thématiques contemporaines (crise écologique globale, rejet de l'autre), avec des pointes d'humour ironique qui faisaient déjà le sel des Combattants, son précédent film et premier long métrage (avec Adèle Haenel), il y a déjà neuf ans.
Le Ciel rouge (Christian Petzold, 06/09/2023, 1h42) LLL (n°10 Télérama)
Deux amis rejoignent une maison de vacances près de la mer Baltique, pendant l'été, pensant pouvoir y travailler (l'un veut achever l'écriture de son deuxième roman). Une jeune femme s'y trouve déjà, qui n'hésite pas à inviter un quatrième larron. Pendant ce temps, la chaleur et la sècheresse menacent la forêt alentour... En surface, le grand cinéaste Christian Petzold (Barbara, Phoenix) travaille certains clichés, sur le jeune écrivain trop centré sur lui-même pour lire dans les autres et participer aux taches collectives, ou sur la menace qui métaphorise les périls actuels. Mais en profondeur il est plus troublant, presque bouleversant dans son épilogue, le tout grâce aux jeux tout en nuances de Thomas Schubert et Paula Beer.
Le Procès Goldman (Cédric Kahn, 27/09/2023, 1h56) LLL (n°2 Télérama)
Il s'agit du deuxième procès de Pierre Goldman, accessoirement demi-frère du chanteur, mais surtout activiste d'extrême gauche condamné en premier procès pour de multiples braquages, dont l'un a été fatal pour deux pharmaciennes. Il clame son innocence uniquement pour le braquage mortel. Contrairement aux récents Saint Omer d'Alice Diop et Anatomie d'une chute de Justine Triet, le film de Cédric Kahn est un pur film de procès (le prétoire est le lieu unique), qui s'appuie sur le charisme extraordinaire d'Arieh Worthalter pour refaire vivre une époque (son sort fut suivi par la gauche intellectuelle d'alors) tout en posant des questions (par exemple sur un racisme interne à la police) qui résonnent avec la société contemporaine.
Yannick (Quentin Dupieux, 02/08/2023, 1h07) LLL (n°9 Télérama)
Un jeune homme se permet d'interrompre la représentation d'une pièce de boulevard, au motif que celle-ci ne lui plaît pas, et ne lui donne pas le divertissement espéré... Le nouvel opus de Quentin Dupieux se révèle un formidable véhicule pour le bagou de Raphaël Quenart (révélé en début d'année par Chien de la casse). Il est certes court (1h05), mais le malaise créé est fécond, en ouvrant de nombreuses pistes de réflexion corrosive et de satire sociale (mais à mille lieues de tout paternalisme). Et le film finit par émouvoir, ce qui n'est pas si fréquent chez Dupieux, qui joue en général sur d'autres registres.
Nostalgia (Mario Martone, 04/01/2023, 1h58) LLL (n°16 Télérama)
Après de longues années passées faire carrière à l'étranger, Felice, un homme dans la cinquantaine, revient à Naples, sa ville natale, auprès de sa mère gravement malade. Sur place, il repense à Oreste, son mystérieux ami d'enfance devenu figure du milieu local... Le film est loin d'être maladroit dans la mise en scène, avec ses longs plans de déambulations dans la ville (qui sont tout sauf touristiques). Mais le plus réussi reste le personnage de Felice, incarné par le grand acteur Pierfrancesco Favino, qui rate une nouvelle fois de peu le prix d'interprétation à Cannes, après son rôle non moins marquant dans Le Traître de Marco Bellocchio.
The Quiet girl (Colm Bairéad, 12/04/2023, 1h36) LL (n°17 Télérama)
Quelque part en Irlande, au siècle dernier, une fille d'une douzaine d'années, peu appréciée de ses soeurs, est confiée, le temps d'un été, par ses parents pauvres et dépassés, à une cousine éloignée, dont le mari est également agriculteur, mais plus prospère. Elle va finir par découvrir le secret (qu'on aura deviné sans peine) de ce couple qui lui offre une affection qui lui faisait défaut... Les trois personnages principaux, tous assez avares en parole, émeuvent, et ce même si le conte est un peu aplati par une réalisation sans relief et plutôt illustrative.
Chien de la casse (Jean-Baptiste Durand, 19/04/2023, 1h33) LL (n°8 Télérama)
Dans une petite commune du Sud de la France, deux potes (enfin presque : l'un est régulièrement le souffre-douleur de l'autre) voient leur relation ébranlée par l'arrivée, pour les vacances, d'une étudiante de leur âge. Comme on n'est pas dans Le Genou de Claire (Rohmer), le social s'invite à l'écran, notamment parce que l'un des deux est un peu le dealer du coin. Ce n'est d'ailleurs pas un film de mise en scène (aucune ambition formelle), mais plutôt un film de personnages : si Anthony Bajon et Galatéa Bellugi assurent, Raphaël Quenard détonne par le bagou de son personnage, un peu horripilant mais touchant quand on apprend à le connaître...
Linda veut du poulet ! (Chiara Malta, Sébastien Laudenbach, 18/10/2023, 1h16) LL (n°14 Télérama)
Linda, injustement punie par sa mère (qui s'aperçoit de son erreur), réclame du poulet, autrefois si bien cuisiné par son père. Mais comment en trouver, en ce jour de grève générale où beaucoup de commerçants sont fermés ? Le point de départ est décalé, mais le traitement est totalement dépolitisé (pour ne froisser ni les cégétistes ni le bloc bourgeois ?). Il s'agit plutôt d'un burlesque bon enfant. Le style choisi pour ce film d'animation n'est pas totalement convaincant non plus, avec les dessins très simplifiés et des aplats de couleur unie pour représenter les personnages...
L'Eté dernier (Catherine Breillat, 13/09/2023, 1h44) L (n°13 Télérama)
Une avocate spécialisée dans les affaires familiales cède aux avances du fils de son mari (d'un premier lit), âgé de 17 ans... Pour son retour au cinéma, Catherine Breillat livre un film où rien ne fonctionne vraiment, où l'adolescent (Samuel Kircher, frère de l'interprète du Règne animal) n'est pas si charismatique que ça. On n'est ni dans la satire post me-too ni dans une resucée du Mourir d'aimer de Cayatte. On entrevoit toutefois ce que film aurait pu être dans le dernier plan, avec une dernière image d'une audace folle, très sardonique, qui justifierait presque le coup d'oeil...
LA NUIT DU 12 (Dominik Moll)
Un carton introductif nous explique qu'il s'agit d'une affaire non résolue, de celles qui hantent pendant toute leur carrière certains enquêteurs. Ce polar, sur une jeune fille assassinée la nuit, ne se conclura pas par la résolution de l'enquête. Et pourtant Dominik Moll arrive à nous intéresser à son développement, mais aussi à d'autres aspects : sur la réalité matérielle de la police judiciaire, sur la violence genrée à l'intérieur de la société etc. Le cinéma de Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien) retrouve enfin une certaine densité, un certain humour également...
LICORICE PIZZA (Paul Thomas Anderson)
Des dithyrambes ont accompagné le nouveau film de Paul Thomas Anderson (There will be blood, Phantom thread). Il est situé dans la jeunesse américaine des années 1970, mais ses personnages ne sont pas traversés par les fécondes utopies de l'époque. Au centre du récit, un jeune homme, qui fait plus vieux que son âge supposé, est surtout préoccupé par le fait de trouver l'idée qui va marcher commercialement. Il pourrait tout à fait se situer dans le cynisme de l'époque contemporaine. Le film se laisse voir sans déplaisir, grâce à l'ardeur juvénile de ses interprètes, mais cette vivacité est contrebalancée par une mise en scène trop prétentieuse et ostentatoire.
LES AMANDIERS (Valeria Bruni-Tedeschi)
Pas vu
LES PASSAGERS DE LA NUIT (Mikhaël Hers)
On suit quelques années de la vie d'une famille, plus précisément d'une mère devenue célibataire et de ses deux grands enfants ados, ses rencontres lorsqu'elle tente une reprise professionnelle... Si on se passionne par ce qui arrive aux personnages, c'est moins par la qualité du scénario en tant que tel que par la qualité d'écriture de ces personnages : Charlotte Gainsbourg a-t-elle déjà eu un rôle aussi beau ? Ses partenaires sont également bien servis : entre autres Thibault Vinçon et Didier Sandre (habitués du cinéaste), mais aussi Emmanuelle Béart et Noée Abita. La reconstitution des années 1980 est d'autant plus réussie qu'elle n'est pas ostentatoire et pointilleuse, mais plutôt pointilliste, ce qui change tout : ce sont des détails, des objets qui font revivre des éléments des rapports humains de l'époque. Et quelques réminiscences radiophoniques ou cinématographiques (la comète Pascale Ogier, notamment dans Les Nuits de la pleine lune). Mikhaël Hers croit encore au cinéma, et s'il livre un film largement au-dessus des productions audiovisuelles ordinaires, c'est parce qu'il demeure un styliste rare : le grain de l'image est unique, comme s'il s'agissait d'images pastel à la Sempé, mais avec des couleurs chaudes au diapason des ondes qui circulent d'un personnage à l'autre...
CONTES DU HASARD ET AUTRES FANTAISIES (Ryusuke Hamaguchi)
Le film est distribué en France sous un titre aux accents rohmériens. Il regroupe en réalité trois histoires d'une quarantaine de minutes chacune, et c'est un peu une surprise, dans la mesure où Ruysuke Hamaguchi a vraiment explosé avec des narrations longues : les cinq heures totales de Senses, les trois heures magistrales de Drive my car (oeuvre pourtant inspirée d'une nouvelle de Murakami). Chaque histoire prend néanmoins une tournure inattendue, qu'on se gardera de révéler, même si le cinéma d'Hamaguchi ne repose pas sur le suspense. Si les dialogues sont essentiels, et impeccablement interprétés, la réussite du film repose également sur l'évidence de la mise en scène : chaque cadre met d'emblée dans l'ambiance singulière de chaque séquence, et la caméra est toujours au bon endroit et au bon moment. Dit comme cela, c'est presque paradoxal, dans la mesure où les différents récits imaginent des personnages, surtout féminins, qui peinent, justement, à l'être, au bon endroit et au bon moment. Même s'il ne s'appuie pas sur un grand récit unique, Hamaguchi confirme néanmoins sa virtuosité.
AS BESTAS (Rodrigo Sorogoyen)
Les films de Rodrigo Sorogoyen (Que Dios nos perdone, El Reino, Madre) ont des intrigues très charpentées, qu'il vaut mieux ne pas trop éventer. Disons ici que l'histoire tourne autour d'un couple de français installé depuis quelques années dans un petit village de Galice. Instruits, ils tentent de pratiquer une agriculture plus écologique. Mais un conflit va éclater avec leurs voisins... L'excellent scénario divise le long métrage en plusieurs parties, mais la grande réussite du film tient peut-être plus fondamentalement encore à d'autres éléments : à l'intensité de la tension qui court dès le départ, à une très grande direction d'acteurs (Luis Zahera est inquiétant à souhait, face auquel Denis Ménochet puis Marina Foïs donnent leur pleine mesure, sans oublier les quelques scènes dévolues à Marie Colomb...).
LA CONSPIRATION DU CAIRE (Tarik Saleh)
Adam, fils d'un modeste pêcheur, obtient une bourse pour étudier à l'université Al-Azhar du Caire, haut lieu de l'islam sunnite. Le grand imam meurt subitement quelques jours après la rentrée, et se profile bientôt l'élection interne de son successeur. Adam est une proie idéale pour servir d'agent secret infiltrant malgré lui la tendance d'un candidat menaçant celui que le pouvoir politique égyptien voudrait voir élu... Logiquement primé à Cannes (ce qui n'est pas le cas de tous les prix décernés cette année), le scénario à tiroirs, à double ou triple détente, à la fois récit d'apprentissage (dans tous les sens du terme) et intrigue policière, est effectivement le premier atout de ce film sur ce plan très audacieux, la mise en scène et l'interprétation visant davantage l'efficacité maximale au service de la narration plutôt qu'une forme originale.
ARMAGEDDON TIME (James Gray)
Après deux excursions dans d'autres territoires (The Lost city of Z, Ad Astra), James Gray revient à New York, et situe son film à l'aube des années 1980. Dans le collège public dans lequel il effectue sa rentrée, Paul Graff, 11 ans, rêveur et facilement dissipé, se lie d'amitié avec Johnny, le seul garçon noir de sa classe, assez turbulent lui aussi. Paul observe le racisme le plus banal, qu'a bien connu son grand père maternel, juif (formidable Anthony Hopkins), le membre de la famille dont il se sent le plus proche. Le racisme social aussi, lorsqu'il est obligé de rejoindre une institution privée, alors qu'à la télévision Ronald Reagan mène une campagne électorale bientôt victorieuse... James Gray livre un film d'une apparente simplicité, mais riche en éléments qu'il distille par petites touches, dans une atmosphère faussement feutrée, sans ostentation (en cela il diffère de l'entreprise démonstrative du dernier Mungiu), sans forcer le/la spectateur/trice à les voir. La mise en scène a également la forme de l'évidence, et n'a recourt à aucune grandiloquence. Lorsque le générique de fin apparaît, on regrette que ce film, l'un des plus beaux du cinéaste, ne se prolonge pas davantage...
L'INNOCENT (Louis Garrel)
Abel, un jeune veuf, est catastrophé par le mariage de sa mère avec un détenu qu'elle a rencontré dans un atelier théâtre en prison. Clémence, la collègue et meilleure amie d'Abel (ils partagent le même deuil), veut l'aider dans cette nouvelle situation... On a d'abord l'impression de regarder des personnages un peu désuets tirés du cinéma populaire des années 1970. Le comédien-réalisateur désarçonne et tente de retrouver des touches de fraîcheur ou de naïveté auxquelles l'univers un peu cérébral et ultra-parisien qui lui colle à la peau ne nous a pas habitué. Le dernier tiers du film est assez jubilatoire, et arrive à lier ensemble et donner du relief aux éléments épars (plus ou moins réussis) semés jusque là (dont des extraits musicaux inattendus). Sans rien révéler, disons que Louis Garrel semble délivrer un magnifique hommage au "mentir vrai", avec pour partenaires de jeu des orfèvres en la matière (Roschdy Zem, Noémie Merlant), ainsi que la grande Anouk Grinberg (le seul personnage du film sans faux semblants, alors qu'elle seule est comédienne professionnelle dans l'histoire).
R.M.N. (Cristian Mungiu)
Matthias quitte son emploi en Allemagne, et revient dans son village d'enfance, en Transylvanie. Il tente de renouer avec son jeune fils, resté longtemps à la charge de sa mère, mais aussi avec Csilla, son ancienne maîtresse, une des cadres de la boulangerie industrielle implantée localement, mais qui va recruter des employés étrangers... R.M.N. est un acronyme signifiant IRM en roumain. Aucun des personnages principaux ne subira un tel examen. C'est bien la petite communauté dans son ensemble qui est examinée sous les moindres coutures par Cristian Mungiu, qui en fait presque une synecdoque (l'appréhension d'un tout par une partie) de la situation de l'Europe actuelle, et notamment de la montée de la xénophobie, quand s'en prendre aux étrangers nous est montré comme davantage à portée de main que de changer de système économique. Le film est donc dense (en témoigne la séquence d'une réunion de village), voire peut-être trop chargé : tout est un peu trop explicité, au risque que l'ensemble vire à la démonstration univoque.
LES ENFANTS DES AUTRES (Rebecca Zlotowski)
Au début, on s'inquiète un peu. Certes, Rebecca Zlotowski a toujours soigné ses mises en scène (Grand central, ou le pas assez reconnu Planetarium), mais avec une attitude assez franc-tireuse. Là, on sent qu'elle veut adopter une position plus centrale, avec une grammaire cinématographique très classique, de même que ses références musicales (Julien Clerc, Yves Simon). Mais cette nouvelle centralité n'est nullement une démagogie, elle s'en sert pour raconter une histoire simple d'une femme quadragénaire qui s'inquiète de ne pas avoir fait d'enfants, et qui va s'attacher à Leïla, la fillette de son compagnon (un homme divorcé). Le savoir-faire de la cinéaste, d'inspiration assez truffaldienne ici, est mis au service d'un point de vue assez inédit sur cette situation, et au-delà (l'excellent titre ne renvoie pas uniquement à Leïla). Pour jouer une partition si subtile, il fallait un stradivarius, et c'est Virginie Efira, qui donne devant la caméra de Zlotowski une sensualité et une palette d'émotions complexes assez extraordinaire. Après Revoir Paris et Les Enfants des autres, on ne voit pas comment le César de la meilleure actrice pourrait lui échapper.
LE SERMENT DE PAMFIR (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk)
Voici un film ukrainien contemporain qui ne met pas en son coeur les rapports avec le voisin russe. L'histoire se passe dans la région de Bucovine. Pamfir est le surnom donné au héros, revenu de l'étranger et qui accepte une dernière fois de servir la contrebande avec la Roumanie voisine, membre de l'Union européenne, afin de trouver l'argent pour réparer le préjudice commis par son fils. Le schéma est rebattu, mais le réalisateur débutant réussit les scènes viriles, parfois de violence explicite, même si cela en constitue aussi une limite (pourquoi garder toutes les scènes choc, et ne pas développer davantage d'autres aspects ?).
AUCUN OURS (Jafar Panahi)
Si le sous-texte n'était pas si grave, on pourrait dire qu'il s'agit d'une autofiction, dans laquelle Jafar Panahi joue son propre rôle de cinéaste. Il tourne un film autour d'une histoire d'amour contrariée par un exil qui ne s'offre qu'à l'une des deux et qui pourrait les séparer, histoire inspirée de la réalité vécue par les interprètes. Redoutant d'être arrêté, Panahi n'est pas présent sur le tournage, mais le dirige via internet, depuis une maison louée dans un village près de la frontière. Dans ce village, il est témoin d'une autre histoire d'amour compliquée (pour d'autres raisons). Avec très peu de moyens, Jafar Panahi (le vrai) multiplie les niveaux de lecture, et livre un film courageux, ultime pied de nez avant sa réelle arrestation et incarcération en juillet 2022 (comme deux de ses collègues, Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad).
CHRONIQUE D'UNE LIAISON PASSAGERE (Emmanuel Mouret)
Une homme et une femme se mettent d'accord dès le début de leur histoire pour que celle-ci soit sans engagement et ne dure qu'un temps. Bien sûr, ce n'est pas aussi simple. Le cinéma d'Emmanuel Mouret accorde de plus en plus de place au texte (les personnages n'arrêtent pas de commenter ce qu'ils croient ressentir), malheureusement moins convaincant que dans Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait. Le problème du texte réside plus dans la forme (assez plate) que dans le fond (qui peut réserver de fines observations). N'est pas forcément Lubitsch qui veut. Il y a également tellement de hors champ que les personnages semblent théoriques : ils ont à peine une vie professionnelle et évoluent dans de vastes espaces (le cinéma de Mouret s'est embourgeoisé). Vincent Macaigne est néanmoins formidable de maladresse, et Sandrine Kiberlain conjugue maturité et fraîcheur. L'épilogue est un savoureux hommage à Woody Allen et Ingmar Bergman, et finit de sauver cette demi-réussite.
SANS FILTRE (Ruben Östlund)
Un couple de mannequins se voit offrir par leurs sponsors (ils sont influenceurs) une croisière sur un paquebot de luxe... Ruben Östlund a un petit talent pour étirer une séquence jusqu'à la faire déraper. Mais qu'en fait-il ? On espère pendant un temps une satire de la richesse mal acquise (avec notamment un couple de marchands d'armes), mais cet espoir va être vite annihilé. Le problème ne réside pas tellement dans une forme pas toujours ragoûtante (l'insistance sur le vomi), mais sur le fait que cette fausse provocation (ce n'est ni Le Charme discret de la bourgeoisie de Bunuel, ni Et vogue le navire de Fellini) finit par être du pain béni pour l'ordre établi. Östlund reçoit une deuxième Palme d'or, peut-être encore plus usurpée que la première.
EN CORPS (Cédric Klapisch)
Un historien engagé pourrait ironiser sur la base sociologique des personnages qu'on croise dans l'oeuvre de Klapisch : à quelques exceptions près (Ma part du gâteau), ce sont très majoritairement des urbains avec un capital culturel élevé. Ce qui n'empêche pas le réalisateur d'observer avec finesse les liens qui se construisent entre les personnages. Evacuons un autre point, le scénario : dans sa trame générale, le film est assez simple, voir simpliste, et téléphoné. Et pourtant on y croit. Le paradoxe n'est qu'apparent : l'effort n'a pas été mis sur la narration (qui frôle parfois le prêchi prêcha développement personnel), mais sur l'exécution. L'histoire de cette danseuse classique qui, après une double blessure (physique et amoureuse), doit renoncer à sa passion et réinventer sa vie est rendue très attachante par l'interprétation homogène (Marion Barbeau est la meilleure figure débutante chez Klapisch depuis Garance Clavel dans Chacun cherche son chat, mais il y a tous ses partenaires), par des détails qui font mouche, par des instants plus gratuits (la danse dans le vent face à la mer) et par le soin apporté à la direction artistique, à commencer par les chorégraphies. Au final, malgré mes craintes, un des meilleurs films du réalisateur.
ANNETTE (Leos Carax)
Après le mémorable et radical Holy motors, Leos Carax continue de prendre des risques, en proposant un film opératique, entièrement chanté comme Les Parapluies de Cherbourg ou Une chambre en ville de Demy. Le groupe des Sparks a composé la musique et écrit le scénario, autour d'un couple dissonant formé par une cantatrice célèbre (Marion Cotillard) et un humoriste de stand-up (Adam Driver). Ce dernier personnage a une personnalité très sombre, voire toxique. Artistiquement, il y a des fulgurances, des feux d'artifice : le prix de la mise en scène par le jury cannois n'est donc pas forcément usurpé. Mais il manque une certaine profondeur qui ajouterait davantage d'émotion à ces partis pris formels.
DRIVE MY CAR (Ryusuke Hamaguchi)
Le film demande certes au spectateur de se rendre disponible pendant trois heures. Mais ce qu'il offre en retour est magnifique, et on a envie de le remercier pendant des heures après l'avoir vu. Ryusuke Hamaguchi a su concilier l'exigence narrative (prix du scénario à Cannes) et l'exigence de mise en forme que requiert le cinéma. Hamaguchi (ou Murakami ?) s'autorise, en particulier dans le dernier tiers, des coups de théâtre qui peuvent surprendre, à l'intérieur de la petite musique bouleversante qui s'élabore et nous atteint petit à petit. Mais il ne s'agit pas vraiment de coups de force scénaristiques dans le but de faire avancer son récit : Hamaguchi ne s'intéresse qu'aux répercussions intimes ou existentielles sur ses personnages (ainsi cela ne dénature pas sa démarche). Le prix de la mise en scène aurait tout aussi bien pu lui convenir : si on est attentif aux moindres détails, ce n'est pas uniquement le fait du côté romanesque, mais aussi par la qualité de regard du cinéaste. Il n'y a pas un seul plan de raté ou d'approximatif, on ressent toutes les scènes comme si elles avaient la durée idéale etc. Sans parler de la direction d'acteurs et de la puissance d'incarnation des interprètes... Drive my car suit le trajet (intérieur) de plusieurs personnages, mais pas comme une aventure, un parcours linéaire semé d'embûches. Ici, le passé s'invite et dialogue avec le présent, quand bien même le film n'a recours à aucun flash-back et respecte l'ordre chronologique du début à la fin. Aucune longueur malgré sa durée.Tant mieux, car il faut bien 3h pour en apprendre davantage sur les personnages sans les brusquer. Au niveau qualitatif, l'intimité qu'on noue avec eux est sans comparaison possible avec les films qui ne proposent à leurs spectateurs et spectatrices que de tenir la chandelle... Dans l'histoire du cinéma, les films "modernes" ont parfois été reliés au thème de l'incommunicabilité. Drive my car est encore travaillé par ça, mais ose peut-être aussi le contraire : d'une part, on continue à être relié aux personnes disparues, et d'autre part, au présent, on n'a pas besoin de parler la même langue pour parler le même langage...
JULIE (EN DOUZE CHAPITRES) (Joachim Trier)
C'est l'histoire d'une trentenaire d'aujourd'hui, que l'on suit dans son évolution, stade après stade (de façon littéraire, le film est découpé en douze chapitres, d'inégale longueur, d'un prologue et d'un épilogue). Brillante étudiante, elle peine pourtant à trouver sa voie, et se cherche aussi sur le plan personnel. Des problèmes de riches ? En tout cas, les personnages donnent l'impression de se créer beaucoup de difficultés, avant qu'un tournant dramatique ne survienne. L'interprétation inspirée de Renate Reinsve dans le rôle titre fut primée à Cannes, mais on saluera aussi celle d'Anders Danielsen Lie, acteur fétiche du cinéaste qui a aussi illuminé certains films français (Ce sentiment de l'été, Bergman island).
FIRST COW (Kelly Reichardt)
Il y a deux siècles, dans un coin perdu de l'Oregon, Otis, un cuisinier (surnommé Cookie) et King-Lu, venu de Chine, se rencontrent alors qu'ils projettent de faire fortune dans le Nouveau Monde. Ils en viennent à se lancer dans la vente de beignets au miel, concoctés à partir du lait, tiré en douce de la première vache de la région, appartenant à un riche négociant... Le film est éminemment politique, montrant la logique capitaliste à ses débuts (jusqu'à faire acheter à un client quelque chose qu'il possède déjà, en quelque sorte). Mais la cinéaste n'accable pas les deux compères, qui n'ont rien des notables héritiers de l'accumulation primitive pré-capitaliste (liée à l'esclavage puis la colonisation). On peut même voir le film comme une grande histoire d'amitié entre les deux filous. De même la traite nocturne de la vache est montrée comme une relation de respect, voire de tendresse entre l'homme et l'animal. Formellement, le film est une épure. La musique est discrète, parcimonieuse. Ce qui intéresse Kelly Reichardt, c'est le concret, des sons, des gestes, dans une mise en scène dépouillée qui magnifie les extérieurs et la lumière naturelle. Un des plus beaux films de la cinéaste, trop discrètement distribué dans les salles françaises, qui l'ont sorti tardivement, plus d'un an et demi après sa sélection au festival de Berlin, juste avant la crise sanitaire...
LA LOI DE TEHERAN (Saeed Roustayi)
Les politiques "sécuritaires" aggravent les problèmes qu'elles sont censées résoudre. On le voit aussi en Iran, où la toxicomanie progresse en flèche, alors même que la détention de 30g de drogue peut faire risquer la peine de mort tout autant que s'il s'agissait de plusieurs kilos... C'est dans ce contexte qu'on suit un flic (Payman Maadi, déjà apprécié dans Une séparation) tenter de remonter une filière. Peu à peu, le film glisse vers une sorte de duel entre ce flic et un "gros poisson" (Navid Mohammadzadeh). La mise en scène aurait pu se contenter d'être efficace. Elle l'est indéniablement, mais le film enrichit les personnages, non réduit à des archétypes, et laisse aussi quelques scènes mémorables (entre autres une course-poursuite inaugurale interrompue de la plus inattendue des manières, ou une démonstration de gymnastique qu'un petit garçon exécute au parloir d'une prison, en guise d'adieu à son oncle).
COMPARTIMENT N°6 (Juho Kuosmanen)
Sur le papier, l'argument est mince : c'est l'histoire d'une rencontre imprévue, dans un train qui traverse la Russie vers le milieu des années 1990 (les téléphones portables n'étaient pas encore largement diffusés). Elle est amoureuse d'une femme, mais part sans elle, en jeune archéologue, découvrir les pétroglyphes de Mourmansk. Lui est un jeune homme russe qui descend au même endroit, mais pour travailler dans une mine. Contre toute attente, à l'écran, cette rencontre prend une ampleur inattendue, mais pas dès le départ : les personnages ne sont pas glamour comme d'autres rencontres de voyage ( genre Winslet et Di Caprio dans Titanic, ou Murray et Johansson dans Lost in translation). Yuriy Borisov est d'ailleurs au bord de la caricature, sans jamais y tomber. Et il se passe toujours quelque chose sur le visage de Seidi Haarla, que la caméra scrute sans voyeurisme. Si ces deux personnages a priori éloignés mettent du temps avant de communiquer vraiment, la mise en scène de Juho Kuosmanen est d'emblée à l'écoute, trouvant la bonne distance et la juste durée des plans pour apporter de la grâce à l'ensemble. "Petit" film, mais grande réussite.
LE DIABLE N'EXISTE PAS (Mohammad Rasoulof)
Ce n'est pas un, mais quatre récits que nous raconte Mohammad Rasoulof dans son nouvel opus (Ours d'or à Berlin en 2020). Ils ne s'entremêlent pas, et peuvent se voir indépendamment les uns des autres, mais ils ont des rapports entre eux, et l'ordre dans lequel ils nous sont présentés ne doit rien au hasard. Ce sont des contes moraux, dont on ne dévoilera pas ici les tenants et les aboutissants, car le cinéaste nous propose un cinéma beaucoup plus narratif que contemplatif (bien que des plans soient de toute beauté, ce qui est remarquable pour un film tourné dans la semi-clandestinité). En fil rouge, le film critique l'usage de la peine de mort en Iran. La grande originalité, par rapport à de précédents réquisitoires (de La Dernière marche de Tim Robbins à La Voie de la justice de Destin Daniel Cretton), tient dans le fait qu'il s'intéresse non pas aux condamnés à mort, mais aux personnes chargées de les tuer (qui peuvent être par exemple des appelés effectuant leur service militaire). De ce fait, l'intérêt des histoires qui nous sont proposées ici réside moins dans le suspens (bien qu'il y ait des chutes qui peuvent être surprenantes bien que logiques) que dans la réflexion humaniste que ces récits font sédimenter en nous.
ALINE (Valérie Lemercier)
L'histoire d'une chanteuse issue d'un milieu populaire et qui va devenir une diva de la variété internationale, jusqu'à évoluer dans une absurde prison dorée... Le personnage s'appelle Aline Dieu, mais on peut bien sûr penser à une personnalité bien réelle, "trésor national" au Québec. Jadis, Robert Charlebois avait évoqué les paradoxes de la vie de star populaire dans une poignante chanson, Ordinaire. Celle-ci pourrait servir de fil rouge à cet étonnant long métrage. Mais, n'empêche, Valérie Lemercier est, elle, assez extraordinaire, justement. Le grand budget dont elle a disposé ne sclérose pas sa mise en scène. Dans le genre si normé du biopic, elle ose des scènes pleines d'invention, subtilement décalées (au sens non dévoyé du terme : par leur extravagance, certaines scènes font d'une certaine façon un pas de côté par rapport aux conventions). C'est une sorte de paradoxe, alors que la deuxième partie de carrière de l'idole est fait de shows calibrés à l'américaine. Le film ose évoquer son enfance ou son histoire d'amour avec une sorte de pygmalion sans tomber dans la caricature. Ni hagiographie, ni satire, Valérie Lemercier trouve un ton qui n'appartient qu'à elle. Respectant l'intelligence et la sensibilité des spectateurs et spectatrices, elle fait preuve de nuances, mais des nuances flamboyantes...
MADRES PARALELAS (Pedro Almodovar)
Pour la première fois depuis La Mauvaise éducation, Pedro Almodovar évoque les heures sombres de l'histoire espagnole (en ouverture et conclusion de ce film), tout en se concentrant sur autre chose, les destins liés de deux femmes d'âges différents qui accouchent le même jour. La force de la narration n'est pas de ménager des coups de théâtre (certains se voient d'assez loin), mais de croiser des enjeux de nature diverse. On peut s'interroger, à froid, sur le traitement de certains éléments. Ou s'étonner de l'importance qu'accorde Almodovar au lien biologique dans la filiation, ou du fait que les deux familles ont des employées de maison qu'elles ne traitent pas très bien (le film le dénonce-t-il ?). Mais, à chaud, et c'est l'atout du film, on est de bout en bout captivé par les personnages et leurs interprètes. En particulier, Penelope Cruz n'est jamais aussi bien que sous la direction du cinéaste, sans compter le talent de la nouvelle venue, Milena Smit, ainsi qu'un personnage masculin nuancé (Israel Elejalde).
LE SOMMET DES DIEUX (Patrick Imbert)
On a peine à croire que ce film d'animation français est tiré d'un manga à succès de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura de plus de mille six cent pages, tant la fluidité narrative n'est jamais mise en défaut dans la réduction inévitable en un récit d'une heure et demie. Habu est un alpiniste solitaire (ses rares compagnons de cordée semblent l'encombrer), qui rêve d'inscrire son nom dans les annales de sa discipline. Après plusieurs revers marquants, il disparaît des radars. Une dizaine d'années plus tard, Fukumachi, reporter montagnard, croît l'apercevoir à Katmandou... Le film commence comme une enquête et se nourrit de nombreux flash-back. Puis peu à peu c'est surtout la quête de Habu que l'on accompagne, avec des séquences vertigineuses qui deviennent aussi un hommage à l'inhospitalière beauté des plus hautes montagnes.
ILLUSIONS PERDUES (Xavier Giannoli)
Le roman fleuve de Balzac comportait trois parties. C'est essentiellement la deuxième qu'a choisi d'adapter Xavier Giannoli. L'histoire d'un jeune homme qui écrit des poèmes, et monte à Paris en espérant se faire éditer. En attendant, il accepte un emploi de journaliste littéraire... Ce qui frappe d'emblée, c'est l'audace, l'insolence de Balzac, qui livre un quasi-pamphlet du monde de la presse de l'époque, partagé entre partisans d'un pouvoir fort (royalistes) et avant-garde d'opposition libérale (y compris au sens économique du terme, tout s'y achète, les contrats l'emportent sur les convictions). Le récit est saturé d'ironie derrière chaque personnage, chaque dialogue. Du pain béni pour les interprètes (dont Jean-François Stévenin, dans un dernier rôle savoureux), qui s'y donnent à coeur joie. Devant sans doute gérer un budget important, Xavier Giannoli semble moins radical dans sa mise en scène, qui vise davantage la bonne copie consensuelle et élégante (même si dans ce matériau se glisse des éléments qui pourraient renvoyer également... au monde d'aujourd'hui).
LA FRACTURE (Catherine Corsini)
C'est le premier film qui traite de manière frontale et réaliste le mouvement des Gilets Jaunes et sa répression (Effacer l'historique l'évoquait aussi, mais dans un style de comédie satirique). Dans un hôpital parisien débordé se retrouvent plusieurs personnages, notamment une bourgeoise de gauche égocentrique (Valeria Bruni Tedeschi, aussi bonne que dans ses propres réalisations) qui s'est cassé le bras en courant derrière sa compagne (Marina Foïs), qui vient de la quitter, et un transporteur routier (Pio Marmaï) venu à Paris et blessé par la répression policière de la manifestation. Politiquement, le film est d'une grande pertinence (aucune politique de gauche ne se fera contre ou sans les classes populaires). Cinématographiquement, il est un peu plus laborieux, même si le scénario arrive à rendre prenante la seconde moitié du film.
LES OLYMPIADES (Jacques Audiard)
Le titre renvoie à un quartier du XIIIè arrondissement de Paris, où se croisent des jeunes gens. Malgré la diversité affichée, ils font tous partie d'une petite bourgeoisie plus ou moins intellectuelle, plus ou moins précarisée. Après deux films décevants (Dheepan et Les Frères Sisters), Jacques Audiard allait-il arriver à se renouveler ? En tout cas, j'ai peiné à m'intéresser aux coucheries de ces personnages, bien qu'ils soient agréables à regarder, dans un écrin noir et blanc qui se veut chic...
NOMADLAND (Chloé Zhao)
Les deux précédents longs-métrages, réussis, de Chloé Zhao, Les Chansons que mes frères m'ont apprises et The Rider, étaient en immersion dans une Amérique mal connue, avec des acteurs non professionnels qui recréaient un peu de leur propre histoire devant la caméra. En apparence, Chloé Zhao prolonge la démarche dans Nomadland, qui s'intéresse aux travailleurs nomades, mais l'introduction d'un personnage fictif, interprété par Frances McDormand, change la donne. D'une part, les personnages "réels" sont relégués au rang secondaire. Et, d'autre part, ce pas supplémentaire vers la fiction ne s'accompagne d'aucune prise de distance critique (ce qui permet de mettre d'accord Télérama et le Figaro) : les personnages sont montrés avec dignité (encore heureux), mais le fonctionnement de l'économie capitaliste qui a généré ces pratiques de survie (contrats courts et nomadisme) n'est jamais remis en cause. Pire : Amazon est montrée explicitement comme une entreprise qui paye une place de parking pour les travailleurs nomades (quelle générosité), mais le film n'aborde pas la question de son modèle économique ni des conditions de travail. Pourquoi changer le système, alors que les personnages semblent s'en satisfaire et apprécier les couchers de soleil sur des paysages magnifiques ? Cinéaste sincère des marges à ses débuts, Chloé Zhao a depuis rejoint le centre de l'industrie hollywoodienne (son prochain film sera un film de super-héros). Ce n'est pas si étonnant...
INDES GALANTES (Philippe Béziat)
Pas vu...
DUNE (Denis Villeneuve)
Nous sommes en l'an 10191. La vraie gauche n'a toujours pas gagné, et on surexploite les planètes à qui mieux mieux. L'Empereur décide de décharger les Harkonnen, trop brutaux avec le peuple autochtone des Fremen, de la récolte de l'Epice, et confie la mission à la famille des Atréides, des exploiteurs plus gentils (et blancs de peau, c'est bien Houellebecq qui a écrit le roman ? en tout cas c'est le même code couleur). Le jeune héritier des Atréides pourrait bien être l'Elu attendu par les croyances des Fremen. Plus discutable qu'Avatar de James Cameron au niveau idéologique, le film se laisse voir : prévoir peut-être des boules Quiès (selon votre sensibilité musicale), mais l'image est un peu délestée des laideurs pixellisées qui encombrent généralement ce genre de superproduction.
Quelques listes pour se souvenir de la décennie écoulée.
Petite précision : pour ouvrir un peu l'éventail, chaque film cité ne pouvait l'être à la fois pour l'interprétation ou pour la mise en scène...
20 réalisatrices confirmées qui ont marqué la décennie :
Solveig Anspach : Queen of Montreuil (2013)
Danielle Arbid : Peur de rien (2016)
Kathryn Bigelow : Detroit (2017)
Julie Bertuccelli : Dernières nouvelles du cosmos (2016)
Iciar Bollain : Même la pluie (2011)
Pascale Breton : Suite armoricaine (2016)
Isabelle Czajka : La Vie domestique (2013)
Claire Denis : Un beau soleil intérieur (2017)
Ildiko Enyedi : Corps et âme (2017)
Pascale Ferran : Bird people (2014)
Fiona Gordon (et Dominique Abel) : La Fée (2011), Paris pieds nus (2017)
Jessica Hausner : Amour fou (2015)
Naomi Kawase : Still the water (2014)
Noémie Lvovsky : Camille redouble (2012)
Maïwenn : Polisse (2011)
Patricia Mazuy : Sport de filles (2012), Paul Sanchez est revenu ! (2018)
Stéphane Mercurio : Mourir ? Plutôt crever ! (2010), A l'ombre de la République (2012)
Mariana Otero : Entre nos mains (2010), A ciel ouvert (2014)
Coline Serreau : Solutions locales pour un désordre global (2010)
Agnès Varda : Visages villages (2017)
20 réalisateurs confirmés qui ont marqué la décennie :
Eric Caravaca : Carré 35 (2017)
Leos Carax : Holy motors (2012)
Alain Cavalier : Le Paradis (2014), Être vivant et le savoir (2019)
Nuri Bilge Ceylan : Il était une fois en Anatolie (2011), Winter sleep (2014), Le Poirier sauvage (2018)
Lee Chang-dong : Poetry (2010), Burning (2018)
Arnaud Desplechin : Les Fantômes d'Ismaël (2017)
Robert Guédiguian : Les Neiges du Kilimandjaro (2011), La Villa (2017)
Patricio Guzman : Nostalgie de la lumière (2010), La Cordillère des songes (2019)
Alejandro Jodorowsky : La Danza de la realidad (2013)
Hirokazu Kore-eda : Une affaire de famille (2018)
Ken Loach : Moi, Daniel Blake (2016), Sorry we missed you (2019)
Jafar Panahi : Trois visages (2018)
Nicolas Philibert : La Maison de la radio (2013)
Raoul Ruiz : Mystères de Lisbonne (2010)
Hong Sang-soo : The Day he arrives (2012), Seule sur la plage la nuit (2018)
Lars Von Trier : Melancholia (2011)
Apichatpong Weerasethakul : Cemetery of splendour (2015)
Frederick Wiseman : At Berkeley (2014), National Gallery (2014)
Jia ZhangKe : A touch of sin (2013), Les Eternels (2019)
Andreï Zviaguintsev : Faute d'amour (2017)
15 réalisatrices qui ont débuté ou percé pendant la décennie :
Waad Al-Khateab : Pour Sama (2019)
Haïfaa Al Mansour : Wadjda (2013)
Lucie Borleteau : Fidelio, l'odyssée d'Alice (2014)
Julia Ducournau : Grave (2017)
Deniz Gamze Ergüven : Mustang (2015)
Greta Gerwig : Lady Bird (2018)
Debra Granik : Leave no trace (2018)
Milagros Mumenthaler : Trois soeurs (2012)
Anna Muylaert : Une seconde mère (2015)
Géraldine Nakache : Tout ce qui brille (2010)
Shirin Neshat : Women without men (2011)
Céline Sciamma : Tomboy (2011)
Carla Simon : Eté 93 (2017)
Alice Winocour : Proxima (2019)
Rebecca Zlotowski : Grand central (2013), Planetarium (2016)
15 réalisateurs qui ont débuté ou percé pendant la décennie :
Kantemir Balagov : Une grande fille (2019)
J.C. Chandor : Margin call (2012)
Quentin Dupieux : Rubber (2010)
Miguel Gomes : Tabou (2012), Les Mille et une nuits (2015)
Ryusuke Hamaguchi : Senses (2018)
Martti Helde : Crosswind (2015)
Mikhaël Hers : Memory lane (2010)
Mariano Llinas : La Flor (2019)
Bertrand Mandico : Les Garçons sauvages (2018)
Kleber Mendonça Filho : Aquarius (2016)
Jeff Nichols : Take shelter (2012), Loving (2017)
Boots Riley : Sorry to bother you (2019)
Kirill Serebrennikov : Leto (2018)
Denis Villeneuve : Incendies (2011), Premier contact (2016)
Adilkhan Yerzhanov : La Tendre indifférence du monde (2018)
15 actrices confirmées qui ont marqué la décennie :
Juliette Binoche : Sils Maria (Olivier Assayas, 2014)
Cate Blanchett : Blue Jasmine (Woody Allen, 2013), Carol (Todd Haynes, 2016)
Judith Chemla : Ce sentiment de l'été (Mikhaël Hers, 2016)
Marion Cotillard : De rouille et d'os (Jacques Audiard, 2012), Deux jours, une nuit (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2014), Mal de pierres (Nicole Garcia, 2016)
Cécile De France : Le Gamin au vélo (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2011), La Belle saison (Catherine Corsini, 2015), Mademoiselle De Joncquières (Emmanuel Mouret, 2018)
Emilie Dequenne : A perdre la raison (Joachim Lafosse, 2012)
Virginie Efira : Victoria (Justine Triet, 2016), Un amour impossible (Catherine Corsini, 2018)
Adèle Haenel : L'Apollonide (Bertrand Bonello, 2011), La Fille inconnue (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2016), En liberté ! (Pierre Salvadori, 2018), Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Nina Hoss : Phoenix (Christian Petzold, 2015)
Joanna Kulig : Cold war (Pawel Pawlikowski, 2018)
Rooney Mara : Carol (Todd Haynes, 2016)
Emmanuelle Riva : Amour (Michael Haneke, 2012)
Léa Seydoux : La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013)
Mélanie Thierry : La Douleur (Emmanuel Finkiel, 2018)
Jasmine Trinca : Le Rêve italien (Michele Placido, 2010), L'Apollonide (Bertrand Bonello, 2011), Miele (Valeria Golino, 2013), Fortunata (Sergio Castellitto, 2018)
15 acteurs confirmés qui ont marqué la décennie :
Antonio Banderas : Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen, 2010), La Piel que habito (Pedro Almodovar, 2011), Douleur et gloire (Pedro Almodovar, 2019)
Ricardo Darin : Dans ses yeux (Juan José Campanella, 2010)
Daniel Day-Lewis : Phantom thread (Paul Thomas Anderson, 2018)
Jean Dujardin : The Artist (Michel Hazanavicius, 2011)
Eric Elmosnino : Gainsbourg (vie héroïque) (Joann Sfar, 2010)
Pierfrancesco Favino : Le Traître (Marco Bellocchio, 2019)
Louis Garrel : La Jalousie (Philippe Garrel, 2013)
Olivier Gourmet : Ceux qui travaillent (Antoine Russbach, 2019)
Gilles Lellouche : L'Enquête (Vincent Garenq, 2015), Pupille (Jeanne Herry, 2018)
Vincent Lindon : Augustine (Alice Winocour, 2012), La Loi du marché (Stéphane Brizé, 2015), L'Apparition (Xavier Giannoli, 2018), En guerre (Stéphane Brizé, 2018)
Michel Piccoli : Habemus papam (Nanni Moretti, 2011)
Bruno Podalydès : Comme un avion (Bruno Podalydès, 2015)
Melvil Poupaud : Grâce à Dieu (François Ozon, 2019)
Jean-Louis Trintignant : Amour (Michael Haneke, 2012)
André Wilms : Le Havre (Aki Kaurismaki, 2011)
15 actrices qui ont débuté ou percé pendant la décennie :
Paula Beer : Frantz (François Ozon, 2016)
Lola Creton : Un amour de jeunesse (Mia Hansen-Love, 2011)
Adèle Exarchopoulos : La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013)
Zita Hanrot : Fatima (Philippe Faucon, 2015), L'Ordre des médecins (David Roux, 2019)
Izïa Higelin : La Belle saison (Catherine Corsini, 2015)
Vicky Krieps : Phantom thread (Paul Thomas Anderson, 2018)
Brie Larson : States of Grace (Destin Daniel Cretton, 2014)
Corinne Masiero : Louise Wimmer (Cyril Mennegun, 2012), Les Invisibles (Louis-Julien Petit, 2019)
Noémie Merlant : Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Daphné Patakia : Djam (Tony Gatlif, 2017)
Vimala Pons : La Fille du 14 Juillet (Antonin Peretjatko, 2013), Comme un avion (Bruno Podalydès, 2015), La Loi de la jungle (Antonin Peretjatko, 2016)
Céline Sallette : L'Apollonide (Bertrand Bonello, 2011), Corporate (Nicolas Silhol, 2017)
Soko : Augustine (Alice Winocour, 2012)
Damla Sönmez : Sibel (Cagla Zenciri, Guillaume Giovanetti, 2019)
Kristen Stewart : Sils Maria (Olivier Assayas, 2014), Café Society (Woody Allen, 2016)
15 acteurs qui ont débuté ou percé pendant la décennie :
Swann Arlaud : Petit paysan (Hubert Charuel, 2017)
Timothée Chalamet : Un jour de pluie à New York (Woody Allen, 2019)
Anders Danielsen Lie : Ce sentiment de l'été (Mikhaël Hers, 2016)
Darius : Réussir sa vie (Benoît Forgeard, 2012)
Quentin Dolmaire : Trois souvenirs de ma jeunesse (Arnaud Desplechin, 2015)
Jesse Eisenberg : Café Society (Woody Allen, 2016)
Corentin Fila : Quand on a 17 ans (André Téchiné, 2016), Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac, 2018)
Guillaume Gouix : Jimmy Rivière (Teddy Lussi-Modeste, 2011)
Vincent Lacoste : Amanda (Mikhaël Hers, 2018)
Vincent Macaigne : Un monde sans femmes (Guillaume Brac, 2012), La Fille du 14 Juillet (Antonin Peretjatko, 2013), Tonnerre (Guillaume Brac, 2014), La Loi de la jungle (Antonin Peretjatko, 2016)
Andranic Manet : Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac, 2018)
Kacey Mottet Klein : Quand on a 17 ans (André Téchiné, 2016)
Nahuel Perez Biscayart : 120 battements par minute (Robin Campillo, 2017), Au revoir là-haut (Albert Dupontel, 2017)
Victor Polster : Girl (Lukas Dhont, 2018)
Mathias Schoenaerts : Bullhead (Michaël R. Roskam, 2012), De rouille et d'os (Jacques Audiard, 2012)
PARASITE (Bong Joon-Ho)
Ki-woo, jeune adulte au sein d'une famille pauvre (ses deux parents sont au chômage), tient peut-être la chance de sa vie lorsqu'un copain le recommande pour donner des cours particuliers d'anglais à la fille de la richissime famille Park. L'expérience étant concluante, il ne compte pas s'arrêter là... On sait depuis The Host (2006) que Bong Joon-ho n'est jamais aussi bon que lorsqu'il mélange les genres. C'est indubitablement le cas ici, et c'est sans doute ce qui a été récompensé à Cannes (Palme d'or). Le film tient surtout de la farce sur le fossé entre classes sociales opposées. Il fait une utilisation optimale des décors, et de l'interprétation de Song Kang-ho (qui joue le père de Ki-woo). Pour le reste, il s'appuie surtout sur des coups de force scénaristiques, que la mise en scène, aussi inventive soit-elle, ne fait qu'appuyer. C'est un exercice de style brillant, à défaut d'avoir l'amplitude et la subtilité des chefs d'oeuvre.
PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU (Céline Sciamma)
Au XVIIIè siècle, Marianne, une jeune femme peintre (fille de...) est chargée de faire le portrait à son insu d'Héloïse, une jeune bourgeoise sortie du couvent pour être mariée de force au fiancé de sa soeur prématurément décédée. Peint selon les règles en vigueur à l'époque, le résultat est peu probant. Mais les deux jeunes femmes vont se rapprocher... La photographie est magnifique, mais le film n'est pas académique pour autant : certaines scènes très fortes sont représentées de façon inattendue. Le film ne peut absolument pas se réduire au scénario, primé à Cannes et par ailleurs effectivement intéressant (sur ces femmes peintres qui ont disparu de l'histoire de l'art). C'est peu de dire que Noémie Merlant (décidément une révélation de l'année après Les Drapeaux de papier et Curiosa) et Adèle Haenel excellent, leur duo s'ouvrant parfois à Luana Bajrami (la servante) et Valeria Golino (la mère d'Héloïse), comme si la sororité pouvait dépasser un temps les clivages de classe. Céline Sciamma, très à l'aise pour filmer le contemporain (Naissance des pieuvres, Tomboy), sort en apparence de sa zone de confort (en apparence seulement, puisqu'elle continue de filmer au présent, en quelque sorte) tout en confirmant son immense talent.
DOULEUR ET GLOIRE (Pedro Almodovar)
Salvador est cinéaste vieillissant. Il doit surmonter les douleurs, physiques ou psychiques, qui le tiennent éloigné des plateaux de tournage. Un ciné-débat est organisé à la Cinémathèque pour la restauration d'un de ses premiers films, qu'il n'a pas revus depuis trente ans, après s'être brouillé avec l'acteur principal. Des souvenirs plus anciens, de l'enfance, remontent aussi à la surface... Dit comme ça, le synopsis peut ressembler à celui des Fraises sauvages de Bergman, mais la manière est on ne peut plus almodovarienne. Le cinéaste de Parle avec elle ou de Julieta n'a pas son pareil pour tisser des fils narratifs disparates, mélangeant plusieurs époques et/ou plusieurs statuts (réalité ou création) et passer des uns aux autres en toute fluidité. Evidemment, dans le rôle de Salvador, Antonio Banderas est exceptionnel (prix d'interprétation mérité à Cannes, si ce n'est que ça prive une nouvelle fois le cinéaste de la Palme d'or), mais c'est l'ensemble de la direction artistique qui est à saluer : musique (due au fidèle Alberto Iglesias), photographie (couleurs saturées à la Douglas Sirk pour accompagner les aspirations généreuses des personnages), décors (superbe trouvaille de la maison troglodyte, mais l'appartement contemporain n'est pas banal non plus). Devant tant de beauté, gare à l'évanouissement !
LE TRAÎTRE (Marco Bellocchio)
Cela commence par une fête interne à Cosa nostra, au début des années 1980, où les mafieux de Palerme et ceux de Corleone scellent leur entente pour se partager les fruits du trafic d'héroïne. Tout le reste du film, qui ne verse jamais dans une mythologie à l'américaine, va démentir ces flonflons. On suit en particulier Tommato Buscetta, l'un des premiers "repentis" de Cosa nostra (lui dit qu'il est resté fidèle à son "honneur" mais que c'est l'organisation qui a trahi ses valeurs), et qui va surtout collaborer avec le juge Falcone. Les deux hommes savent que les risques qu'ils prennent sont immenses. Cela aboutira à un maxi-procès qui donne lieu aux scènes les plus extravagantes et les plus fortes du film (où les prévenus sont contenus tant bien que mal dans des cages grillagées tel des fauves). Marco Bellocchio change de style et surprend avec cette fresque chronologique mais d'une grande ampleur. Quant à Pierfrancesco Favino, magistral en Buscetta, il aurait très bien pu obtenir le prix d'interprétation à Cannes, si la Palme d'or avait échu à Douleur et gloire. Dans la vraie vie, Almodovar n'a pas eu la récompense suprême, et Le Traître est malheureusement rentré bredouille...
LES MISERABLES (Ladj Ly)
Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité (BAC) de Montfermeil. Il fait connaissance avec ses deux nouveaux coéquipiers, ainsi qu'avec la réalité sociale des quartiers, son économie parallèle faute de mieux. En enquêtant sur le vol d'un lionceau, ils procèdent à des interpellations musclées. L'une tourne mal, et est de plus filmée par un drone... Le premier film de fiction de Ladj Ly s'inspire d'un fait divers survenu en 2008. Si la forme ne renouvelle pas le genre (beaucoup de scènes "nerveuses" caméra à l'épaule), le fond est digne d'intérêt et échappe au sensationnalisme dépolitisé à la Dheepan de Jacques Audiard. Au contraire, à l'exception de la manière peu amène dont il filme des forains caricaturaux, il dénonce les agissements de la BAC, mais en les analysant en premier lieu comme des effets de structure, les personnages étant montrés de manière nuancée. Alors que des géographes médiatiques opposent les pauvres entre eux (banlieues vs campagnes), ce film a au moins le mérite de remettre les pendules à l'heure.
ONCE UPON A TIME... IN HOLLYWOOD (Quentin Tarantino)
Leonardo Di Caprio interprète un acteur qui peine à sortir des rôles de méchant, et Brad Pitt incarne sa doublure pour les cascades. Ils habitent à côté du couple Roman Polanski - Sharon Tate, on est en 1969... Première surprise, de taille : le Hollywood du titre n'est pas celui du cinéma, mais celui des séries. Quoi, Tarantino, l'amoureux de la pellicule argentique, rend hommage à la télévision ? Son film est une longue suite de scènes qui ne fonctionnent pas très bien (même une séquence humoristique avec soi-disant Bruce Lee est poussive). En fait, tout est fait pour servir un final plus indigeste encore que celui de Inglorious basterds. Tarantino utilise son talent et ses très gros moyens pour parodier des revenge movie de série Z ? Quel gâchis...
ALICE ET LE MAIRE (Nicolas Pariser)
Paul Théraneau (Fabrice Luchini), le maire de Lyon, n'a plus d'idées. Pour y remédier, on fait appel à une jeune et brillante philosophe, Alice Heimann (Anaïs Demoustier). Un dialogue se noue... Pour son deuxième long métrage, Nicolas Pariser livre un film très écrit, dans une certaine tradition (le titre renvoie à L'Arbre, le maire et la médiathèque, film inclassable d'Eric Rohmer), mais tout en étant très contemporain. Il fait une description précise et cruelle du vide vers lequel s'est dirigée la sociale-démocratie, particulièrement dans les grandes villes (Lyon 2500), ainsi que des dangers de la professionnalisation de la vie politique. La dernière réplique est à l'image de l'ironie qui traverse tout le film. L'épilogue, désabusé, prend néanmoins le risque de conforter les résignés dans leur résignation, même si ce n'est pas le but recherché...
MARTIN EDEN (Pietro Marcello)
Martin Eden est un jeune marin qui, à la suite d'une action de bravoure, rencontre une jeune femme bourgeoise, Elena. Celle-ci veut faire son éducation et l'ouvrir à la littérature. Martin finit par se mettre en tête de devenir écrivain. Mais ce qu'il a à écrire n'est pas forcément du goût qu'a appris à aimer la jeune femme... Le film donne vraiment envie de se plonger dans le roman d'apprentissage de Jack London. L'action est transposée en Italie à une époque indéfinie (dans la première moitié du XXè siècle, mais on y entend Joe Dassin...), et cela rend l'adaptation assez vivante, voire contemporaine : vu d'ici et maintenant, l'histoire de cet écrivain transclasse peut également faire penser à Edouard Louis. Et les aspirations à un anticapitalisme plus libertaire que le socialisme doctrinal de l'époque peuvent encore parler au lecteur/spectateur d'aujourd'hui.
POUR SAMA (Waad Al-Kateab, Edward Watts)
Waad Al-Khateab était encore étudiante lorsque la révolution a éclaté en Syrie, en 2011, et qu'elle a commencé à la filmer, d'abord avec un smartphone, puis une petite caméra. Elle documente les manifestations étudiantes, la répression, puis, plus tard, les bombardements orchestrés par les troupes de Bachar Al-Assad et de ses alliés russes. Mais c'est aussi le récit de la vie d'un jeune couple, celui formé par Waad et Hamza, jeune médecin, la naissance de leur enfant... Le documentaire est à la fois film de correspondante de guerre, portrait de ville (Alep), film de famille et journal intime. Certes, il faut avoir le coeur bien accroché devant certaines scènes, mais il faut le voir quand même, car c'est un document exceptionnel, qui remet les choses à leur place. Vu de France, il a surtout été question de la lutte - indispensable - contre Daesh, au risque de considérations géopolitiques manichéennes (telle ironie facile sur la fiabilité d'informations autour d'hôpitaux qui étaient frappés plusieurs fois), auquel le film apporte des réponses substantielles. Paradoxalement, il y a malgré tout beaucoup de vie dans ce documentaire, et c'est bouleversant.
J'AI PERDU MON CORPS (Jérémy Clapin)
Montage alterné de deux histoires. Dans l'une, Naoufel, un jeune livreur de pizza orphelin, tombe amoureux de Gabrielle, dont il n'entend au début que la voix agacée lors d'une livraison ratée. Dans l'autre, sans parole, une main s'échappe d'un laboratoire et se met à la recherche de son propriétaire. On frissonne lorsqu'elle doit traverser la ville. Car, en plus, cette main, on va s'apercevoir qu'elle est dotée d'une âme. Elle se souvient du corps auquel elle était reliée, comme une personne mutilée continue de ressentir des sensations du membre perdu... Et bien sûr, les deux histoires ont partie liée. Guillaume Laurant (coscénariste du Fabuleux destin d'Amélie Poulain) est à l'origine de cet excellent scénario, mais c'est la manière avec laquelle Jérémy Clapin, dont c'est le premier long métrage, s'en empare qui fait le sel de ce film d'animation. L'inventivité est à tous les étages, sans que cela vire à la performance ; au contraire cette richesse nourrit l'intérêt que l'on porte à cette fable très singulière.
LE LAC AUX OIES SAUVAGES (Diao Yinan)
Un soir de pluie, sur le quai d'une petite gare, un homme et une femme font connaissance. Ils ne s'étaient jamais croisés, mais ne se rencontrent pas par hasard. Quelques flash-backs nous apprennent que Zhou Zenong fait partie d'un gang qui vole des motos et qu'il a tué un policier, pensant tirer sur un concurrent, tandis que Liu Aiai est une "baigneuse" (une prostituée) qui connaît la femme de Zhou. Compte tenu de la récompense accordée à qui retrouvera et dénoncera le fugitif, ce dernier est recherché à la fois par la police et par des truands... Diao Yinan s'était déjà fait remarquer il y a 5 ans avec Black coal, un polar dans le milieu minier. Ici, il livre un film d'une ampleur plus grande, de par une intrigue retorse, une direction d'acteurs impeccable (des personnages aux visages impénétrables pour ne pas signaler leurs intentions), et l'une des plus grandes mises en scène du dernier festival de Cannes, au niveau sonore comme visuel, dans la façon dont les scènes s'agencent et se répondent. Un travail qui, sans jamais tomber dans le pur exercice de style, peut faire écho aux films noirs de toujours comme aux films contemporains de Jia Zhang-Ke.
UNE GRANDE FILLE (Kantemir Balagov)
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un Léningrad en ruines, deux jeunes femmes, Iya et Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur vie. Démobilisées de l'Armée rouge, elles sont aides-soignantes dans un hôpital militaire. La première est une grande blonde timide, victime de crises de paralysie temporaires. La seconde est une petite rousse volubile, revenue stérile du front. Elles sont liées par une tragédie (il y a une scène terrible dans les 20 premières minutes). L'histoire des deux héroïnes est forte, les personnages secondaires aussi, et la mise en scène encore plus : plans-séquences posés mais tendus, immense travail sur la lumière et les couleurs (rouges et verts crus), dans un style aux antipodes de Tesnota, son précédent film (que je n'avais pas aimé). Bien sûr ça n'a rien d'un divertissement, mais ce n'est pas une punition non plus, tant la puissance humaine et artistique devrait venir à bout des réticences a priori.
AN ELEPHANT SITTING STILL (Hu Bo)
Pas vu...
EL REINO (Rodrigo Sorogoyen)
Manuel Lopez-Vidal est un homme politique influent dans sa région. Alors qu'il s'apprête à rejoindre la direction nationale de son parti, il se retrouve impliqué dans une affaire de corruption qui menace un de ses amis les plus proches et peut-être le parti tout entier. Mais Manuel n'est pas disposé à s'avouer vaincu. Il va tout faire pour sauver sa peau, quitte à éclabousser les autres. C'est le début d'un engrenage infernal... L'originalité de ce thriller politique est de se mettre dans les pas d'un corrompu (joué par l'excellent Antonio De la Torre) qui ne veut pas payer pour tous les autres. Après Que Dios nos perdone il y a deux ans, Rodrogo Sorogoyen livre un nouveau film tout en tension. Il a commencé comme script doctor pour des séries, et effectivement c'est le scénario qui impressionne, montrant la vaste étendue des institutions touchées, alors que la mise en scène est certes efficace mais plus monocorde.
SIBEL (Cagla Zencirci, Guillaume Giovanetti)
Dans une vallée proche de la mer Noire en Turquie, les réseaux de communication moderne ne marchent pas ou peu, et pour communiquer d'une plantation à l'autre, les habitants utilisent une langue sifflée qui se transmet depuis des générations. C'est le seul langage que peut utiliser Sibel, une jeune femme muette de 25 ans et par ailleurs fille du maire. Pour se faire accepter, elle tente de chasser le loup qui rôde paraît-il dans la forêt alentour qu'elle connaît comme sa poche. Mais elle y fera une autre rencontre, musclée, celle d'un déserteur qu'elle va soigner et cacher... Bien sûr le film va tourner autour du courage, politique, de la jeune femme et du combat pour son émancipation à l'intérieur d'une société traditionnelle. Mais ce matériau est transcendé par la forme, qui rend ce conte constamment captivant. Damla Sönmez, qui interprète le rôle principal, est une vedette dans son pays, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on comprend pourquoi...
LA FAMEUSE INVASION DES OURS EN SICILE (Lorenzo Mattotti)
Pas vu...
Photogramme tiré de "Melancholia" de Lars Von Trier avec Kirsten Dunst
Voici une proposition de double top 10 de la décennie. En effet, pour ne pas avoir trop de regrets (même si j'en ai inévitablement), j'ai établi un top 10 international et un top 10 français.
Cela n'en reste pas moins un échantillon de ce que j'ai le plus aimé pendant la décennie, et je n'ai pas ordonné les films (sauf par ordre chronologique de sortie en France).
Enfin, j'ai effectué cette sélection à partir de la variable film (qui peuvent être des prototypes, en dépit des franchises et modes sérielles).
S'il avait fallu sélectionner les meilleurs cinéastes de la décennie, peut-être que le résultat aurait été un peu différent.
Suivra peut-être d'ailleurs un casting idéal de la décennie, paritaire entre femmes et hommes, tant au niveau des cinéastes que des interprètes, entre personnes confirmées en pleine possession de leurs moyens et nouvelles pousses qui ont percé pendant ces années (même si elles ont parfois débuté dans la décennie précédente).
10 films internationaux pour se souvenir de la décennie 2010-2019 :
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen)
Melancholia (Lars Von Trier)
Tabou (Miguel Gomes)
Winter sleep (Nuri Bilge Ceylan)
Carol (Todd Haynes)
Aquarius (Kleber Mendonça Filho)
Moi, Daniel Blake (Ken Loach)
Leto (Kirill Serebrennikov)
Une affaire de famille (Hirokazu Kore-Eda)
Douleur et gloire (Pedro Almodovar)
10 films (majoritairement) français pour se souvenir de la décennie 2010-2019 :
Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz)
Les Neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian)
Holy motors (Leos Carax)
La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche)
Sils Maria (Olivier Assayas)
Peur de rien (Danielle Arbid)
Les Fantômes d'Ismaël (Arnaud Desplechin)
Visages villages (Agnès Varda, JR)
Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac)
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma)
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen, sortie 6 octobre 2010)
Après avoir vu des dizaines de films de lui, Woody Allen est arrivé à me surprendre encore une fois. Je pense que c'est un des sommets de sa carrière. En apparence, on suit une demi-douzaine de citadins anglo-saxons et plus cultivés que la moyenne. Woody Allen poursuit le thème du destin, présent dans ses derniers films depuis Melinda et Melinda (2005). Les réparties sont à la fois cinglantes et profondes (quel art de la litote !), mais l'ironie se niche dans l'ensemble de la mise en scène. L'utilisation de la voix off, parfois si fonctionnelle dans des films ordinaires, est ici géniale et virtuose, la musique joue également un rôle important. La magie intervient, mais sa fonction n'est pas d'apporter une touche fantastique, mais donne l'occasion d'une scène de spiritisme férocement drôle et grinçante. On peut trouver de multiples interprétations au film (c'est un chef d'oeuvre), voici modestement la mienne. Poussés par l'hyperindividualisme contemporain, les personnages cherchent tous à se réaliser, ils ne sont ni bons ni mauvais, mais en étant inattentifs aux autres, ils prennent des mauvaises décisions. Les seuls personnages qui s'en sortent vivent avec des chimères... Conclusion personnelle : voilà ce qui arrive quand on hypertrophie la dimension individuelle et qu'on atrophie les dimensions collective et politique (alors que toutes ces dimensions devraient être en interaction) !
Melancholia (Lars Von Trier, sortie 10 août 2011)
Première partie : Justine (Kirsten Dunst) se marie et donne une réception dans la somptueuse propriété de sa s œur (Charlotte Gainsbourg). Deuxième partie : la planète Melancholia entre dans le système solaire et risque de frôler la Terre, selon les scientifiques les plus optimistes... Un film de science-fiction qui ne ressemble à aucun autre, et qui commence comme une farce familiale à la Festen, en moins outrée. Lars Von Trier a créé une atmosphère très singulière, et même un univers particulier et tient la note jusqu'au bout. Un film catastrophe et intime à la fois : la première partie destructurée est aussi une satire du capitalisme et de ses valeurs (que le cinéaste avait déjà croqué d'une autre façon dans Le Direktor), la seconde partie peut se voir au premier degré, même si elle évoque très bien la dépression nerveuse, mais aussi nos impasses collectives et préfigure en cela le succès des théories autour de l'effondrement. Des images splendides, des trouvailles superbes (par exemple ce que fait un petit garçon avec un fil de fer) et une Kirsten Dunst insondable (prix d'interprétation mérité à Cannes, en dépit de la conférence de presse désastreuse du cinéaste, digne d'un personnage des Idiots et qui l'a sans doute privé de la Palme d'or !).
Tabou (Miguel Gomes, sortie 5 décembre 2012)
Dans un immeuble de Lisbonne vivent trois femmes : Pilar, retraitée pieuse mais dévouée aux causes humanitaires (Pilar accompagne aussi parfois un homme amoureux d'elle qu'elle n'aime pas), Aurora, sa voisine octogénaire excentrique, et Santa, la femme de ménage noire de celle-ci. Juste avant de mourir, Aurora prononce le nom d'un homme, Ventura, qu'elle a connu au temps de sa jeunesse. Retrouvé, Ventura raconte son histoire avec Aurora dans les années 50-60 au pied du mont Tabou dans une Afrique pas encore décolonisée... C'est l'un des chocs cinématographiques de l'année. Le titre fait référence à Murnau. Mais autant dans le Tabou de Murnau l'histoire d'amour était contrariée en partie par l'avancée de la soi-disant civilisation, autant la passion évoquée dans ce film, entre deux colons, l'est par les derniers soubresauts de la colonisation (pas montrée sous un jour positif). Tout le film est en noir et blanc, mais différemment dans la seconde partie. Celle-ci est muette dans ses dialogues, mais extrêmement lyrique par la musique des sixties, les bruitages, la voix off très belle du narrateur, le mystérieux crocodile, et réhausse rétrospectivement l'intérêt de la première partie. Miguel Gomes réussit une superbe synthèse entre un retour très premier degré à l'innocence du cinéma des origines, et une sophistication distanciée très moderne.
Winter sleep (Nuri Bilge Ceylan, sortie 6 août 2014)
Ayden, comédien à la retraite, tient un petit hôtel de luxe, dans un site remarquable, avec sa jeune épouse Nihal (qu'il semble ne plus aimer) et aussi Neda, sa soeur récemment divorcée. A quelques encablures, le village, troglodyte comme l'hôtel, abrite des pauvres, dont des locataires endettés d'Ayden... Nuri Bilge Ceylan réussit le tour de force de nous intéresser pendant 3h15 à son trio de personnages principaux, alors que l'homme est assez peu sympathique (un peu comme dans Les Climats). Ce n'est certes pas le choc des Scènes de la vie conjugale de Bergman (comparaison peu pertinente), mais les longues confrontations entre Ayden et Nihal ou Neda sont denses, profondes. Surprise stylistique : le cinéaste d' Il était une fois en Anatolie livre peu de plans larges, mais beaucoup de champs/contre-champs qui enferment les personnages dans leur logique propre.
Carol (Todd Haynes, sortie 13 janvier 2016)
Il y a une quinzaine d'années, Todd Haynes avait réalisé Loin du paradis, un mélodrame se situant dans les années 50. La mise en scène était inspirée des films sophistiqués de Douglas Sirk réalisés à l'époque, mais le fétichisme dans l'utilisation assez théorique des couleurs (rouges flamboyants) ne parvenait pas à égaler l'émotion des chefs d'oeuvre du maître (comme Le Mirage de la vie). Dans Carol, la forme est encore incroyablement soignée (mouvements d'appareil, lumière, costumes etc), mais cette fois-ci l'émotion prend. Le cinéaste ne prend pas de haut ses personnages en entomologiste omniscient, il est en empathie avec elles. Du coup il insuffle la vie dans cette histoire d'amour à New-York au début des fifties, entre Carol et Therese, deux femmes de classes sociales différentes et d'âge distincts, amour contrarié par les convenances sociales (les mots n'existaient même pas encore pour décrire ce type de relation). Les interprétations de Cate Blanchett et Rooney Mara sont indissociables l'une de l'autre, et la décision du jury cannois d'en récompenser une seule est assez incompréhensible.
Aquarius (Kleber Mendonça Filho, sortie 28 septembre 2016)
A Recife, Clara, critique musicale à la retraite qui a plutôt bien gagné sa vie, est la dernière propriétaire à rester dans son immeuble, alors que tous les autres ont quitté les lieux et vendu leur appartement à un promoteur qui souhaite transformer l'endroit en un immeuble de grand standing et sécurisé. De la fenêtre on voit la plage, où il est interdit de se baigner trop loin à cause des requins, mais c'est d'autres requins que devra affronter Clara. Cela pourrait être une nouvelle chronique de l'accroissement des inégalités et de la pression foncière des plus riches sur le reste de la population urbaine, or Kleber Mendonça Filho a l'intelligence d'intégrer cet aspect dans un ensemble plus large. De fait, tous les ingrédients du film sont goûteux : le jeu imposant de l'actrice principale Sonia Braga (mais aussi de Barbara Colen qui joue Clara plus jeune dans un prologue superbe ramenant en 1980), la puissance de la mise en scène dans sa maîtrise de l'espace, l'importance des décors et objets de l'appartement pour en faire un lieu de mémoire (celui où les enfants ont grandi) et de sensualité (délicieuse écoute de vinyles judicieusement choisis). Tout n'est peut-être pas parfait dans cette profusion romanesque, mais cette oeuvre de résistance est assurément un des grands films de l'année (voire davantage).
Moi, Daniel Blake (Ken Loach, sortie 26 octobre 2016)
Daniel Blake est un menuisier de 59 ans qui est obligé par son médecin, suite à des problèmes cardiaques, de s'arrêter de travailler. Mais dans le même temps, il est obligé par l'assurance chômage de rechercher un emploi sous peine de sanction. Dans un « job center », il fait la connaissance de Katie, une mère célibataire en difficulté... Après avoir vu (presque) tous les films en compétition à Cannes, la Palme d'or pour ce film est finalement une très bonne idée ! En terme purement cinématographique, la mise en scène n'est pas avant-gardiste, mais il y a une vraie efficacité et je n'ai vu en revanche aucune maladresse ni faute de goût. Ken Loach a pris la peine de construire de vrais personnages (s'il n'avait pas eu la récompense suprême, le scénario et l'interprétation de Dave Johns auraient pu être célébrés). Une nouvelle fois, Loach n'est pas manichéen, sa grande affaire c'est la justice, pas une morale binaire (bien/mal). Un film avec peu d'espoir ? Oui, peut-être, mais, avec quelques notes d'humour grinçant, un film de colère (celle du réalisateur) et de dignité (celle des personnages).
Leto (Kirill Serebrennikov, sortie 5 décembre 2018)
Un été au début des années 1980 à Leningrad. L'heure n'est pas encore à la Glasnost ou à la Perestroïka, mais un groupe de musiciens s'échangent de la main à la main des enregistrements de David Bowie et Lou Reed. C'est dans ce contexte qu'on suit les efforts de Mike Naumenko, l'un des artistes locaux les plus talentueux du moment, pour émerger : le rock n'est pas interdit en URSS, mais chaque morceau doit recevoir l'aval de certaines autorités. Mike est un peu plus âgé que les autres, il est marié à la belle Natacha (Irina Starshenbaum, dont les regards sont aussi un peu les nôtres) lorsqu'il rencontre le jeune Viktor Tsoï, en qui il décèle un véritable potentiel. Le film a, on le voit, quelques points communs avec Cold War (y compris dans le choix du noir et blanc), mais il s'en distingue toutefois. La mise en scène de Pawel Pawlikowski était toute en maîtrise et en ellipses maximales, alors que celle de Kirill Serebrennikov fait le choix de l'immersion totale dans une génération, à travers quelques figures (les deux musiciens vedettes ont réellement existé) qu'on suit à la trace dans leur quotidien et leurs désirs d'émancipation. Cela donne lieu notamment à des scènes d'envolées jubilatoires, qui se concluent par un personnage indiquant qu'elles n'ont jamais existé... Bref, la fièvre juvénile face aux freins de l'ordre établi. Dans l'état d'esprit, c'est donc un des films les plus punks de l'année.
Une affaire de famille (Hirokazu Kore-Eda, sortie 12 décembre 2018)
Une petite fille, visiblement battue, traîne dans la rue, et est recueillie par une famille... La famille est le sujet de prédilection de Kore-Eda depuis une bonne douzaine d'années, ce qui a donné des films sensibles, parfois franchement réussis ( Still walking), parfois mineurs ( I wish). Mais ici, il n'y a pas beaucoup de liens du sang dans cette cellule chaleureuse qui fait cohabiter trois générations. L'éducation est elle-aussi très alternative : la fille aînée s'exhibe dans un peep-show, tandis que le fils pré-ado fait souvent les courses, parfois accompagné de son père, mais sans jamais passer à la caisse... Le scénario est formidable, car il procède par petites touches, loin de rails programmatiques tout faits, mais en plus il est exécuté avec une grande intelligence. Hirokazu Kore-Eda pratique ici un cinéma inspiré et méticuleux, presque bressonien (pas seulement pour les pickpockets, mais aussi pour tout un art de la métonymie, par exemple quelques oranges qui roulent par terre deviennent poignantes...), tout en abordant avec grâce des thématiques fortes, qu'elles soient existentielles (la mort, la sexualité) ou sociales (la survie dans la pauvreté, la toute-puissance du patronat, l'insuffisance des couvertures sociales). Un sommet assez transgressif dans la carrière du cinéaste, et une Palme d'or méritée (même si plusieurs films étaient du même niveau, dans une sélection de très haute tenue).
Douleur et gloire (Pedro Almodovar, sortie 17 mai 2019)
Salvador est cinéaste vieillissant. Il doit surmonter les douleurs, physiques ou psychiques, qui le tiennent éloigné des plateaux de tournage. Un ciné-débat est organisé à la Cinémathèque pour la restauration d'un de ses premiers films, qu'il n'a pas revu depuis trente ans, après s'être brouillé avec l'acteur principal. Des souvenirs plus anciens, de l'enfance, remontent aussi à la surface... Dit comme ça, le synopsis peut ressembler à celui des Fraises sauvages de Bergman, mais la manière est on ne peut plus almodovarienne. Le cinéaste de Parle avec elle ou de Julieta n'a pas son pareil pour tisser des fils narratifs disparates, mélangeant plusieurs époques et/ou plusieurs statuts (réalité ou création) et passer des uns aux autres en toute fluidité. Evidemment, dans le rôle de Salvador, Antonio Banderas est exceptionnel (prix d'interprétation mérité à Cannes, si ce n'est que ça prive une nouvelle fois le cinéaste de la Palme d'or), mais c'est l'ensemble de la direction artistique qui est à saluer : musique (due au fidèle Alberto Iglesias), photographie (couleurs saturées à la Douglas Sirk pour accompagner les aspirations généreuses des personnages), décors (superbe trouvaille de la maison troglodyte, mais l'appartement contemporain n'est pas banal non plus). Devant tant de beauté, gare à l'évanouissement !
Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz, sortie 20 octobre 2010)
C'est un film fleuve de 4 heures et demie, où les nombreuses rivières font les grandes fortunes (au sens ancien de destinées). Il s'agit d'une commande de la télévision portugaise pour adapter le roman éponyme de Camilo Castelo Branco. Le résultat est donc d'une profusion narrative réjouissante : on y croise, entre autres, un orphelin souffre-douleurs de ses camarades d'internat, un curé mystérieux (son protecteur), un aristocrate ayant fait fortune au Brésil, une épouse tyrannisée par le mari choisi par son père, une noble française voulant réparer un affront etc... Formellement, la mise en scène est tout sauf académique : bien que conçu pour la télévision, le film est filmé le plus souvent en plans séquences dont l'inventivité, dans les mouvements de caméra, dans la profondeur de champ, fait le sel (par exemple, tous ses intriguants sont épiés dans leurs discussions intimes par leurs domestiques !). Un sommet dans la carrière de Raoul Ruiz...
Les Neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian, sortie 16 novembre 2011)
Marseille. Au port, deux délégués syndicaux tirent au sort les 20 licenciés de la boîte dans laquelle ils travaillent. L'un deux (Jean-Pierre Darroussin) fait partie du lot. Proche de la retraite, il se satisfait de son bonheur auprès de son épouse (Ariane Ascaride), avec laquelle ils fêtent leurs 30 ans de mariage, de son rôle de grand-père, et de ses souvenirs de syndicaliste engagé. Jusqu'au jour où... Après s'être essayé depuis dix ans à différents genres, notamment le film noir ( Lady Jane) ou la reconstitution historique ( L'Armée du crime), Robert Guédiguian revient sur ses terres avec une comédie dramatique relevée (les scènes de comédie et de drame sont franches et se succèdent sans se mélanger). Une fable politique et sociale aiguisée et néanmoins subtile, dans laquelle chacun a ses raisons, mais n'a pas toujours raison. Un film qui fait du bien (c'est l'humain d'abord), par un grand cinéaste et grand directeur d'acteurs (c'est un plaisir de retrouver les habitués : Darroussin, Ascaride, Meylan, mais aussi Maryline Canto, Anaïs Demoustier, Julie-Marie Parmentier ou Grégoire Leprince-Ringuet).
Holy motors (Leos Carax, sortie 4 juillet 2012)
Quelques heures dans l'existence de Monsieur Oscar, qui voyage de vie en vie. Tour à tour homme d'affaires, mendiante, créature monstrueuse, père de famille, vieillard, il joue une multitude de rôles, mais sans caméras apparentes, ni public averti. Il est uniquement accompagné de Céline, qui le conduit de rendez-vous en rendez-vous dans une immense limousine blanche qui lui sert de loge... Pas facile de décrire le nouveau film de Leos Carax, ni même une seule scène (même si c'est tentant : il y a des morceaux d'anthologie). L'exercice serait aussi vain que de paraphraser de la poésie. Car il s'agit bien d'un poème visuel, parfois assez trash, du cinéma total, dont les influences vont de Feuillade à Weerasethakul en passant par Franju et Lynch. Un hommage aux comédiens en général et à Denis Lavant en particulier. Une ode à la vie, qui nous impose plusieurs rôles simultanés. Peu importe qu'on n'y aime pas forcément tout, ce qui compte c'est " la beauté du geste"...
La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche, sortie 9 octobre 2013)
Beaucoup ont écrit qu'il s'agissait d'un film sur la passion. Oui, mais ce n'est pas exactement un film incandescent, et c'est surtout un film beaucoup plus riche que ça. Cela commence comme dans L'Esquive avec un cours de français autour de Marivaux. Adèle (Adèle Exarchopoulos, LA révélation de l'année) est une élève de première issue d'une famille modeste de la banlieue lilloise, qui adore les livres. Cela pourrait être un film de lycée, du style Entre les murs, mais il ne s'arrête pas là. En suivant Adèle pendant une petite dizaine d'années, on assiste avec empathie à toutes ses premières fois : premiers flirts avec des garçons, première rencontre avec Emma, jeune femme aux cheveux bleus, étudiante aux Beaux-Arts (Léa Seydoux), premiers ébats, plus tard premiers pas professionnels... Un film sur l'éducation sentimentale, mais aussi sur l'éducation tout court. Sur l'art, sa création, comme sa réception et sa transmission. Et, oui, sur la passion amoureuse et son évolution dans le temps... Formellement le montage est extrêmement fluide, on ne voit pas le temps passer (on en redemanderait), l'impression d'immersion est renforcée par la mise en scène et le nombre incroyable de gros plans (au moins deux heures sur les trois), en particulier sur le visage des interprètes.
Sils Maria (Olivier Assayas, sortie 20 août 2014)
A 18 ans, Maria Enders a connu le succès au théâtre en incarnant Sigrid, une jeune fille ambitieuse et trouble qui conduira au suicide une femme mûre, Helena. Vingt ans plus tard, on propose à Maria de reprendre cette pièce, mais cette fois dans le rôle d'Helena... En grande forme, Olivier Assayas livre un grand film d'actrices à tous points de vue, mais aussi un hommage à leurs assistantes. Troublante correspondance entre théâtre et réalité (quelques scènes sont remarquables de confusion, comme dans Aimer, boire et chanter, le dernier Resnais). Kristen Stewart est très convaincante, et Juliette Binoche aurait mérité le prix d'interprétation à Cannes. Très romanesque, fluide dans l'agencement des séquences comme dans la composition des plans, le film n'aurait pas dû repartir bredouille non plus.
Peur de rien (Danielle Arbid, sortie 10 février 2016)
Pour son premier tournage en France, la cinéaste Danielle Arbid revient à une veine autobiographique, douze ans après le beau Dans les champs de bataille. Elle y raconte l'histoire de Lina, une jeune Libanaise qui débarque en France à l'âge de 18 ans, vers le mitan des années 1990, pour poursuivre ses études dans une fac parisienne. C'est un parcours initiatique que l'on découvre : l'oncle déjà installé ici et dont elle s'éloigne rapidement, une camarade de promo qui l'invite à une fête un peu particulière, les relations avec les garçons, la découverte de professeurs d'arts et de lettres assez épatants (mention spéciale à Dominique Blanc). Le film est très haut en couleurs (du vrai cinéma), les personnages sont loin des clichés, les difficultés de ce parcours de combattante n'empêche pas une bonne dose d'humour, l'époque est finement restituée (conversations, musique), sans oublier le courage et l'inconscience de la jeunesse (d'où le titre). La jeune actrice principale, Manal Issa, est formidable, avec il est vrai de très bons partenaires (Paul Hamy, Damien Chapelle, Vincent Lacoste).
Les Fantômes d'Ismaël (Arnaud Desplechin, sortie 17 mai 2017)
Ismaël (Mathieu Amalric) est un cinéaste, retiré près de l'océan pour terminer l'écriture d'un film, seulement accompagné de Sylvia (Charlotte Gainsbourg), sa compagne astrophysicienne. Le principal fantôme, c'est Carlotta (Marion Cotillard), son ex-épouse peinte sur un tableau accroché au mur, qui a disparu sans laisser de traces 21 ans plus tôt, et qui surgit sur la plage, bien vivante, pour renouer avec Ismaël. Leurs interactions vont faire, comme on l'imagine, des étincelles, mais le film est beaucoup plus riche que ça, et cette situation de départ un poil trop écrite. Romanesque, il raconte aussi une histoire de diplomate ou d'espion (un certain Dédalus, comme dans d'autres Desplechin), dont on peine à comprendre dès le début le rapport avec l'intrigue principale. Faussement flottant au départ, le film peu à peu s'emballe et s'amuse à rassembler toutes les pièces du puzzle dans une deuxième moitié assez irrésistible. Rien n'est anodin, tous les détails finissent par compter. Le montage est exceptionnel, et la mise en scène a ses audaces (un voyage en train vers Roubaix filmé de façon très originale, un exemple parmi beaucoup d'autres). Le drame sentimental s'aère par des éléments de comédie d'un humour très singulier (autodérision ?) et jubilatoire. Le film rejoint Rois et reine et Un conte de Noël parmi les plus grandes réussites d'Arnaud Desplechin, qui montre là son amour du cinéma, offrant en une seule séance une richesse que des scénaristes de série télévisée déclineraient en de multiples épisodes...
Visages villages (Agnès Varda et JR, sortie 28 juin 2017)
Dès le générique, excellent, on est prévenu : l'association entre Agnès Varda, cinéaste aussi majeure qu'inclassable, et JR, "street artist", va faire des étincelles. L'idée de départ est de partir à la rencontre d'inconnu-e-s dans les villages français (dans le bassin minier ou des régions agricoles), de les photographier grâce à leur camion-photomaton, et de les exposer en très grand, de façon plus ou moins éphémère, par collage, sur un lieu emblématique. La technique, la créativité de JR sont impressionnantes, mais la crédibilité de la démarche vient surtout de la générosité d'Agnès Varda. Comme dans Les Glaneurs et la glaneuse, c'est elle qui est la plus douée pour réaliser des rencontres émouvantes, mettre en lumière des personnes qui n'y sont pas habituées, les respecter, restituer leur personnalité, leur dignité et leur mémoire. Elle y met du sien, en assumant sa vulnérabilité et ses problèmes de vue (elle voit de plus en plus flou), tout en étant au meilleur de sa forme au niveau du montage, intuitif, d'une folle liberté. Si on gratte un peu, la politique n'est jamais très loin. Un des films les plus emballants de la période, d'une inventivité aussi grande que sa sensibilité.
Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac, sortie 18 avril 2018)
Etienne quitte sa province et s'éloigne de sa copine pour monter à Paris et faire des études de cinéma à la fac. Il y fait la rencontre d'étudiants intransigeants, tandis que sa colocataire n'est pas insensible à son charme... Jean-Paul Civeyrac, cinéaste par intermittence (il est aussi enseignant en cinéma), avait déjà réalisé de beaux films ( A travers la forêt, Mon amie Victoria), mais celui-ci est d'une toute autre ampleur romanesque. On aurait pu craindre au tout début un film inscrit dans un tout petit milieu (celui des cinéphiles les plus idéalistes), on y disserte par exemple sur Boris Barnet, l'un des grands cinéastes soviétiques de l'époque muette, mais rapidement le film tient du roman d'apprentissage total, aussi bien au niveau artistique qu'intime, existentiel en somme (sur la recherche de la conformité des actes avec la pureté des intentions). Jean-Paul Civeyrac s'appuie sur des dialogues brillants, un noir et blanc aussi vibrant que dans les meilleurs Phillippe Garrel (notamment Les Amants réguliers), une utilisation inspirée de Jean-Sébastien Bach et sur de jeunes comédiens très à l'aise dans le cinéma d'auteur le plus exigeant : la découverte Andranic Manet dans le rôle principal, mais aussi Corentin Fila ( Quand on a 17 ans), Sophie Verbeeck ( A trois on y va), Jenna Thiam ( L'indomptée), Diane Rouxel ( Fou d'amour). Une grande réussite trop peu vue.
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, sortie 18 septembre 2019)
Au XVIIIè siècle, Marianne, une jeune femme peintre (fille de...) est chargée de faire le portrait à son insu d'Héloïse, une jeune bourgeoise sortie du couvent pour être mariée de force au fiancé de sa soeur prématurément décédée. Peint selon les règles en vigueur à l'époque, le résultat est peu probant. Mais les deux jeunes femmes vont se rapprocher... La photographie est magnifique, mais le film n'est pas académique pour autant : certaines scènes très fortes sont représentées de façon inattendue. Le film ne peut absolument pas se réduire au scénario, primé à Cannes et par ailleurs effectivement intéressant (sur ces femmes peintres qui ont disparu de l'histoire de l'art). C'est peu de dire que Noémie Merlant (décidément une révélation de l'année après Les Drapeaux de papier et Curiosa) et Adèle Haenel excellent, leur duo s'ouvrant parfois à Luana Bajrami (la servante) et Valeria Golino (la mère d'Héloïse), comme si la sororité pouvait dépasser un temps les clivages de classe. Céline Sciamma, très à l'aise pour filmer le contemporain ( Naissance des pieuvres, Tomboy), sort en apparence de sa zone de confort (en apparence seulement, puisqu'elle continue de filmer au présent, en quelque sorte) tout en confirmant son immense talent.
PHANTOM THREAD (Paul Thomas Anderson)
Reynolds, un styliste de haute couture, fait la rencontre d'Alma, serveuse dans un restaurant. Il veut en faire son modèle, et plus si affinités. Au début du film, on peut se demander si ce n'est pas un autoportrait du cinéaste, c'est-à-dire de quelqu'un qui a du talent, mais dont les oeuvres sont parfois asphyxiantes de maîtrise (ou de prétention). Peu de miroirs dans l'atelier du maître, tout doit passer par le regard du créateur. Mais, assez rapidement, le centre du film va se déplacer vers Alma. Si Phantom thread était un film d'amour classique, ce serait la relation entre Reynolds et Alma qui serait au centre. Mais elle donne tellement, et lui tellement peu que le film devient un portrait de femme en quête d'émancipation. Malgré les interprétations voraces de Daniel Day-Lewis et Lesley Manville (qui joue la soeur très hitchcockienne de Reynolds), Alma (et son interprète Vicky Krieps) arrive à trouver sa place dans le film, alors qu'elle en a encore si peu dans l'univers si étouffant du couturier et de la classe sociale dont il fait partie. Comment Alma va-t-elle (ou non) s'émanciper ? Va-t-elle trouver une issue à l'intérieur de cette relation ou devra-t-elle rompre ? Ce sont les enjeux de ce beau film, bien servi en outre par la musique (inspirée) de Jonny Greenwood...
BURNING (Lee Chang-Dong)
Jong-su est un jeune homme réservé, presque apathique. Il est livreur à temps partiel, en attendant mieux : il admire Faulkner et désire être écrivain. Par hasard, il rencontre Hae-mi, une jeune fille qui a grandi dans le même village que lui. Ils apprennent à se connaître intimement. Puis elle part quelques semaines en Afrique, lui laissant le soin de nourrir son chat fantômatique (il ne pointe pas le bout d'une oreille). Lorsqu'elle revient, elle lui présente Ben, un jeune homme aussi riche que mystérieux et plein d'assurance, qu'elle a rencontré là-bas. C'est le début d'une étrange relation à trois, avant une nouvelle disparition... Le cinéaste de Poetry revient avec un film languissant, plus difficile d'accès mais splendide, librement inspiré d'une nouvelle de Mirakami. Il invite à dépasser ce qu'on voit à l'écran, de manière explicite lorsque Hae-mi épluche et fait mine de manger une mandarine invisible. On peut voir dans les liens entre le fils de fermier et le nanti intouchable et manipulateur un rapport de classe, mais aussi une rivalité amoureuse ou une paradoxale attirance. Si l'on ne reste pas au seuil, le film envoûte par sa profondeur secrète, et devient un des grands films de l'année, reparti injustement bredouille du festival de Cannes.
COLD WAR (Pawel Pawlikowski)
En Pologne, à la fin des années 1940, Wiktor, un pianiste et professeur de musique, est chargé de recruter des talents issus des classes populaires, afin de transfigurer les chants et danses folkloriques et en faire une vitrine qui glorifie le peuple. Il s'entiche rapidement de Zula, qui ne l'impressionne pas seulement par la justesse de sa voix, mais aussi par une personnalité très affirmée (irrésistible Joanna Kulig). S'ensuit pendant une quinzaine d'années une histoire d'amour contrariée (lorsqu'il a choisi l'exil, elle n'a pas pu ou voulu le suivre), avec ellipses et retrouvailles, sur le mode du "ni avec toi ni sans toi" doublé d'une autre impossibilité (ni à l'Est ni à l'Ouest et pas davantage en terrain neutre...). La forme, récompensée à Cannes par le prix de la mise en scène, est très travaillée, entre un noir et blanc somptueux, plus contrasté que celui de Ida, et une bande son riche en sessions musicales, chargée de sens et de ravissement pour les oreilles. Un grand film classique mais pas académique.
AMANDA (Mikhaël Hers)
David a 24 ans, et vit de plusieurs petits boulots : il est entre autres élagueur pour la mairie de Paris (il aime bien grimper aux arbres). Sa petite existence est remise en cause lorsque sa grande soeur, dont il était très proche, meurt brutalement dans un attentat. Il doit alors encaisser le choc, tout en prenant en charge Amanda, sa petite nièce de 7 ans... Comme dans ses deux premiers longs métrages (Memory lane, Ce sentiment de l'été), Mikhaël Hers filme la perte, les deuils à faire, ou plutôt les deuils qui nous font... Mais il le fait en reliant ces éléments personnels, qui font partie d'une intemporelle condition humaine, à une observation contemporaine de la marche du monde. C'est l'aspect intime qu'il réussit le mieux. Sa mise en scène reste d'une grande délicatesse. La lumière estivale et le grain si particulier de l'image permettent d'accompagner les personnages d'une enveloppe chaleureuse, mais aussi de la trace invisible de l'absente... Côté interprétation, Vincent Lacoste est à son meilleur.
PLAIRE, AIMER ET COURIR VITE (Christophe Honoré)
Eté 1993. Arthur a 22 ans, est étudiant à Rennes lorsqu'il rencontre Jacques, un écrivain dandy parisien d'environ 40 ans et papa d'un jeune garçon. Le courant passe, une romance s'ébauche, mais pour Jacques le temps est compté... Cette nouvelle chronique sur le Sida dans les années 90 pourra souffrir pour certains de sortir quelques mois seulement après 120 battements par minute, mais les arguments des deux films sont assez différents : celui de Campillo était collectif et politique, tandis que celui d'Honoré travaille davantage les dimensions individuelle et romanesque. Bizarrement, contrairement à certains de ses films précédents les plus marquants (Les Chansons d'amour, La Belle personne...), il opte pour une mise en scène beaucoup moins référencée, très profil bas (on ne retrouve pas vraiment l'urgence suggérée par le titre), mais tire le meilleur de ses comédiens (Pierre Deladonchamps, Vincent Lacoste).
THE RIDER (Chloé Zhao)
Brady n'a guère plus de 20 ans, il est dresseur de chevaux. Doué, il a participé à de nombreuses compétitions, mais en est désormais privé après un tragique accident de cheval, au cours d'un rodéo. Cela aurait presque pu être un documentaire (les acteurs non professionnels jouent peu ou prou leur propre rôle), mais Chloé Zhao a décidé de les magnifier par la fiction. Comme pour Les Chansons que mes frères m'ont apprises, son premier film (prometteur), la réalisatrice chinoise exilée aux Etats-Unis a tourné dans la réserve de Pine Ridge. Son héros est donc un cow-boy sioux, ce qui permet d'aborder en creux de nombreuses questions (sur l'assimilation ou la relation homme-animal). Les plaines et collines, filmées à la tombée du jour, évoquent le western, mais c'est un film contemporain, en apparence simple mais s'inscrivant dans une tradition humaniste.
UNE AFFAIRE DE FAMILLE (Hirokazu Kore-Eda)
Une petite fille, visiblement battue, traîne dans la rue, et est recueillie par une famille... La famille est le sujet de prédilection de Kore-Eda depuis une bonne douzaine d'années, ce qui a donné des films sensibles, parfois franchement réussis (Still walking), parfois mineurs (I wish). Mais ici, il n'y a pas beaucoup de liens du sang dans cette cellule chaleureuse qui fait cohabiter trois générations. L'éducation est elle-aussi très alternative : la fille aînée s'exhibe dans un peep-show, tandis que le fils pré-ado fait souvent les courses, parfois accompagné de son père, mais sans jamais passer à la caisse... Le scénario est formidable, car il procède par petites touches, loin de rails programmatiques tout faits, mais en plus il est exécuté avec une grande intelligence. Hirokazu Kore-Eda pratique ici un cinéma inspiré et méticuleux, presque bressonien (pas seulement pour les pickpockets, mais aussi pour tout un art de la métonymie, par exemple quelques oranges qui roulent par terre deviennent poignantes...), tout en abordant avec grâce des thématiques fortes, qu'elles soient existentielles (la mort, la sexualité) ou sociales (la survie dans la pauvreté, la toute-puissance du patronat, l'insuffisance des couvertures sociales). Un sommet assez transgressif dans la carrière du cinéaste, et une Palme d'or méritée (même si plusieurs films étaient du même niveau, dans une sélection de très haute tenue).
LETO (Kirill Serebrennikov)
Un été au début des années 1980 à Leningrad. L'heure n'est pas encore à la Glasnost ou à la Perestroïka, mais un groupe de musiciens s'échangent de la main à la main des enregistrements de David Bowie et Lou Reed. C'est dans ce contexte qu'on suit les efforts de Mike Naumenko, l'un des artistes locaux les plus talentueux du moment, pour émerger : le rock n'est pas interdit en URSS, mais chaque morceau doit recevoir l'aval de certaines autorités. Mike est un peu plus âgé que les autres, il est marié à la belle Natacha (Irina Starshenbaum, dont les regards sont aussi un peu les nôtres) lorsqu'il rencontre le jeune Viktor Tsoï, en qui il décèle un véritable potentiel. Le film a, on le voit, quelques points communs avec Cold War (y compris dans le choix du noir et blanc), mais il s'en distingue toutefois. La mise en scène de Pawel Pawlikowski était toute en maîtrise et en ellipses maximales, alors que celle de Kirill Serebrennikov fait le choix de l'immersion totale dans une génération, à travers quelques figures (les deux musiciens vedettes ont réellement existé) qu'on suit à la trace dans leur quotidien et leurs désirs d'émancipation. Cela donne lieu notamment à des scènes d'envolées jubilatoires, qui se concluent par un personnage indiquant qu'elles n'ont jamais existé... Bref, la fièvre juvénile face aux freins de l'ordre établi. Dans l'état d'esprit, c'est donc un des films les plus punks de l'année.
EN LIBERTE ! (Pierre Salvadori)
Yvonne, jeune inspectrice de police, découvre que son mari, le capitaine Santi, héros local tombé au combat, n'était pas le flic courageux et intègre qu'elle croyait mais un véritable ripou. Déterminée à réparer les torts commis par ce dernier, elle va croiser le chemin d'Antoine, injustement incarcéré par Santi pendant huit longues années... Dans ce film très éloigné des comédies industrielles formatées, l'humour emprunte des registres si variés qu'on ne sait pas toujours d'où il va surgir ni quelles formes il va prendre : comique de répétition (la parodie de mauvais film d'action est pénible la première fois, mais est très drôle une fois qu'on a compris de quoi il s'agissait - le récit qu'Yvonne fait le soir à son fils des exploits de son père - et les variations à suivre), humour noir voire macabre, comique de situation ou à l'opposé très humain en exagérant les défauts ou caractères des personnages comme dans une comédie romantique ou à l'italienne. Mention spéciale aux comédiens, Adèle Haenel et Damien Bonnard en particulier.
LES FRERES SISTERS (Jacques Audiard)
Nous sommes en 1851, dans l'Oregon. Les Frères Sisters sont deux tueurs à gages. Ils sont missionnés par un mystérieux "Commodore" pour retrouver un détective chargé de suivre la trace d'un chercheur d'or visionnaire à plus d'un titre, et finir le boulot... La trame du film peut susciter de l'intérêt, même si elle n'est pas follement originale. Les deux frères ont en outre des caractères différents (le cadet est un meneur sans pitié, l'aîné est plus sensible). On trouvera aussi d'autres lectures, le problème étant qu'elles sont juste esquissées. Quant à la mise en scène, elle donne trop souvent l'impression d'une purge. Un deuxième film décevant d'Audiard après Dheepan.
LA PRIERE (Cédric Kahn)
Pas vu...
NOS BATAILLES (Guillaume Senez)
Olivier est employé d'une plateforme de distribution et lutte, en tant que chef d'équipe et syndicaliste, pour améliorer au quotidien les conditions de travail de ses collègues. Un jour, sa femme Laura, vendeuse, sur laquelle il se reposait pour l'éducation de leurs deux enfants, quitte inopinément le foyer et disparaît. Du jour au lendemain, il lui faut donc tout assumer, entre ses responsabilités professionnelles et familiales. Si le deuxième long métrage de Guillaume Senez peut compter sur l'interprétation de Romain Duris dans un de ses meilleurs rôles, il ne sacrifie aucun personnage, de Laura (Lucie Debay) dans le prologue du film à la soeur comédienne et intermittente du spectacle (Laetitia Dosch), de la copine syndicaliste (Laure Calamy) à la mère (Dominique Valadié). Chaque scène, que ce soit dans le monde du travail ou au sein de la famille, fait mouche. Un beau travail naturaliste, dans le meilleur sens du terme.
LA MORT DE STALINE (Armando Ianucci)
Pas vu...
UNE PLUIE SANS FIN (Dong Yue)
Dans le sud de la Chine, des meurtres sont commis sur des jeunes femmes. Alors que la police piétine, Yu Guowei, un chef de la sécurité d'une vieille usine, va mener sa propre enquête, qui va tourner à l'obsession, faisant courir des dangers à des personnes proches.... Le premier film de Dong Yue est ambitieux, plaçant son (faux ?) thriller dans un sous-texte politique (l'action se passe en 1997, à quelques mois de la rétrocession de Hong-Kong à la Chine). On le suit avec intérêt. Mais sa stylisation manque de nuances (par exemple un abus de scènes sous la pluie), et l'ensemble fait un peu trop penser à Memories of murder, de Bong Joon-Ho, qui, avec sa maîtrise des ruptures de ton, était d'une toute autre ampleur.
GIRL (Lukas Dhont)
Lara a 15 ans. Elle a changé d'établissement scolaire, et voudrait devenir danseuse étoile. Mais son corps se plie difficilement à la discipline que requiert cette quête, d'autant plus que l'adolescente est née garçon... Voici un premier film très maîtrisé (lauréat de la Caméra d'or à Cannes), même si la route qu'il suit a déjà été balisée (par Billy Elliot et surtout Tomboy de Céline Sciamma). Pour arriver à ses fins, Laura suit un traitement hormonal qui lui permettra peut-être de subir l'opération, si importante à ses yeux, qui lui permettrait de faire coïncider son corps biologique avec l'identité de son intériorité. Lukas Dhont a choisi d'éviter les clichés : dans toutes ses épreuves, Lara peut s'appuyer sur le soutien indéfectible de son père (Arieh Worthalter, magnifique), d'autant plus qu'il n'y a pas de mère (l'élément féminin de la famille c'est bien elle). Enfin, le miracle du film, c'est d'avoir trouvé en Victor Polster un interprète incroyable, dans le sens où il est d'une maturité exceptionnelle dans ce rôle délicat alors même que sa puberté n'est pas terminée.
L'ILE AUX CHIENS (Wes Anderson)
Le maire de Megasaki ordonne la mise en quarantaine de tous les chiens sur une île au large de la ville, pour éviter la propagation d'une grippe canine. Atari, son neveu (et fils adoptif) de 12 ans, va partir à la recherche de Spots, qui y a été déporté. Pour la première fois, Wes Anderson livre un film explicitement politique, une fable futuriste intéressante (même s'il adopte une ligne claire assez manichéenne) inspirée d'un court métrage palmé à Cannes il y a une quinzaine d'années. C'est son deuxième film d'animation après Fantastic Mr Fox, mais le style n'est pas le même (il n'y a aucun anthropomorphisme par exemple, même si les chiens sont dotés de parole). Curieusement, le cinéaste est plus convaincant ici lorsqu'il filme des marionnettes comme de vrais personnages, que dans son précédent film, The Grand Budapest Hotel, où il filmait ses acteurs en chair et en os comme s'il s'agissait de pantins au sein d'une maison de poupées...
- Alors toi tu es... (mais Etienne s'autocensura, comme s'il était chez Bolloré).
- Ben va-z-y continue je te donne le permis de "tu es", s'amusa-t-elle.
Mais avec Léa c'est dur.
Ils se chamaillaient souvent pour des broutilles. Du coup il réorienta la conversation pour aborder un sujet sérieux.
- Cette semaine, j'ai vu deux films importants. Leur point commun, c'est d'évoquer un génocide, mais chacun à leur manière.
- Ah tu as vu "Le Fils de Saul" ? Je croyais qu'on devait aller le voir ensemble, si on y va. Car il faut avoir envie...
- Non ce n'est pas celui-là que je suis allé voir, mais deux autres.
- Ah heureusement car si je vais voir "Le Fils de Saul", j'aimerais que ce soit avec toi plutôt que seule. Tous les critiques, d'Inrockama aux Téléruptibles, disent qu'il est filmé de la meilleure façon qui soit, qu'il n'y a pas de fiction inutile, qu'il ne cherche pas la reconstitution. D'ailleurs le champ de la caméra est limité. Mais du coup beaucoup de choses passent par les sons, et ça doit être encore plus impressionnant, et éprouvant...
- Oui j'hésite beaucoup pour cette raison, et c'est pour ça qu'on a intérêt à être entre en forme tous les deux quand on ira le voir. Car il s'agit encore d'une forme de représentation. Les deux films dont je vais te parler sont plutôt dans la puissance d'évocation. D'abord, "L'image manquante" de Rithy Panh.
- Ah ça me dit quelque chose. Il n'est pas passé sur Arte il y a un ou deux ans ?
- Si mais comme je n'ai pas la télé...
- Ah oui c'est vrai que tu es décroissant bébé (elle l'appelait souvent bébé quand elle était en désaccord avec lui. S'il voulait beaucoup de bébés, il lui suffisait de parler de politique). Remarque, je l'ai raté aussi. C'est une évocation du génocide cambodgien si me je souviens bien ?
- Oui. J'avais déjà vu de lui "S-21, la machine de mort khmère rouge" (sorti en 2004 en France). Il interrogeait les bourreaux, pour comprendre (comprendre n'est pas excuser). Il leur faisait même refaire les gestes qu'ils exécutaient dans le camp d'extermination S-21. C'était implacable. Du coup le documentaire semblait se suffire à lui-même, et je n'ai pas vu certains de ses films suivants, redoutant (peut-être à tort) qu'ils soient redondants ou moins puissants...
- OK mais tu peux revenir à "L'image manquante", stp ? Tu sais que si tu racontes toute la filmo de l'auteur, y compris les films que t'as pas vu, t'es super chiant...
- J'y viens. Ce nouveau documentaire "L'image manquante" est singulier à plus d'un titre. D'abord, c'est la première fois que Rithy Panh ose l'autobiographie, grâce à un très beau texte (lu en voix off) écrit par un ami écrivain, Christophe Bataille. Le cinéaste était ado quand il a été envoyé en camp de travail et a perdu sa famille. Mais ce qui fait l'originalité du documentaire c'est sa forme, les images. En effet, il reste très peu d'images de cette période. Quelques images de propagande (mais on perçoit quand même qu'il y a quelque chose qui cloche). Le cinéaste a donc eu l'idée de fabriquer à partir de terre cuite des personnages et de reconstituer certaines scènes.
- Un peu comme dans le film d'Alain Cavalier qu'on est allé voir l'an dernier ?
- "Le Paradis" ? Oui un peu, sauf que là c'est plutôt l'Enfer... Les Khmères rouges voulaient créer une société entièrement agraire et collectiviste, en tout cas dans leur propagande mais leurs méfaits sont évidemment à mille lieues du mouvement coopératif ou de l'agro-écologie.
- Pourquoi "évidemment" bébé ?
- Parce que ça n'a rien à voir. Et surtout parce qu'ils ont voulu créer une nouvelle société, un homme nouveau, à partir de rien (faire "table rase"), sans aucun effet d'apprentissage : anéantissement de toutes les professions intellectuelles (S-21 le centre d'extermination s'est installé dans un ancien lycée), dans les camps de travail agraire, tous les habits étaient teints en noir (pour être égalitaires), les casseroles étaient interdites (car récipient individuel donc individualiste), les médicaments prohibés (car provenant de l'industrie capitaliste). Le film est attentif à tous ces détails concrets. Mais le mystère quant aux motivations réelles des dignitaires du régime, déjà questionné dans ses films précédents, reste entier, car malgré les slogans répétés dans les mégaphones, il était évident dès le départ qu'il n'y avait absolument rien d'une quelconque réalisation révolutionnaire ou émancipatrice dans ces méfaits. Le film parle par contre trop peu des causes qui ont conduit les Khmères rouges à prendre le pouvoir : sont évoqués très rapidement le niveau des inégalités dans la période précédente, les 50 000 tonnes de bombes balancées par les Etats-Unis...
- Et on ressort comment du film ?
- Moins impressionné qu'on pourrait le penser. Ce n'est certes pas un chantage à l'émotion, et le cinéaste, par cette méthode particulière de reconstitution en figurines, aborde aussi sa vie d'avant : les fêtes chez ses parents, le studio de cinéma à deux pas de chez lui (quelques images d'archives de productions de l'époque surgissent là aussi de l'oubli). Mais le film se construit aussi après la séance, car le cerveau travaille encore à rapprocher les rares images d'archives avec les figurations créés par le cinéaste, pour tenter d'imaginer plus ou moins les images manquantes. Et cela fait son effet. Il est à mon avis déplacé de parler de chef d'oeuvre, mais c'est une tentative très intéressante.
- Et sinon ton deuxième film, c'était quoi ?
- "Une histoire de fou" de Robert Guédiguian.
- Mais tu sais bébé qu'on n'est pas toujours d'accord sur Guédiguian. Je t'en avais parlé après "Les Neiges du Kilimandjaro" : en gros, les contes de l'Estaque et tout ça, c'est des fables où tout finit bien, et avec des personnages plein de bonté qui existent peu dans la vraie vie...
- Qui existent peu ? Tu es sans coeur, comme une des femmes de "The Lobster", mais là n'est pas la question. En fait...
- Pfff tu réponds par un coup bas, toi censé aimer les discussions argumentées ?
- En fait, tout ne finit pas bien chez Guédiguian, il n'y a qu'à voir le très sombre "La Ville est tranquille", mais il est vrai qu'il répugne souvent à tuer tout espoir. D'ailleurs on voit ce qui se passe quand toute perspective est étouffée... Quant à la bonté, elle n'est jamais Bisounours chez Guédiguian. Les deux personnages principaux des "Neiges du Kilimandjaro" sont embourgeoisés, l'un des deux est syndicaliste et se contente de négocier des miettes. Il faut un choc pour que leur bonté se réveille. La bonté chez Guédiguian est politiquement construite. Du coup je pense qu'une certaine bonté est subversive. Ne penses-tu pas qu'une certaine bonté est subversive, quand par ailleurs ça se raidit et que l'opinion publique d'un pays laisse froidement son gouvernement transformer l'Etat de droit pour glisser vers un Etat policier ?
- Mouais encore une fois tu t'éloignes de ton sujet...
- C'est de ta faute !
- C'est ça défausse-toi sur moi (et après bébé se pense féministe)...
- Alors "Une histoire de fou" est un film de mémoire sur l'Arménie, cent ans après le génocide. C'est une grande fresque, qui commence par un épisode méconnu : l'assassinat en Allemagne en 1921 de Talaat Pacha, ancien Premier ministre et ministre de l'intérieur Turc et principal organisateur du génocide, par Soghomon Tehlirian. Ce dernier est acquitté, notamment parce que Talaat Pacha avait été condamné à mort par contumace dans son pays... Après cette introduction en noir et blanc, l'essentiel du film se passe au début des années 80. A Marseille, Aram, un lycéen français d'origine arménienne, élevé entre un père intégrationniste et une mère fidèle à la mémoire de son peuple, se radicalise, est mis en contact avec l'Asala, une organisation qui prône la lutte armée. Et il participe à un attentat à Paris, qui blesse grièvement Gilles, un jeune homme qui a eu le malheur d'être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais un peu plus tard Gilles va s'informer et tenter de comprendre...
- Alors Guédiguian est-il quelqu'un qui "excuse" la lutte armée ou le terrorisme (excuse-moi bébé je dis ça de cette manière exprès pour te faire enrager) ?
- Non. Evidemment Robert Guédiguian n'est pas partisan de la peine de mort, et ne prône pas davantage la lutte armée. Il faut dire à ce stade que la mise en scène est très précise et qu'il n'y a aucune faute de goût politique ou cinématographique. Pourtant le film est tout sauf un robinet d'eau tiède. Car une partie du film est consacré à des discussions éthiques et politiques entre les personnages qui incarnent chacun un point de vue différent, comme dans les meilleurs Ken Loach. C'est la façon dont ils sont scrutés par la caméra qui permet de comprendre quel est le point de vue du cinéaste. Les nuances sont là : bien qu'il soit opposé à la lutte armée, il laisse dans le film le constat fait par un personnage selon lequel on n'a commencé à parler du génocide arménien qu'à partir des premières actions de l'Asala.
- Donc pour toi ce n'est pas un film scolaire ou didactique ?
- Non, au contraire c'est un film d'une certaine ampleur (qui navigue d'Allemagne en Arménie et de Marseille à Beyrouth), comme était déjà assez ample "L'armée du crime", mais il l'est davantage encore.
- Ah celui-là je l'aimais bien.
- Et il nous faisait déjà ressentir comment le premier assassinat avait été extrêmement dur pour Manouchian, malgré le contexte (Seconde guerre mondiale, lutte contre le nazisme) qui faisait nécessité. Si "Une histoire de fou" prend, c'est notamment grâce au niveau d'incarnation. Ce niveau est dû d'une part à la direction d'acteurs et aux interprètes : Syrus Shahidi dans le rôle d'Aram, Simon Abkarian et Ariane Ascaride dans le rôle de ses parents, Grégoire Leprince-Ringuet dans le rôle de Gilles etc... D'autre part, l'incarnation tient aussi au fait que Guédiguian prend son temps. Le film dure 2h14 et il a le temps d'imaginer de nombreux détails qui échappent à la trame générale mais construisent les personnages. Il n'y a pas d'académisme chez lui : il n'y a pas une logique linéaire, certaines scènes apportent parfois un éclairage différent sur les scènes qui ont précédé. Alors oui chez lui tout est sur l'écran, et ça pourrait laisser indifférent certaines tendances de la critique qui n'aiment jamais tant que les films à trous que les spectateurs, qui rentrent dans le jeu, remplissent. Mais il y a de multiples façons de faire du cinéma, et Guédiguian, populaire dans le meilleur sens du terme, fait dans son style à lui tout le temps confiance à l'intelligence de ses spectateurs. Et ça fait du bien...
- Bon cette fois tu m'as convaincue...
- Alors dépêche-toi car il ne marche pas très bien : il est sorti la semaine des attentats de Paris, et retrouver des attentats à l'intérieur du film doit visiblement faire peur.
- OK. Et sinon, là tout de suite, pour notre soirée, qu'est-ce qu'on fait ? Allez, quelque chose de plus léger. Que dirais-tu d'un karaoké ?
- Ah non, certainement pas !
- Mais attention bébé, un karaoké maison, juste entre nous deux. Tiens, un karaoké politique (je manie la carotte là). On choisit des extraits de chanson qui correspondent à ce qu'on pense, ce qu'on ressent...
- Non...
Pourtant, plus tard dans la soirée :
- "Comment tu veux que j'sois d'accord avec toi ? J'ai déjà du mal à être d'accord avec moi."
- Pour une fois j'suis d'accord bébé. Allez, à moi. "Moi, en mieux C'est aller à toutes les manifs Mais y rester jusqu'au bout Sans bifurquer au bout d'une heure Au café pour boire un coup."
- "Mon identité, monsieur, est internationale. Non, je ne suis pas Français. Comprenez vous ce dont je vous parle ? Je vous parle d'humanité"
Puis la soirée prit un autre tournant.
- "Viens par ici cheval fumant Viens dans le giron de maman Je t'attendais du bout des lèvres Allongée sur ma peau de chèvre Approche un peu cheval docile Approche voir ce beau missile Il fait si chaud dans mon varech que je pourrais te cuire le steak."
C'était clair : elle le voulait canasson, mais à cet instant Etienne était plutôt canne à sucre. Il parlementa pour retarder l'échéance.
- Mais quel est le rapport avec la politique ?
- Je te rappelle que pour toi des fois tout est politique, alors faudrait savoir... "Approche un peu cheval sensible Perlé de sueur comestible Muscles tendus jusqu'au garrot Force abandonnée au barreau"
- Tu vas me mettre en état d'urgence là.
- Héhé hier mon mari m'a dit exactemement la même chose. Vous avez le même humour.
- La même réplique ?
- La même saillie... En plus, sous la ceinture il était sacrément explosif. Toi apparemment t'es plus long à la détente, même si heureusement ton état d'urgence ne va pas durer longtemps... Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? T'as perdu ta langue ?
Non il n'avait pas perdu sa langue, et il le lui prouva, mais sans dire un mot... Elle avait encore gagné.
Mais avec Léa c'est doux.
Scénario et dialogues : Cinet Philippe
Crédits :
Renaud "Socialiste" (Renaud Séchan)
Clarika "Moi en mieux" (Clarika / Florent Marchet)
HK et les Saltimbanks "Identité internationale" (Hadadi Kaddour / Les Saltimbanks)
Jeanne Cherhal "Cheval de feu" (Jeanne Cherhal)
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Il n'y a pas que le ciné dans la vie
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