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Mon aide-mémoire sur les films du festival Télérama 2024

Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan, 12/07/2023, 3h17) LLLL (n°6 Télérama)

Encore un sommet dans la filmographie de Nuri Bilge Ceylan, et peut-être son meilleur film. En tout cas, il est passionnant de bout en bout, en dépit de sa durée. C'est une grande fresque, autour notamment d'un professeur en poste depuis plusieurs années dans une région rurale de Turquie, enneigée plusieurs mois dans l'année, et qui désirerait être muté à Istanbul. Ceylan, cinéaste mais aussi photographe émérite, filme les paysages comme personne, tout en essayant de s'approcher des multiples paradoxes de la condition humaine et des infinis contrastes de la nature humaine. Formellement les plans larges magnifient l'extérieur, mais du fait de ce format les plans rapprochés sur les personnages sont tout aussi roboratifs. Sur le fond, la matière est également très riche. Le personnage interprété par Merve Dizdar (primée à Cannes) a moins de scènes que les deux protagonistes masculins, mais quand elle apparaît c'est à chaque fois une déflagration pour les autres personnages. Et elle insuffle un souffle politique assez nouveau dans l'oeuvre du cinéaste. De nombreuses et fécondes ambiguïtés subsistent dans l'interprétation de tel ou tel élément. Et il y a des surprises proprement cinématographiques qui touchent directement l'inconscient sans passer par le discours : quelques cheveux qui volent et défient le statisme d'un plan, un aller-retour inattendu dans l'envers du décor...

The Fabelmans (Steven Spielberg, 22/02/2023, 2h31) LLLL (n°3 Télérama)

Au milieu des années 1950, le jeune Sammy Fabelman est amené pour la première fois au cinéma. Il est profondément marqué par la scène d'accident ferroviaire dans Sous le plus grand chapiteau du monde par Cecil B. DeMille. Ses parents lui achètent un train électrique et une petite caméra. C'est le début d'une vocation... D'inspiration fortement autobiographique, le nouvel opus de Steven Spielberg est un film somme, qui permet de mieux appréhender sa riche (mais inégale) filmographie. Mais c'est aussi un film hommage au cinéma en général (la découverte au montage d'un secret familial renvoie à Antonioni ou De Palma), et à ses parents récemment décédés. En particulier le personnage de la mère, merveilleusement incarnée par Michelle Williams, est le plus beau rôle féminin de son oeuvre. Paul Dano et Seth Rogen sont également excellents en père et "oncle" de Sammy. Steven Spielberg aurait pu avoir la main lourde, être trop démonstratif. Il n'en est rien : il se "contente" de suggérer beaucoup, avec, dans les scènes clés, de formidables idées de cinéma...

Anatomie d'une chute (Justine Triet, 23/08/2023, 2h31) LLL (n°4 Télérama)

Un homme est retrouvé mort au pied de son chalet. Meurtre ? Suicide ? Accident ? Sa femme est rapidement soupçonnée, et le procès a lieu un an après... Le film met à nu le fonctionnement de la machine judiciaire comme celui du couple. Les langues utilisées sont particulièrement importantes : les deux conjoints communiquaient en anglais (seconde langue commune entre l'homme français et la femme allemande). Elle s'efforce de parler en français lors de son procès, mais une interprète a été convoquée, et elle se met à répondre en allemand lorsque les questions sont plus délicates. Contrairement aux films classiques américains, l'avocat général et ceux de la défense peuvent prendre la parole sans qu'elle leur soit donnée par la présidente du tribunal, ce qui donne un résultat redoutable. Formellement, le film bénéficie d'un gros travail sur le son. Les deux témoignages du fils malvoyant du couple donnent lieu à des audaces de mise en scène (qu'on vous laisse découvrir). Une Palme d'or qui sera en outre populaire par les qualités du scénario et de l'interprétation, avec une Sandra Hüller impériale, portée par des partenaires éblouissants (Milo Machano Graner, Antoine Reinartz, Swann Arlaud, Saadia Bentaïeb, Jehnny Beth).

Les Feuilles mortes (Aki Kaurismaki, 20/09/2023, 1h21) LLL (n°5 Télérama)

Les personnages de ce nouvel opus de Kaurismaki, sorti de sa retraite, ont plus qu'un air de famille avec ceux de la « trilogie ouvrière » du début de sa carrière, ou même de Au loin s'en vont les nuages. Le cinéaste ne se contente pas de montrer le monde du travail, il offre à ses personnages, et c'est tout aussi important pour lui, une vie personnelle. Un homme et une femme se rencontrent par hasard, et espèrent tromper leur solitude ensemble, malgré les obstacles (parfois nés de leurs propres maladresses ou imperfections). Il y a des pointes d'humour pince-sans-rire et beaucoup de pudeur, à l'intérieur du style visuel inimitable de Kaurismaki. Sous réserve de ce que recèlent les autres films de la compétition cannoise, le prix du jury semble très adapté à cette œuvre de facture modeste en surface mais lumineuse dans son exécution. Un prix plus élevé aurait été tout autant envisageable pour récompenser une maîtrise indubitable dans l'art de la litote.

Les Filles d'Olfa (Kaouther Ben Hania, 05/07/2023, 1h47) LLL (n°11 Télérama)

C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Oeil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux soeurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour elle. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets.

L'Enlèvement (Marco Bellocchio, 01/11/2023, 2h15) LLL (n°12 Télérama)

Bologne en 1858. Un garçon de sept ans, nés de parents juifs, mais qui aurait été baptisé en secret, est arraché à sa famille sur ordre de Pie IX pour recevoir une éducation catholique. La situation est-elle réversible ? Et comment cet enfant va-t-il se construire ? Ce sont les enjeux principaux de ce film qui reconstitue une époque où le pape avait à la fois un pouvoir spirituel et temporel. Il peut donc se voir d'une certaine manière comme un plaidoyer pour la laïcité, définie essentiellement par la séparation des deux (et non comme une "valeur" identitaire qu'auraient certaines personnes et pas d'autres en fonction des regards que projette la société sur elles). Si la musique est parfois trop emphatique, la mise en scène est solide. On savourera l'ironie grinçante construite dans certains montages parallèles, ou dans la répétition de certains gestes identiques mais à la signification radicalement différente compte tenu des situations (si Bellocchio est universaliste, ce serait plutôt dans la défense de l'universalité des droits, et non pas dans une interprétation abusivement et trop abstraitement "universelle" de faits et gestes appréhendés sans en analyser le contexte).

Simple comme Sylvain (Monia Chokri, 08/11/2023, 1h50) LLL (n°15 Télérama)

Sophia et Xavier sont un couple d'intellectuels. Sylvain est un charpentier bien charpenté, chargé de rénover leur maison de campagne. Sophia et Sylvain s'attirent, et le film est l'histoire de leur relation. Les arguments de départ, qui s'appuient sur les différences de capital économique mais aussi culturel entre les deux amants, pourraient donner lieu à une comédie sociale. Or c'est un leurre : Monia Chokri prend à bras le corps les clichés, mais pour en faire autre chose. Outre que Xavier et Sylvain ne représentent pas la même masculinité, l'aspect le plus réussi réside peut-être dans la façon dont se répondent les approches philosophiques de l'amour que Sophia enseigne à l'université et les scènes de sa relation réelle avec Sylvain. Monia Chokri, dont je n'avais pas beaucoup aimé La Femme de mon frère, livre une réjouissante comédie romantique pleine d'esprit, suffisamment subtile pour désamorcer les critiques, à l'instar d'un Woody Allen période années 1980, mais transposé en joual et au féminin.

Le Règne animal (Thomas Cailley, 04/10/2023, 2h08) LLL (n°1 Télérama)

Dystopie dans laquelle certains êtres humains mutent en animaux ou en êtres hybrides. C'est le cas de la femme de François. Ce dernier veut à tout prix la sauver avec l'aide d'Émile, son fils lycéen. L'argument pourrait être celui d'un film fantastique hollywoodien. Mais le traitement est tout autre : il laisse de la place au jeu des acteurs (Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos), fait écho à de nombreuses thématiques contemporaines (crise écologique globale, rejet de l'autre), avec des pointes d'humour ironique qui faisaient déjà le sel des Combattants, son précédent film et premier long métrage (avec Adèle Haenel), il y a déjà neuf ans.

Le Ciel rouge (Christian Petzold, 06/09/2023, 1h42) LLL (n°10 Télérama)

Deux amis rejoignent une maison de vacances près de la mer Baltique, pendant l'été, pensant pouvoir y travailler (l'un veut achever l'écriture de son deuxième roman). Une jeune femme s'y trouve déjà, qui n'hésite pas à inviter un quatrième larron. Pendant ce temps, la chaleur et la sècheresse menacent la forêt alentour... En surface, le grand cinéaste Christian Petzold (Barbara, Phoenix) travaille certains clichés, sur le jeune écrivain trop centré sur lui-même pour lire dans les autres et participer aux taches collectives, ou sur la menace qui métaphorise les périls actuels. Mais en profondeur il est plus troublant, presque bouleversant dans son épilogue, le tout grâce aux jeux tout en nuances de Thomas Schubert et Paula Beer.

Le Procès Goldman (Cédric Kahn, 27/09/2023, 1h56) LLL (n°2 Télérama)

Il s'agit du deuxième procès de Pierre Goldman, accessoirement demi-frère du chanteur, mais surtout activiste d'extrême gauche condamné en premier procès pour de multiples braquages, dont l'un a été fatal pour deux pharmaciennes. Il clame son innocence uniquement pour le braquage mortel. Contrairement aux récents Saint Omer d'Alice Diop et Anatomie d'une chute de Justine Triet, le film de Cédric Kahn est un pur film de procès (le prétoire est le lieu unique), qui s'appuie sur le charisme extraordinaire d'Arieh Worthalter pour refaire vivre une époque (son sort fut suivi par la gauche intellectuelle d'alors) tout en posant des questions (par exemple sur un racisme interne à la police) qui résonnent avec la société contemporaine.

Yannick (Quentin Dupieux, 02/08/2023, 1h07) LLL (n°9 Télérama)

Un jeune homme se permet d'interrompre la représentation d'une pièce de boulevard, au motif que celle-ci ne lui plaît pas, et ne lui donne pas le divertissement espéré... Le nouvel opus de Quentin Dupieux se révèle un formidable véhicule pour le bagou de Raphaël Quenart (révélé en début d'année par Chien de la casse). Il est certes court (1h05), mais le malaise créé est fécond, en ouvrant de nombreuses pistes de réflexion corrosive et de satire sociale (mais à mille lieues de tout paternalisme). Et le film finit par émouvoir, ce qui n'est pas si fréquent chez Dupieux, qui joue en général sur d'autres registres.

Nostalgia (Mario Martone, 04/01/2023, 1h58) LLL (n°16 Télérama)

Après de longues années passées faire carrière à l'étranger, Felice, un homme dans la cinquantaine, revient à Naples, sa ville natale, auprès de sa mère gravement malade. Sur place, il repense à Oreste, son mystérieux ami d'enfance devenu figure du milieu local... Le film est loin d'être maladroit dans la mise en scène, avec ses longs plans de déambulations dans la ville (qui sont tout sauf touristiques). Mais le plus réussi reste le personnage de Felice, incarné par le grand acteur Pierfrancesco Favino, qui rate une nouvelle fois de peu le prix d'interprétation à Cannes, après son rôle non moins marquant dans Le Traître de Marco Bellocchio.

The Quiet girl (Colm Bairéad, 12/04/2023, 1h36) LL (n°17 Télérama)

Quelque part en Irlande, au siècle dernier, une fille d'une douzaine d'années, peu appréciée de ses soeurs, est confiée, le temps d'un été, par ses parents pauvres et dépassés, à une cousine éloignée, dont le mari est également agriculteur, mais plus prospère. Elle va finir par découvrir le secret (qu'on aura deviné sans peine) de ce couple qui lui offre une affection qui lui faisait défaut... Les trois personnages principaux, tous assez avares en parole, émeuvent, et ce même si le conte est un peu aplati par une réalisation sans relief et plutôt illustrative.

Chien de la casse (Jean-Baptiste Durand, 19/04/2023, 1h33) LL (n°8 Télérama)

Dans une petite commune du Sud de la France, deux potes (enfin presque : l'un est régulièrement le souffre-douleur de l'autre) voient leur relation ébranlée par l'arrivée, pour les vacances, d'une étudiante de leur âge. Comme on n'est pas dans Le Genou de Claire (Rohmer), le social s'invite à l'écran, notamment parce que l'un des deux est un peu le dealer du coin. Ce n'est d'ailleurs pas un film de mise en scène (aucune ambition formelle), mais plutôt un film de personnages : si Anthony Bajon et Galatéa Bellugi assurent, Raphaël Quenard détonne par le bagou de son personnage, un peu horripilant mais touchant quand on apprend à le connaître...

Linda veut du poulet ! (Chiara Malta, Sébastien Laudenbach, 18/10/2023, 1h16) LL (n°14 Télérama)

Linda, injustement punie par sa mère (qui s'aperçoit de son erreur), réclame du poulet, autrefois si bien cuisiné par son père. Mais comment en trouver, en ce jour de grève générale où beaucoup de commerçants sont fermés ? Le point de départ est décalé, mais le traitement est totalement dépolitisé (pour ne froisser ni les cégétistes ni le bloc bourgeois ?). Il s'agit plutôt d'un burlesque bon enfant. Le style choisi pour ce film d'animation n'est pas totalement convaincant non plus, avec les dessins très simplifiés et des aplats de couleur unie pour représenter les personnages...

L'Eté dernier (Catherine Breillat, 13/09/2023, 1h44) L (n°13 Télérama)

Une avocate spécialisée dans les affaires familiales cède aux avances du fils de son mari (d'un premier lit), âgé de 17 ans... Pour son retour au cinéma, Catherine Breillat livre un film où rien ne fonctionne vraiment, où l'adolescent (Samuel Kircher, frère de l'interprète du Règne animal) n'est pas si charismatique que ça. On n'est ni dans la satire post me-too ni dans une resucée du Mourir d'aimer de Cayatte. On entrevoit toutefois ce que film aurait pu être dans le dernier plan, avec une dernière image d'une audace folle, très sardonique, qui justifierait presque le coup d'oeil...

Version imprimable | Ephémères | Le Lundi 15/01/2024 | 0 commentaires




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