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Bilan de l'année cinéma 2023 - 3 : Quelques tendances (stylistiques, thématiques)

Quelques tentatives de regards transversaux, pour clore le bilan de l'année cinéma 2023.

1. Plaisir narratif ou pictural ?

Est-ce la concurrence et l'essor des séries, qui ont tendance à être consommées en désacralisant l'écran et en suivant nos déplacements, comme un bouquin qu'on dévore (j'écris cela par pure observation, n'ayant ni tablette ni smartphone ni abonnement payant à des plateformes) ? Toujours est-il que les oeuvres audiovisuelles tendent à être attendues d'abord pour leur plaisir narratif. Lorsque le film est adapté d'une oeuvre littéraire, la promotion en fait un de ses principaux arguments. Des Cesars différents sont attribués au "meilleur scénario original" et à la "meilleure adaptation" (ce qui n'a pas toujours été le cas).

Est-ce cette attente narrative qui explique l'inflation de la durée des oeuvres, une tendance qui pourrait néanmoins rencontrer, notamment lors de l'exploitation en salle, des limites commerciales (moins de séances par jour) ou même artistiques ? Certes, dans mon top 15 de l'année (voir Bilan - 2), de nombreux films atteignent ou dépassent les 2h30 : Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan), Fermer les yeux (Victor Erice), The Fabelmans (Steven Spielberg), Anatomie d'une chute (Justine Triet), Oppenheimer (Christopher Nolan). Les salles de projection sont des lieux privilégiés pour optimiser la disponibilité des spectatrices et spectateurs, mais dont les capacités de "travail" (pour apprécier à plein les oeuvres), même facilitées par l'émotion partagée, peuvent s'émousser, passée une certaine durée. Si on ne s'ennuie jamais devant Killers of the flower moon de Scorsese, on peut s'interroger sur la nécessité de développer en plus de trois heures un récit dont le principe tient en quelques lignes.

Laura Citarella a en quelque sorte contourné l'obstacle : dans Trenque Lauquen, la profusion narrative se déploie en quatre heures, chapitrées, et scindées en deux parties et deux séances distinctes. Cette oeuvre est traversée de multiples récits, mais sa réussite tient aussi aux façons dont les personnages se les racontent, et aux multiples moyens par lesquels ces récits circulent. De manière incidente, le film fait partie de ceux qui rendent un hommage rare et paradoxal à la radio (paradoxal : hommage d'une discipline artistique visuelle à un média qui ne l'est pas ; rare du fait de ce paradoxe, mais on peut citer Tandem de Patrice Leconte, La Maison de la radio de Nicolas Philibert, The Last show de Robert Altman, ou les plus populaires Good morning Vietnam de Barry Levinson et Good morning England de Richard Curtis !).

L'exemple du film de Laura Citarella permet de rappeler que, au cinéma, les récits, aussi développés soient-ils, ne prennent véritablement tout leur sens que grâce à la mise en scène. Car le cinéma emprunte à toutes les formes d'art : littérature certes, mais aussi spectacle vivant (voir Bilan-1 sur les interprétations), peinture, photographie, musique, architecture...

Récemment, les Césars ont créé une nouvelle récompense pour les "meilleurs effets visuels". Cette année, cela pourrait se jouer entre Le Règne animal de Thomas Cailley (dont l'une des originalités tient à des personnages qui n'ont pas achevé leur mutation) et La Montagne de Thomas Salvador, qui utilise dans sa deuxième partie des effets spéciaux aussi remarquables et détonants que ciblés.
Cette parcimonie dans les effets, utilisés crânement mais seulement à bon escient, se retrouve également dans les nouveaux films d'Alice Rorhwacher (La Chimère) ou de Steven Spielberg (The Fabelmans) qui retrouve ici un plaisir de cinéma d'autant plus savoureux qu'il se démarque des grands huit qu'il affectionne pourtant également, qui sont même à l'origine de sa vocation, et dont il a été un des protagonistes dans l'histoire du cinéma.

Cette année, le prolifique Hong Sang-soo a livré un film majeur (La Romancière, le film et le heureux hasard). Si le titre renvoie à une aspiration littéraire, c'est la forme qui emporte le morceau : expressivité du noir et blanc, de la composition des plans, y compris dans la profondeur de champ (une émotion inattendue peut surgir de l'apparition d'une figure insolite en arrière-plan).
Pour être honnête, les dialogues (plus ou moins imbibés) constituent également un morceau de choix chez Hong Sang-soo. Ils sont également fondamentaux, mais surtout redoutables chez Nuri Bilge Ceylan depuis quelques films, ce qui ne l'empêche pas de continuer un travail approfondi sur l'image. Même s'il n'est plus son propre chef opérateur, c'est lui qui signe les photographies prises par le personnage principal dans Les Herbes sèches. Aussi à l'aise dans les plans larges extérieurs que dans les plans rapprochés à l'intérieur, il sait adapter la forme au fond. Et les blancheurs enneigées peuvent faire ressortir par contraste la zone extrêmement grise sur le plan humain dans laquelle sont enfermés (ou s'enferment) les deux protagonistes masculins.

Cette alchimie entre la forme et le fond, on peut la retrouver également dans Interdit aux chiens et aux italiens d'Alain Ughetto. La manière dont ce récit nous touche provient en partie de la simplicité de son animation en stop motion, d'idées visuelles très simples (des brocolis pour figurer une végétation, des morceaux de sucre tenant lieu de briques) qui confèrent une sobriété bienvenue à la grave et nécessaire reconstitution historique. Dommage qu'en tant que film d'animation il ne puisse concourir aux Cesars du meilleur film ou de la meilleure réalisation...

Mais peut-être que l'émotion esthétique la plus accomplie de l'année, on la doit à Victor Erice dans Fermer les yeux. Basé sur la recherche d'une personne disparue (comme dans Trenque Lauquen), le film frappe dans sa deuxième partie par l'expressivité troublante de sa lumière, aussi remarquable que dans une toile de maître (il est vrai que son précédent film, datant d'il y a déjà trente ans, s'appelait Songe de la lumière, titre qui pourrait convenir comme un gant à ce nouvel opus). Il faut espérer que cette splendeur, accessible via le grand écran, ne soit pas trop rétrécie lors de sa réception sur d'autres supports.

2. Des fins remarquables (sans vous les raconter)

Je connais des personnes pour lesquelles les fins des films conditionnent la façon dont elles et ils le reçoivent. J'avoue que ce n'est pas forcément mon cas, et que je peux apprécier les films pour lesquels les fins ne sont que des pistes d'atterrissage après les grandes envolées du développement, mais j'ai envie de citer quelques films qui leur donneront raison.
Je commence par un film que je n'ai pas aimé, L'Eté dernier de Catherine Breillat, qui ne m'a pas du tout convaincu pendant son développement. Mais il faut admettre que le dernier plan, voire la dernière image, est porteur visuellement d'une ironie sardonique cinglante (que j'aurais aimé retrouver dans les séquences précédentes).
Il n'est pas interdit de voir dans l'épilogue de Killers of the flower moon un petit hommage clin d'oeil à la radio (et pourrait s'ajouter à ceux évoqués dans le point précédent).
Le happening final bouleversant de Et la fête continue est emblématique du retour en forme de Robert Guédiguian, et constitue l'acmé du film.
Enfin, dans Love life, Kôji Fukada observe en sismographe les conséquences d'un drame familial. Mais la dernière séquence, extraordinairement composée, est extrêmement éloquente, juste par ce qui traverse visuellement l'écran, et se substitue avantageusement à bien des lignes de scénario...

3. Des réalisatrices qui montent à l'international


Ce blog n'a pas cessé de saluer les nouvelles réalisatrices françaises qui ont émergé pendant ces quinze dernières années (Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski, Justine Triet, Alice Winocour, Léa Mysius, Isabelle Czajka, Audrey Diwan, la documentariste Stéphane Mercurio) et qui ont rejoint leurs glorieuses aînées (sans même remonter jusqu'à Agnès Varda, citons Pascale Ferran, Noémie Lvovsky, Claire Denis, Agnès Jaoui, Nicole Garcia, la regrettée Solveig Anspach, ou encore Julie Bertuccelli, une référence du cinéma documentaire mais qui réalise aussi d'intéressantes fictions).

Mais cette année, je suis frappé par le nombre de cinéastes étrangères dans ma liste des meilleurs films de l'année. Soit la proportion de femmes cinéastes dans le monde rattrape le niveau du cinéma français (qui reste largement en-dessous de la parité, et qui demeure traversé par un sexisme qui se manifeste en outre sur bien d'autres aspects), soit leur diffusion en France est un peu meilleure.

On pourra saluer évidemment la valeur sûre qu'est devenue Kelly Reichardt (voir le point "L'art comme travail"). Mais aussi l'émergence de réalisatrices issues des pays méditerranéens : la marocaine Maryam Touzani (Le Bleu du caftan), la tunisienne Kaouther Ben Hania (Les Filles d'Olfa), l'italienne Alice Rohrwacher (La Chimère), les espagnoles Carla Simon (Nos soleils), Itsaso Arana (Les Filles vont bien) et Silvia Munt (En bonne compagnie)...

Certains de ces films sont évidemment traversés par la lutte contre le patriarcat : En bonne compagnie, autour de la lutte pour le droit à l'avortement, est ainsi le pendant espagnol et basque de Annie colère réalisé en France par Blandine Lenoir l'année précédente. On évoquera pour mémoire le cas de Barbie de l'excellente Greta Gerwig. Si ce film donne à un large public l'accès à des notions féministes militantes (l'utilisation du terme même de patriarcat, la mise à jour du mansplaining etc), le paradoxe est qu'il dit tout et son contraire, chacun y voit ce qu'il veut, et en retire des interprétations divergentes voire opposées. On peut y voir aussi un nouvel avatar de la récupération par les systèmes de domination de certaines des critiques qui lui sont adressées (dans le monde réel, la vente des célèbres poupées a rebondi) : un classique des résultats toujours en suspension des luttes (finales mais jamais finies).

La question du couple est bouleversante dans le film tissé avec nuance par Maryam Touzani (Le Bleu du caftan), avec une lumineuse Lubna Azabal, tandis que certaines cinéastes francophones (la québecoise Monia Chokri et la belge Ann Sirot, en tandem avec Raphaël Balboni) renouvellent la comédie conjugale sans jamais tomber dans le grivois de certaines comédies françaises, avec respectivement Simple comme Sylvain et Le Syndrome des amours passées. Pour être honnête, Lucie Borleteau, dans son film A mon seul désir, évite également constamment le male gaze, même dans les scènes dénudées (que les personnages féminins soient des sujets de désir et non des objets est à la base du projet, comme l'indique le titre).

Certaines nouvelles réalisatrices impressionnent dès leur premier long métrage par l'intensité avec laquelle elles filment leur héroïne (la pré-adolescente abusée de Dalva de la belge Emmanuelle Nicot, la jeune femme troublée par la maternité de sa meilleure amie dans Le Ravissement d'Iris Kältenback, qui filme admirablement l'actrice méditerranéenne Hafsia Herzi, devenue également réalisatrice depuis quelques années), tout en ne cédant jamais au simplisme et en tentant au contraire de restituer la complexité des personnages féminins comme masculins.

Certaines cinéastes déjà remarquées continuent de creuser leur sillon de façon très indépendante : ainsi le dernier film d'Alice Rohrwacher (La Chimère) continue de convoquer l'Italie rurale d'hier et d'aujourd'hui sans céder à aucune mode et en proposant des personnages très singuliers (dont un savoureux caméo de sa soeur la grande Alba Rohrwacher).
De même Carla Simon confirme l'excellence de son premier film Eté 93 (déjà dans mes préférés à sa sortie en 2017) avec Nos soleils. On en reparle plus loin sur le fond (point "Ecologie..."), mais elle continue de filmer des situations graves du point de vue de ce qu'en perçoivent les enfants. On prend ainsi comme eux certaines conversations des adultes en cours de route, sans que cela ne nuise à la compréhension des situations.

Enfin, certaines réalisatrices tiennent visiblement à se démarquer de toute ambition démiurgique associée parfois à leur fonction (dans les pratiques masculines et les histoires traditionnelles du cinéma), et à revendiquer que la création est résolument collective (voir aussi le point "L'art comme travail"). Si l'aspect choral de Nos soleils, dont on vient de parler, va déjà dans ce sens, on en trouve trace à l'écran dans Les Filles vont bien, le premier film de Itsaso Arana (l'actrice révélée par son complice Jonas Trueba dans Eva en août) qui montre la sororité d'une troupe de comédiennes préparant un spectacle (la réalisatrice s'offrant le rôle de la metteuse en scène). Le film est court mais vaut par l'acuité de ce qui s'y dit (et fait). Enfin, la gestation de Trenque Lauquen de Laura Citarella bénéficie également de l'esprit de troupe du collectif El Pampero Cine qui l'a produit (et qui était déjà à l'origine des généreuses excroissances du multi-film La Flor), avec notamment l'apport de Laura Paredes, à la fois co-scénariste et actrice principale.

Difficile de ne pas évoquer, même en quelques mots, la cinéaste Justine Triet, certes française, mais qui a définitivement conquis sa place à l'internationale, avec Anatomie d'une chute, palmée à Cannes. Il a été beaucoup commenté (et j'ai loué l'interprétation de Sandra Hüller dans le Bilan-1). Par rapport aux éléments évoqués plus haut dans cette discussion, je veux juste ajouter que le film livre à la fois un plaisir narratif et visuel. Et que, là aussi, la circulation de la parole est essentielle : celle du procureur est redoutable, à telle point qu'on a très envie que l'accusée soit innocente, et dans un contexte global où l'idéologie sécuritaire emporte tout, on est soulagé que le doute bénéficie à l'accusée... (la lutte contre l'idéologie sécuritaire a aussi motivé le film de Jeanne Herry, Je verrai toujours vos visages).

4. Vie scolaire

En parcourant la liste des films de l'année dernière, on  retrouve le thème de l'école (primaire, secondaire ou universitaire) dans de nombreuses oeuvres cinématographiques. On peut y voir une démarche assez commerciale (les enseignants étant sur-représentés parmi celles et ceux qui fréquentent les salles d'art et essai, tandis que chaque spectatrice ou spectateur a, en principe, une expérience avec l'école, et qu'une partie des cinéphiles est également parent d'élèves), mais bien sûr il a surtout de réelles motivations.

Pour autant, à l'écran, les films ne se ressemblent pas. Commençons par le plus décalé, mais pas le moins réussi, avec L'Education d'Ademoka d'Adilkhan Yerzhanov, qui raconte l'histoire d'une adolescente rêvant d'être scolarisée, mais son statut d'immigrée irrégulière au Kazakhstan l'en empêche. Le réalisateur, qui aurait pu tourner un drame, a choisi une approche presque burlesque, tant par le personnage d'Ahab, éducateur marginal très éloigné des conventions, que par une mise en scène tout sauf naturaliste qui privilégie le grand air (même pour des scènes qui devraient se passer à l'intérieur). Encore une fois, l'originalité de la forme bénéficie au fond.

Thomas Lilti a réalisé Un métier sérieux, se déroulant presque exclusivement dans un lycée ordinaire (l'un des personnages y a même son logement de fonction). Comme son titre peut le laisser supposer, il fait le choix de centrer son film sur l'équipe pédagogique, qui fait "corps", même si les individualités ne sont pas niées. Il prolonge ainsi le travail effectué sur un milieu qu'il connaît mieux, Hippocrate, qui était  de façon analogue davantage centrée sur les soignants que sur les soignés.

Les autres films évoquant le milieu scolaire sont en revanche plutôt filmés du point de vue des élèves ou des parents.

Il y est question de harcèlement réel (les conditions de travail difficile en stage dans la formation en alternance de About Kim Sohee, de July Jung) ou supposé (avec plusieurs points de vue successifs sur les faits dans L'Innocence de Hirokazu Kore-Eda), ou de zone plus que grise (l'extrême ambiguïté du personnage principal, enseignant, dans Les Herbes sèches, même si on le voit peu dans l'exercice de ses fonctions).

Mes chères mathématiques sont, elles, montrées, au niveau de l'enseignement supérieur, dans leur ambivalence : d'un côté, comme un moyen de former de futures élites qui vont reproduire les mécanismes de domination sociale dans La Voie royale de Frédéric Mermoud (on peut aussi dans cette optique relire les Antimanuels d'économie de Bernard Maris, publiés il y a vingt ans, qui critiquaient comment l'usage de mathématiques sophistiquées dans les modèles est censé objectiver l'économie - à condition de ne pas s'interroger sur le rapport entre les hypothèses des modèles et la réalité - et ainsi dissuader les approches hétérodoxes), d'un autre côté comme un domaine remarquable, passionnant en lui-même, vecteur de rigueur intellectuelle, de beauté et de connaissance dans Le Théorème de Marguerite d'Anna Novion (mais l'héroïne, étudiante, s'en sert aussi, dans l'urgence, pour subvenir à ses besoins de manière pas forcément recommandable).

5. Colonialisme et réalités post-coloniales

L'actualité internationale a rappelé au monde entier que la décolonisation n'est pas achevée. Le dessillement est cruel pour celles et ceux qui dans leur déni de racisme pensaient que non seulement la question était derrière nous, mais que de surcroît la phase post-coloniale était elle aussi terminée.

Sauf que les médias dominants occidentaux n'ont surtout pas proposé cet angle de vue, et ont tellement collé au "narratif" du gouvernement israélien que les débats ont été dès le départ caviardés : certains mots étaient devenus obligatoires, d'autres étaient au contraire interdits, le tout au nom de catégorisations morales (qui sont à l'opposé des exigences éthiques et de la boussole du droit international). Il était évident pour les personnes averties, étant donné le passif d'Israël en matière de riposte disproportionnée, que cette propagande éhontée allait servir de caution aux pires massacres que les palestiniens ont connus (alors qu'ils ont pourtant de l'expérience en la matière).

Dans les premiers jours, peut-être parce que les victimes des crimes du 7 octobre comptaient beaucoup de pacifistes, adversaires communs de Netanyahou et du Hamas, ce qui explique le peu de précautions prises par le gouvernement israélien pour récupérer les otages, le premier film auquel j'ai repensé était le documentaire This is my land, réalisé en 2014 et sorti en France en 2016, de la cinéaste israélienne Tamara Erde, née à Tel Aviv. Enfant, elle avait gobé tout ce que l'endoctrinement israélien lui avait appris. Puis, adulte, elle a fini par en découvrir l'envers du décor. Son documentaire montrait comment l'Histoire était enseignée : dans la partie légalement israélienne (au sens des résolutions de l'ONU), mais aussi en Cisjordanie et dans la ville mixte d'Haïfa où le cours était assuré par un tandem de professeurs, l'un juif, l'autre arabe (le seul des trois cours où les écoliers avaient véritablement accès au récit de l'autre peuple).

Par contraste le débat dans les médias dominants français peut difficilement être perçu autrement que comme une insulte à l'intelligence, et une hostilité à toute tentative de paix juste et durable dans ces territoires (certains médias comme Mediapart, L'Humanité ou le 1 ont néanmoins fait des efforts pour recontextualiser l'ensemble du conflit et se distancier de la propagande de la force occupante). En Israël, des journalistes juifs israéliens du quotidien Haaretz risquent leur vie en défendant des positions pacifistes, équilibrées et démocratiques (et souvent, par suite, non sionistes), alors qu'en France même des prises de position politiques plus prudentes que les termes utilisés par ces pacifistes israéliens sont disqualifiées par des directeurs de conscience autoproclamés qui les considèrent antisémites !

Trois mois plus tard, non seulement les craintes se sont révélées fondées, mais la situation réelle a dépassé l'entendement. L'intensification de la colonisation en Cisjordanie, et des crimes qui vont avec, et les froids assassinats d'une centaine de journalistes et de leurs familles à Gaza (une situation qui n'avait encore jamais été constatée nulle part, dans un intervalle de temps aussi court) font remonter les souvenirs d'un autre documentaire, 5 caméras brisées, réalisé par Emad Burnat et Guy Davidi, tourné entre 2006 et 2011, et sorti en France en 2013. Pendant cinq ans, Burnat, habitant de Bil'in, le village dans lequel il est né, filme la cruauté de l'armée israélienne et des colons, la résistance pacifique des villageois et notamment des paysans contre la spoliation de leurs terres, et la répression, et les tentatives de destruction de ces images filmées telles qu'on n'en avait jamais vues dans les télévisions françaises. Ce que montre ce documentaire était choquant, mais ne représente plus qu'une goutte d'eau par rapport aux massacres actuels, commis dans une impunité qui rend peu optimiste sur l'avenir de l'humanité.

Entre temps, et puisque ce billet avait pour objet de parler de films sortis en 2023, on a découvert Yallah Gaza, le nouveau film du documentariste Roland Nurier, à qui on devait déjà Le Char et l'olivier. Il mêle témoignages contemporains, perspectives historiques et analyses par des spécialistes du sujet, et montre un peuple de réfugiés qui sait d'où il vient et qui souhaite construire son avenir, et conquérir le droit à exister, à s'autodéterminer, et aspire à vivre normalement, grâce à un haut niveau d'éducation. Les difficultés sont immenses, compte tenu du blocus maritime, terrestre et aérien depuis 2007, des offensives répétées d'Israël (dont l'opération "Bordures protectrices" de 2014 qui fait l'objet de plaintes auprès de la Cour pénale internationale), et de la répression meurtrière et mutilante des pacifiques "marches pour le retour" en 2018. Les Palestiniens ont essayé toutes les résistances non violentes à leur portée, à chaque fois réprimées dans le sang. Rattrapé par l'actualité, le documentaire prend involontairement un caractère tragiquement posthume...

D'autres films en 2023 ont évoqué d'autres formes de colonialisme, au passé, comme l'extermination du peuple Selknam au début du 20è siècle, à la frontière entre le Chili et l'Argentine (Les Colons, de Felipe Galvez Haberle), ou la dépossession et l'élimination du peuple Osage par les WASP, il y a un siècle, aux Etats-Unis (Killers of the flower moon, de Martin Scorsese). Quant à L'Île rouge de Robin Campillo, il raconte l'histoire d'une enfance au début des années 70 dans une base militaire française à Madagascar. Il y a un changement radical et salutaire de point de vue dans la dernière demi-heure, qui n'est pas un coup de force du réalisateur, mais est amené avec beaucoup de subtilité...

Ce n'est pas l'objet de ce billet de discuter si la solution au conflit israélo-palestinien prendra la forme d'un état ou de deux états, même si poser la question dès aujourd'hui invite à approfondir les analyses contradictoires sur le sujet. Ce qui est sûr c'est qu'aucune solution ne se fera sans pression internationale pour mettre fin à 75 ans d'impunité israélienne. Mais même à partir du moment où la solution serait actée juridiquement, que les deux peuples auraient pu s'autodéterminer et être traités à égalité (ce qui n'était pas le cas à Oslo, et c'est pourtant la partie la plus favorisée du fameux "accord", Israël, qui s'est très rapidement assise dessus et a aggravé sa politique criminelle en intensifiant notamment la colonisation), il y aura un long chemin de l'égalité de principe à l'égalité en fait.
L'exemple français le montre bien, à travers la persistance d'un racisme post-colonial (qui se traduit par des crimes et des discriminations). L'expression est loin d'être farfelue, les premières BAC (brigades anti criminalité) ayant été crées par des responsables ayant officié en Algérie...
Cette imprégnation raciste traverse au moins deux films français de 2023 : Pour la France de Rachid Hami, qui s'inspire de l'histoire réelle du frère du réalisateur, mort dans des circonstances mystérieuses alors qu'il venait d'intégrer Saint-Cyr, et Avant que les flammes ne s'éteignent de Mehdi Fikri, qui raconte le combat d'une famille demandant justice et vérité après que l'un des leurs n'est pas ressorti vivant d'un commissariat. Ancien journaliste à l'Humanité, le réalisateur a puisé son inspiration dans plusieurs affaires similaires, même si la plus connue est celle de la famille Traoré.
Les deux films ont un point commun inattendu : ce sont à ma connaissance les deux seules fictions françaises dans lesquelles on peut entendre l'expression "Dieu est grand" en arabe, hors de tout contexte islamiste ou terroriste. Dans Pour la France, on entend l'expression lors des obsèques (outre la recherche de la vérité, donner au jeune homme une sépulture conforme aux volontés de la famille est un des enjeux principaux du film). Dans le film de Mehdi Fikri, l'expression est employée avec sourire en coin et distance lors d'un repas entre frères et soeurs (deux représentations sortant des sentiers battus, et qui seraient inimaginables à la télé et à fortiori sur les chaînes bollorisées).

6. Ecologie entre catastrophisme et radicalité

A sa manière, le cinéma témoigne de la prise de conscience croissante par le grand public des enjeux écologiques, même si cette conscience se réduit souvent à la question climatique, que l'ampleur des défis qui nous attendent est sous-estimée, et qu'il ne suffira pas d'éviter chacun dans son coin un peu de gaspillage et de substituer des technologies par d'autres pour éviter (ou atténuer suffisamment l'ampleur de) la catastrophe, et que la question de savoir s'il est "trop tard" est trop binaire, parce que cela masque le fait que, même amorcée "trop tard", une réelle bifurcation pourrait permettre d'agir sur l'intensité des difficultés qui s'imposeront à nous.

Par rapport à ces enjeux là, le cinéma propose plusieurs voies.
Certains films témoignent de la difficulté à appréhender des questions que les traditions politiques ancrées historiquement peinent à prendre en compte. Ces films laissent néanmoins entrevoir qu'il ne s'agit pas uniquement de repenser nos rapports à notre environnement naturel, mais que la remise en question est beaucoup plus vaste. Les cinéastes du tandem Jonas Trueba - Itsaso Arana ont livré chacun de leur côté des films courts, presque des esquisses, mais dans lesquels les personnages, en général de jeunes adultes, sans en avoir forcément l'air, à l'intérieur de leur vie quotidienne, (se) posent des questions essentielles. On a déjà évoqué plus haut Les Filles vont bien d'Itsaso Arana, mais je fais allusion ici à Venez voir de Jonas Trueba. Le titre du nouveau film de Christian Petzold, Le Ciel rouge, fait allusion aux feux de forêt qui menacent notamment une maison de vacances dans laquelle apprennent à se connaître quatre jeunes adultes. Dans les deux films, Venez voir et Le Ciel rouge, ces menaces ne constituent pas l'enjeu premier du film. Il s'agit plutôt d'une toile de fond, dont on a du mal à dessiner les contours, et d'une certaine manière cela traduit le fait que d'une part on a du mal à se représenter les conséquences concrètes des changements en cours, mais que d'autre part il y a l'intuition que la question ne peut se circonscrire à une question environnementale.

D'autres films empruntent le registre fantastique pour appréhender ces questions. Le Règne animal, de Thomas Cailley, est une histoire de mutations d'être humains qui deviennent des animaux, même si le film nous les montre, et c'est son originalité, dans un état hybride. A priori on n'est pas du tout dans l'anticipation ici, mais dans la pure science-fiction. Mais en filigrane il travaille de façon à peine voilée les questions contemporaines, notamment de la crise écologique globale et du rejet de l'autre. Ce n'est pas forcément étonnant de la part de Thomas Cailley : dans son premier film, Les Combattants, Adèle Haenel interprétait de façon assez pince-sans-rire une jeune friande des théories survivalistes, et le film suggérait qu'il s'agissait sans doute d'une mauvaise réponse à une question sérieuse...
De son côté, pour son deuxième film également, Just Philippot imagine dans Acide une catastrophe qui serait liée explicitement aux changements climatiques, à savoir des pluies acides au-dessus de la France hexagonale. Là non plus cela ne puise pas directement dans les rapports des scientifiques, mais le traitement du sujet est plausible, impressionnant techniquement. La réserve, c'est que le film est peut-être trop explicite, trop convenu, et déçoit un peu par rapport à son premier film, La Nuée, sur un élevage concentrationnaire de sauterelles, bien plus dérangeant, et plus épuré aussi.

Mais les catastrophes écologiques ne sont pas que globales. Malgré des pressions au moment du tournage, Pierre Jolivet a réussi son film-dossier Les Algues vertes, adapté de l'enquête de la journaliste indépendante Inès Léraud (incarnée à l'écran par Céline Sallette) qui avait déjà adapté son travail avec l'illustrateur Pierre Van Hove sous forme de bande dessinée du même titre pour La Revue Dessinée. Il montre le lien entre le scandale sanitaire et le modèle agricole dominant, et met en évidence la loi du silence à laquelle la journaliste est confrontée. L'audace ne vient pas de la forme très modeste, mais d'un fond assez "cash", avec des noms propres non modifiés, et des positions de la FNSEA explicitement critiquées.

Le retard dans la prise de conscience écologiste du grand nombre résulte de plusieurs facteurs : sans être exhaustif, on peut citer l'inertie de l'atmosphère, qui signifie que le réchauffement actuel est le résultat de rejets de gaz à effet de serre qui ont eu lieu depuis plusieurs décennies, mais aussi de certaines apories de l'écologie politique historique, qui a pu un temps accompagner le néolibéralisme (au nom de l'urgence, dans l'espoir d'accéder à des positions de pouvoir et d'espérer chuchoter à l'oreille des puissants) ou ne pas prendre position dans la lutte des classes (dans le but de fédérer l'ensemble des écologistes, quels que soient leurs divergences socio-économiques). De ce fait, les classes bourgeoises ont pu avoir l'illusion que l'écologie était compatible avec la loi du profit et dans une optique schumpeterienne de destruction créatrice pour substituer de bonnes pratiques à de mauvaises, sans rien changer à l'ordre social, tandis que les classes populaires ont pu avoir le sentiment que l'écologie ne s'intéressait pas à elles, cette écologie là recrutant d'ailleurs, sociologiquement, plutôt des classes aisées urbaines surdiplômées.
Aujourd'hui, on n'en est plus là, des forces politiques nouvelles ont émergé pour critiquer le modèle dominant à la fois sur le plan social et sur le plan écologique, les mots d'ordre des mobilisations type "marches pour le climat" sont devenus plus radicaux, et les pouvoirs ont tombé le masque : ils ne se sont pas montrés prêts d'inscrire dans la loi bon nombre de propositions (même lorsque celles-ci étaient bien timides) et ont eu tendance à qualifier d' "écoterroriste" tout mouvement ou toute action écologiste qui oserait mettre en cause le système dominant. Quelques films ont tenté de représenter cette écologie radicale : Sabotage de Daniel Goldhaber montre un groupe d'activistes qui tente de mettre en pratique le sabotage d'un pipeline, à la suite de l'ouvrage d'Andreas Malm How to sabotate a pipeline. Le film a recours aux flash-backs pour expliquer comment chacun des protagonistes en est arrivé là. Mais le film reste au milieu du gué : la mise en scène est assez prudente, et tient du "film de casse" ordinaire, elle ne prend parti ni sur la légitimité, ni sur l'efficacité de ce mode d'action, et il est difficile d'évaluer si le film va plutôt susciter des vocations ou au contraire les dissuader.
A l'inverse, Avant l'effondrement d'Alice Zeniter et Benoît Volnais est très clair sur ses intentions, et même un peu trop. Si le résultat n'est pas inintéressant sur le fond, il pèche par la forme, avec notamment des dialogues entre amis maladroits, dignes de discours politiques explicites plaqués artificiellement dans leurs bouches. Si le film s'adresse à des milieux militants déjà concernés, il ne leur apprendra rien. Et si le film est censé s'adresser à un public plus large, ce genre de dialogue aura l'air de tomber du ciel, du tout cuit pas forcément assimilable ni appropriable.

Paradoxalement, les deux films les plus intéressants de ces dernières années sur ce thème sont espagnols : Nos soleils de Carla Simon (qui a d'autres qualités, voir plus haut), et un an auparavant As bestas de Rodrigo Sorogoyen. Le paradoxe est qu'ils mettent en scène des conflits non pas entre les alternatives écologistes et le système dominant capitaliste, mais entre deux ingrédients nécessaires dans ces alternatives : l'agriculture paysanne, et le développement des énergies renouvelables. On pourrait s'agacer à première vue que le conflit n'est pas placé au bon endroit. Mais ce serait un déni de réalité puisque cela existe déjà (voir le communiqué récent en France de la Confédération paysanne à propos du décret en préparation sur l'agrivoltaïsme), et le constat démontre au contraire la nécessité de politiser l'écologie : il est préférable que ces conflits d'usage, lorsqu'ils apparaissent, soient résolus par des délibérations politiques démocratiques, plutôt que de laisser la loi du plus fort ou la loi du marché décider. C'est également cette même nécessité qui pousse certains chercheurs et militants à réhabiliter et redéfinir la notion de planification.

7. Ordre moral vs exigence éthique, documentaire et fiction

Je ne sais pas si c'est dû à l'immaturité de la Vè République ou à l'accaparement de médias de masse par des milliardaires qui y trouvent un intérêt d'influence (plus que comptable, puisque leurs profits proviennent d'autres secteurs), ou à la recherche mercantile du buzz (auquel certains politiciens pensent y trouver également leur compte), mais la confrontation de points de vue argumentés a quasiment disparu des grands médias. A la place on a des "toutologues", des "spécialistes" qui n'ont rien publié de scientifique depuis des lustres. Et surtout des commentaires qui consistent à valider ou disqualifier telle ou telle prise de position à partir de postures morales.
Mais l'expression "postures morales" est ambigüe : elle peut signifier une exigence éthique accrue (par rapport à des revendications égalitaires croissantes) mais aussi et au contraire une hiérarchisation des êtres humains et un rejet de l'autre si cet autre n'adhère pas à la morale individuelle ou à l'ordre moral de celui qui prononce la sentence.

Si on reprend le thème du point précédent, la désobéissance civile qui va jusqu'au sabotage d'installations de transport d'hydrocarbures (dans le film Sabotage de Daniel Goldhaber) va être combattue moralement, notamment par l'ordre moral bourgeois, qui considère que la propriété privée des moyens de production est sacrée. Mais au niveau de l'éthique, c'est un peu plus compliqué. Un positionnement éthique tracerait une première limite : celle de ne pas attenter à la vie et l'intégrité des personnes physiques (ce qui dans ce cas précis n'est pas évident, et nécessite beaucoup de précautions, comme on le voit dans le film). Si la non atteinte aux personnes est garantie, le positionnement éthique consisterait à regarder la proportionnalité des dommages commis par l'action au regard des effets positifs attendus. Prendre position de manière éthique supposerait être capable de calculer la probabilité de réussite d'une telle action, sachant que si elle contribue à inciter les investisseurs à délaisser ces énergies fossiles, elle serait susceptible de sauver dans le futur des millions de vies. L'exemple est certes à la limite du concevable pour moi, mais il éclaire le fait que l'éthique suppose certes bien sûr de respecter les droits humains fondamentaux, mais aussi de ne pas se contenter d'un positionnement moral mais nécessite des capacités d'analyse des causes et des effets (pour les débats français, on est donc à l'opposé de l'anti-intellectualisme de certains médias dominants qui ont adopté comme feuille de route la doctrine vallsienne "comprendre, c'est déjà excuser").

Peut-être pourra-t-on y voir plus clair avec le film Oppenheimer de Christopher Nolan. Pour moi, l'intéressant dans le film n'est pas de savoir si le célèbre scientifique est une bonne ou une mauvaise personne. Ce serait une lecture morale assez vaine, bien que dans la tradition du cinéma américain pour lequel le dualisme Bien/Mal est assez récurrent. En revanche, les questions éthiques qu'il pose me semblent passionnantes. Oppenheimer était un scientifique d'élite, avait avant-guerre des sympathies pour les idées socialistes au sens le plus radical du terme (donc suspectes pour des patriotes américains). Pendant la guerre, il a été le "père" de la bombe atomique, l'arme la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité, et après-guerre il s'opposera à la course aux armements, militant pour une désescalade et un désarmement, ce qui l'a rendu suspect aux yeux des autorités. Les questions éthiques que posent certaines séquences me semblent importantes et dépasser la leçon d'histoire :
- Quelles étaient les degrés de liberté possibles par rapport aux structures de pouvoir de l'époque ?
- Que faire lorsqu'on se trouve dans des circonstances exceptionnelles intimé d'agir, que l'on a en mains une forme de pouvoir, mais que les conséquences de certaines actions dépassent l'entendement, de telle sorte qu'en juger individuellement ou même en délibérer à plusieurs ex ante est un exercice périlleux et inconfortable (qui ne peut se réduire à une rationalité même scientifique) ?
- Est-ce qu'on peut être capable démocratiquement de ne pas développer une application technologique qu'on sait faire, ou bien est-ce que certaines technologies, de par leur caractéristique, "s'autonomisent" c'est-à-dire produisent une pression qui va conduire inéluctablement à aller au bout de la logique ?
- Comment penser la relation entre les scientifiques (qui contribuent à la science, c'est-à-dire à un état donné de connaissances) et les décisions politiques (qui devraient en principe à court terme évaluer les conséquences positives ou négatives de la diffusion dans la société des résultats de la recherche appliquée, et à plus moyen terme évaluer si les connaissances de la recherche fondamentale doivent conduire à réviser leur éventuelle doctrine idéologique) ?
Plus près de nous la question a pu se poser autour de la gestion de la crise du Covid, dans la mesure où certaines décisions ont permis de freiner la progression du virus, tout en exacerbant certaines inégalités. Autrement dit, à partir de données scientifiques partagées, il n'y a jamais qu'une seule décision possible.

Dans leurs derniers films respectifs, Aki Kaurismaki et Nanni Moretti ont chacun affirmé une lassitude voire un refus de la violence au cinéma. Dans Les Feuilles mortes, on entend un spectateur sortir d'une salle de cinéma qui projetait Titane et s'exclamer "On dirait du Bresson !". Une boutade drôlissime pour les cinéphiles, mais il s'agit d'une position morale. Dans Vers un avenir radieux, Moretti interprète un réalisateur mature qui craint de décliner et est produit par sa femme, également productrice d'un jeune réalisateur qui tourne des scènes violentes. Le réalisateur interprété par Moretti ne cache pas son dégoût. Il s'agit là aussi d'une position morale, très proche de ce qu'on connaît du vrai Moretti, et c'est d'une intégrité remarquable. Mais cela ne signifie pas qu'une prise de position éthique consisterait à proscrire les scènes de violence au cinéma. Parce qu'on oublie deux points essentiels : les nuances imprévisibles de la sensibilité des spectatrices et des spectateurs, et l'importance de la mise en scène. S'agissant du premier point, j'ai par exemple adoré Titane (et pourtant j'aime aussi Bresson !), même si j'ai détourné les yeux à certains moments, parce que les personnages m'ont bouleversé, et que j'ai trouvé une part d'humanisme dans la trajectoire du film. Mais je respecte entièrement les personnes qui l'ont vu d'une toute autre façon. S'agissant du deuxième point, c'est le plus délicat, mais c'est là qu'on peut parler d'éthique : la représentation de la violence n'a pas du tout les mêmes effets selon la façon dont elle est filmée. Il faut que le ou la cinéaste ait une éthique, et sache la respecter, pour éviter la complaisance, la fascination, l'érotisation morbide. Tout dépend de la réaction et des réflexions qu'on veut créer, il y a une question de vision de cinéaste, de savoir-faire artistique derrière, donc cette éthique ne se codifie pas (même s'il y a dans l'histoire du cinéma des controverses célèbres, comme autour du travelling de Kapo). Mais cela implique que le ou la cinéaste prenne ses responsabilités...

Les questions morales et éthiques se posent avec d'autant plus d'acuité dans le domaine du documentaire. Sur l'Adamant, le dernier film de Nicolas Philibert, Ours d'or à Berlin (où il a donc devancé des fictions), est assez exemplaire. Comme dans tous ses films précédents, Nicolas Philibert a proscrit la voix off. En ce sens, il ne fait pas de morale, dans le sens où il ne donne aucune leçon à ses spectatrices et spectateurs. Cette absence de voix off n'est pas une neutralité, il appelle ses films des documentaires et non des reportages, et assume sa subjectivité de cinéaste. Il assume aussi et surtout sa responsabilité de cinéaste vis-à-vis des personnes qu'il filme. Il y a une qualité de regard chez lui, une sorte de pudeur (dans la connotation la plus positive du terme) qui procède d'une véritable éthique.

Certains films sortis en 2023 ont bousculé la frontière entre documentaire et fiction, ce qui n'est pas forcément un problème éthique si le dispositif est transparent. On peut citer le film Reality de Tina Satter. Il s'agit d'une fiction exposant l'interpellation réelle en 2017, devant chez elle, de Reality Winner, une jeune lanceuse d'alerte, par deux agents du FBI. Le premier intérêt du film réside dans le fait que les dialogues sont intégralement issus des procès-verbaux du dossier (nous entendons également des extraits réels des enregistrements audios effectués lors de l'interpellation). Mais l'hybridation la plus marquante des deux genres au cours de l'année reste pour moi Les Filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania. C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Oeil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux soeurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour cette dernière. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes professionnelles (dont Hend Sabri, révélée par Les Silences du palais de Moufida Tlati en 1994) servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets. On espère que Kaouther Ben Hania a usé de la même délicatesse que Nicolas Philibert vis-à-vis des personnes réelles, car l'exercice a forcément été éprouvant pour elles.

8. Des monstres pas sacrés

Il y a environ un quart de siècle, je me souviens avoir entendu Albert Jacquard répondre aux questions de Pierre Bouteiller. Dans l'exposé de ses convictions humanistes, il a affirmé qu'il était important de comprendre que Marc Dutroux était aussi un être humain. Cela n'enlevait rien à l'inhumanité, à la monstruosité de ses crimes, mais la réflexion de Jacquard n'était pas forcément pour autant un simple énoncé scientifique biologique.

Essayons de voir rapidement quelques exemples de représentations de "monstres" (définis comme des êtres qui ont commis des actes humainement indéfendables) dans les films de 2023. Je précise tout de suite qu'au cours de l'année j'ai lu Le Consentement de Vanessa Springora, sans savoir qu'une adaptation cinématographique allait sortir quelques mois plus tard. J'ai tellement été touché par le soin avec lequel Vanessa Springora choisissait ses mots que je pensais que le livre était inadaptable. Il l'a pourtant été, et elle a collaboré au projet. Le film a eu un très bon bouche à oreilles dans les réseaux sociaux de jeunes, et a touché un public qui n'avait pas forcément lu le livre. Si le but était d'élargir la cible, c'est réussi. Mais pour ma part je m'en tiendrai au principe éthique de ne pas porter de jugement sur les films que je n'ai pas vus...

Le titre international de L'Innocence de Hirokazu Kore-Eda est Monster, qui découle du titre original Kaibutsu qu'on pourrait traduire effectivement par monstre, sauf que dans la langue japonaise le terme pourrait désigner selon les érudits davantage qu'une personne physique. Sans dévoiler ce dont il est question dans le film, disons, pour reprendre la distinction terminologique du point précédent, que plusieurs hypothèses successives s'offrent à nous, qui peuvent aller du manquement éthique à l'excès d'ordre moral...

Je passe sur Anatomie d'une chute, puisque rien ne permet d'affirmer que pour la cinéaste l'accusée est coupable. Elle donne des éléments qui pourraient expliquer son éventuel geste, mais aussi des expertises disculpantes.

Cela se complique avec Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan. La mise en scène et le montage sont faits de telle sorte qu'on n'est pas sûr de la véracité des accusations portées contre le professeur. Il est possible que pour celui-ci la frontière soit si mince qu'il ne sait peut-être pas lui même si ces accusations sont justifiées, alors que pour la victime supposée l'écart est au contraire abyssal.

Cette dissymétrie est presque inverse dans Dalva d'Emmanuelle Nicot, peut-être le meilleur premier long métrage de l'année. Dalva, 12 ans, est soudainement extirpée du domicile de son père, qui est soupçonné d'abuser d'elle. C'est elle qui n'arrive pas à comprendre ce qui lui arrive, alors que son père réalise bien avant elle que ce qu'ils faisaient n'était pas normal. Il fallait toute la subtilité de Jean-Louis Coulloch, acteur rare mais capable d'infinies nuances, pour l'interpréter.

Les monstres ne l'ont pas forcément toujours été, et ils ne sont pas uniquement des monstres (comme le montre également la mini-série Sambre, encore accessible sur france.tv, même si ce n'est pas le seul aspect intéressant de l'oeuvre, loin s'en faut). Est-cela qu'avait voulu suggérer Albert Jacquard ?
En tout cas, dans ces quelques exemples cinématographiques de 2023, pas de fascination morbide, pas de charisme malsain.
Les monstres ne sont pas (plus ?) sacrés.

9. L'art comme travail

Dans cette sélection de 2023, les films ont montré l'activité artistique comme un travail, et non comme l'oeuvre de génies intouchables et au-dessus du commun des mortels. Conséquence de cette première grille de lecture : les artistes sont montré(e)s comme des travailleurs/euses...

Dans Tar de Todd Field, on semble nous montrer que pour atteindre la virtuosité, il faut souffrir, subir les petites ou grandes humiliations de la part de la cheffe d'orchestre, qui dit rechercher la perfection sur la moindre intonation. Une façon de voir l'excellence artistique aussi détestable que dans Whiplash de Damien Chazelle, avec son instructeur de jazz digne de celui (militaire) de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. Mais les deux films diffèrent : Whiplash dépeint une relation d'individu à individu, alors que Tar dépeint plutôt des relations liées à l'exercice d'un pouvoir, qui peuvent advenir au sein de tout collectif de travail très hiérarchisé, où des personnes préfèrent se taire pour faciliter leurs carrières. Le milieu du cinéma lui-même est souvent très hiérarchisé, à part peut-être avec Alain Cavalier, qui fait presque tout lui-même en filmant les autres avec sa petite caméra (le joli petit dernier, sorti dans l'année, s'appelle L'Amitié). Mais Tar reste assez pénible à l'écran, d'autant que le film a convoqué deux grandes actrices européennes (Noémie Merlant et Sandra Hüller), alors qu'elles ont peu d'espace pour jouer et sont d'une certaines manières vampirisées par la performance de Cate Blanchett.

Le documentaire Dancing Pina, de Florian Heinzen-Ziob, en constitue le parfait contrepoint. Montage alterné autour de la préparation de deux spectacles, en Allemagne et au Sénégal, créés à l'origine par Pina Bausch, il ne montre ni humiliations ni individualisme forcené couplé à un esprit de compétition, dans lequel l'autre pourrait constituer un obstacle. L'apprentissage est certes très difficile, très exigeant, mais personne n'est humilié. Les interprètes ne sont pas poussés vers la perfection absolue, mais plutôt vers un engagement sincère, où peut s'exprimer toute leur individualité. C'est le contraire de l'individualisme (qui nie l'individualité des autres) car cette expression d'individualité se fait au service de l'oeuvre, en étroite coordination avec le reste de la troupe. L'éternelle dialectique entre l'individu et le collectif, mais qui tient aussi au style de Pina Bausch (pour lequel il faut apprendre à ne pas tout contrôler).

Ce surgissement du non contrôle s'observe aussi dans le nouveau film de Kelly Reichardt, Showing up. Une pincée d'aléatoire surgit dans le résultat du travail de Lizzie,
une sculptrice, que l'on suit dans les jours qui précèdent une exposition. La fonction d'artiste est désacralisée, on la voit faire sa part des tâches administratives, râler contre un problème d'eau dans son logement dont la propriétaire est une collègue de la même structure. On ne sait pas vraiment si Lizzie a du talent, elle est montrée comme une artiste ordinaire, mais travailleuse. A partir d'une apparence de banalité, Kelly Reichardt, par la richesse et la précision de sa mise en scène (de la composition à des plans au jeu passionnant de Michelle Williams,), suggère beaucoup, incite à respecter le travail des artistes, mais soulève en douce des questions profondes voire existentielles.

Un petit mot sur la chorale amateure dirigée par Alice (Lola Naymark) dans Et la fête continue de Robert Guédiguian. On est ici à la limite du sujet, puisque la pratique artistique observée ici n'est pas professionnelle. Il s'agit néanmoins d'un travail. Alice est à mille lieues de Tar, puisque sa pratique, montrée comme inclusive et chaleureuse, est motivée par une recherche d'harmonie qui constitue une métaphore à peine voilée de ses aspirations politiques et sociales, dans un pas de côté vis-à-vis des militants politiques institutionnels qui lui sont proches mais qui peinent à être à la hauteur de la situation.


10. Regards sur le monde du travail et résistances

Le cinéma dit "social" existe toujours, même s'il ne bénéficie pas en amont des plus grandes promotions (et des plus grandes combinaisons de salles pour sa diffusion), et qu'en aval il est souvent snobé à l'heure des récompenses académiques.

Il est vrai que ce cinéma ne donne pas systématiquement les meilleurs films de l'année, tant la ligne de crête est délicate à suivre, entre plusieurs écueils : celui d'une approche compassionnelle, qui peut flirter avec le misérabilisme ou l'inconséquence politique, et celui d'une approche militante volontariste, qui mettrait bien en évidence les rapports sociaux dans l'exploitation et la domination, mais avec la tentation du discours ou de la réduction des affects des personnages à leur fonction dans la démonstration.

Dans Les Feuilles mortes, Aki Kaurismaki prend la tangente. Ses deux personnages principaux sont des ouvriers. Dans certains plans, il les montre au travail. Mais le film est moins "social" que La Fille aux allumettes ou Au loin s'en vont les nuages. C'est leur vie personnelle qui l'intéresse et qu'il développe, et il le fait dans son style visuel inimitable, et avec un art de la litote poétique mais éloquent, loin des tendances boursoufflées actuelles (voir premier point).

La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé dépeint le milieu du nucléaire. Il ne le fait pas d'un point de vue écologiste, et ne prend pas partie dans les débats sur la transition énergétique. Par contre, à partir de faits réels, il dépeint la culture du secret et les méthodes proches des plus obscurs films d'espionnage. Et on ne peut s'empêcher de penser que c'est lié à la nature même du nucléaire : domaine hyper-stratégique car relevant à la fois du civil et du militaire, et une dangerosité dont la maîtrise induit un niveau d'expertise technique, de surveillance, de contrôle et de hiérarchie peu compatible avec une appropriation démocratique et citoyenne. La mise en scène du film est malheureusement très fonctionnelle, son audace réside dans le fait qu'il a effectué le choix rare (mais partagé avec Les Algues vertes) de conserver les noms propres et dénominations réelles des personnes physiques et morales impliquées (ou non) dans cette affaire.

L'accoutumance au productivisme (qui est inévitable dans le cadre d'un système capitaliste basé sur la maximisation des profits), qui explique l'accoutumance française au nucléaire, se retrouve aussi dans About Kim Sohee, de July Jung, lui aussi inspiré d'un fait réel. Il met en scène la rencontre tragique entre une lycéenne coréenne en alternance, et des conditions de travail particulièrement difficiles, tant par la pression du management que par la nature des objectifs commerciaux à atteindre (qui passent notamment par des ventes forcées).

Deux cinéastes français, Nicolas Silhol et Mathias Gokalp, qui avaient déjà réalisé des films sociaux avec une vraie analyse politique sous-jacente, ont persévéré dans leurs seconds longs métrages sortis au cours de l'année.

Dans Anti-Squat de Nicolas Silhol, Inès, une mère célibataire d'un adolescent de 14 ans, est à la recherche d'un emploi, et menacée d'expulsion. Elle est prise à l'essai chez Anti-Squat, une société qui loge des personnes dans des bureaux pour éviter qu'ils soient squattés (et que leur valeur marchande se déprécie). Elle est chargée de faire respecter un règlement très strict... Après le formidable Corporate, Nicolas Silhol livre un nouveau film autour d'une héroïne aux prises avec un dilemme moral dans une société de marché déshumanisée. Moins fort formellement que son prédécesseur, ce nouvel opus se rapproche de It's a free world de Ken Loach, dans lequel la dénonciation d'un système est d'autant plus forte que les personnages ne sont pas manichéens. Ou pour le dire autrement par rapport à un point sémantique précédent : le système capitaliste n'est pas du tout éthique et pousse l'héroïne vers une position morale pas très reluisante...

A propos de Loach, un petit mot pour dire qu'il a livré cette année un film (The Old Oak) avec un peu d'espoir. On y voit la solidarité d'action concrète parmi celles et ceux qui ne veulent ni ne peuvent gagner de l'argent en exploitant le travail des autres, une solidarité qui émerge malgré les peurs et les haines qui traversent la société...

Enfin, dans L'Etabli, Mathias Gokalp livre une adaptation du récit de Robert Linhart, sorti en 1978. Dans les mois qui ont suivi Mai 1968, un prof de philosophie refuse un poste universitaire pour s'engager en tant qu'ouvrier chez Citroën, dans l'espoir de susciter chez ses collègues un sentiment de révolte de classe. L'occasion pourrait venir d'une décision de la direction de l'entreprise, qui veut imposer à ses salariés de travailler 3/4h de plus par jour pour compenser les avancées sociales obtenues par le mouvement de protestation historique qui a secoué la société. Après Rien de personnel, sorti en 2009, Mathias Gokalp confirme qu'il sait très bien traiter avec acuité du monde du travail, en s'appuyant sur le jeu de Swann Arlaud (et des autres interprètes, tou.te.s convaincant.e.s), même si la mise en scène, sans ambiguïtés, pourra paraître un peu trop tirée au cordeau parfois.

Voilà pour les "nouvelles du monde" données par le cinéma en 2023. Il ne me reste plus qu'à vous adresser mes meilleurs voeux pour la nouvelle année, en soumettant à votre sagacité le titre du dernier film de Radu Jude (que je n'ai pas vu), qui pourrait (ou pas) servir de maxime : N'attendez pas trop de la fin du monde...

Version imprimable | Films de 2023 | Le Lundi 22/01/2024 | 0 commentaires




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