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Tops 10 de la décennie 2010-2019

Un échantillon subjectif de la décennie...

Melancholia
Photogramme tiré de "Melancholia" de Lars Von Trier avec Kirsten Dunst

Voici une proposition de double top 10 de la décennie. En effet, pour ne pas avoir trop de regrets (même si j'en ai inévitablement), j'ai établi un top 10 international et un top 10 français.
Cela n'en reste pas moins un échantillon de ce que j'ai le plus aimé pendant la décennie, et je n'ai pas ordonné les films (sauf par ordre chronologique de sortie en France).
Enfin, j'ai effectué cette sélection à partir de la variable film (qui peuvent être des prototypes, en dépit des franchises et modes sérielles).
S'il avait fallu sélectionner les meilleurs cinéastes de la décennie, peut-être que le résultat aurait été un peu différent.
Suivra peut-être d'ailleurs un casting idéal de la décennie, paritaire entre femmes et hommes, tant au niveau des cinéastes que des interprètes, entre personnes confirmées en pleine possession de leurs moyens et nouvelles pousses qui ont percé pendant ces années (même si elles ont parfois débuté dans la décennie précédente).
 
 
10 films internationaux pour se souvenir de la décennie 2010-2019 :

Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu
(Woody Allen)
Melancholia (Lars Von Trier)
Tabou (Miguel Gomes)
Winter sleep (Nuri Bilge Ceylan)
Carol (Todd Haynes)
Aquarius (Kleber Mendonça Filho)
Moi, Daniel Blake (Ken Loach)
Leto (Kirill Serebrennikov)
Une affaire de famille (Hirokazu Kore-Eda)
Douleur et gloire (Pedro Almodovar)

10 films (majoritairement) français pour se souvenir de la décennie 2010-2019 :

Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz)
Les Neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian)
Holy motors (Leos Carax)
La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche)
Sils Maria (Olivier Assayas)
Peur de rien (Danielle Arbid)
Les Fantômes d'Ismaël (Arnaud Desplechin)
Visages villages (Agnès Varda, JR)
Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac)
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma)


Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (Woody Allen, sortie 6 octobre 2010)

Après avoir vu des dizaines de films de lui, Woody Allen est arrivé à me surprendre encore une fois. Je pense que c'est un des sommets de sa carrière. En apparence, on suit une demi-douzaine de citadins anglo-saxons et plus cultivés que la moyenne. Woody Allen poursuit le thème du destin, présent dans ses derniers films depuis Melinda et Melinda (2005). Les réparties sont à la fois cinglantes et profondes (quel art de la litote !), mais l'ironie se niche dans l'ensemble de la mise en scène. L'utilisation de la voix off, parfois si fonctionnelle dans des films ordinaires, est ici géniale et virtuose, la musique joue également un rôle important. La magie intervient, mais sa fonction n'est pas d'apporter une touche fantastique, mais donne l'occasion d'une scène de spiritisme férocement drôle et grinçante. On peut trouver de multiples interprétations au film (c'est un chef d'oeuvre), voici modestement la mienne. Poussés par l'hyperindividualisme contemporain, les personnages cherchent tous à se réaliser, ils ne sont ni bons ni mauvais, mais en étant inattentifs aux autres, ils prennent des mauvaises décisions. Les seuls personnages qui s'en sortent vivent avec des chimères... Conclusion personnelle : voilà ce qui arrive quand on hypertrophie la dimension individuelle et qu'on atrophie les dimensions collective et politique (alors que toutes ces dimensions devraient être en interaction) !

Melancholia (Lars Von Trier, sortie 10 août 2011)

Première partie : Justine (Kirsten Dunst) se marie et donne une réception dans la somptueuse propriété de sa sœur (Charlotte Gainsbourg). Deuxième partie : la planète Melancholia entre dans le système solaire et risque de frôler la Terre, selon les scientifiques les plus optimistes... Un film de science-fiction qui ne ressemble à aucun autre, et qui commence comme une farce familiale à la Festen, en moins outrée. Lars Von Trier a créé une atmosphère très singulière, et même un univers particulier et tient la note jusqu'au bout. Un film catastrophe et intime à la fois : la première partie destructurée est aussi une satire du capitalisme et de ses valeurs (que le cinéaste avait déjà croqué d'une autre façon dans Le Direktor), la seconde partie peut se voir au premier degré, même si elle évoque très bien la dépression nerveuse, mais aussi nos impasses collectives et préfigure en cela le succès des théories autour de l'effondrement. Des images splendides, des trouvailles superbes (par exemple ce que fait un petit garçon avec un fil de fer) et une Kirsten Dunst insondable (prix d'interprétation mérité à Cannes, en dépit de la conférence de presse désastreuse du cinéaste, digne d'un personnage des Idiots et qui l'a sans doute privé de la Palme d'or !).

Tabou (Miguel Gomes, sortie 5 décembre 2012)

Dans un immeuble de Lisbonne vivent trois femmes : Pilar, retraitée pieuse mais dévouée aux causes humanitaires (Pilar accompagne aussi parfois un homme amoureux d'elle qu'elle n'aime pas), Aurora, sa voisine octogénaire excentrique, et Santa, la femme de ménage noire de celle-ci. Juste avant de mourir, Aurora prononce le nom d'un homme, Ventura, qu'elle a connu au temps de sa jeunesse. Retrouvé, Ventura raconte son histoire avec Aurora dans les années 50-60 au pied du mont Tabou dans une Afrique pas encore décolonisée... C'est l'un des chocs cinématographiques de l'année. Le titre fait référence à Murnau. Mais autant dans le Tabou de Murnau l'histoire d'amour était contrariée en partie par l'avancée de la soi-disant civilisation, autant la passion évoquée dans ce film, entre deux colons, l'est par les derniers soubresauts de la colonisation (pas montrée sous un jour positif). Tout le film est en noir et blanc, mais différemment dans la seconde partie. Celle-ci est muette dans ses dialogues, mais extrêmement lyrique par la musique des sixties, les bruitages, la voix off très belle du narrateur, le mystérieux crocodile, et réhausse rétrospectivement l'intérêt de la première partie. Miguel Gomes réussit une superbe synthèse entre un retour très premier degré à l'innocence du cinéma des origines, et une sophistication distanciée très moderne.

Winter sleep (Nuri Bilge Ceylan, sortie 6 août 2014)

Ayden, comédien à la retraite, tient un petit hôtel de luxe, dans un site remarquable, avec sa jeune épouse Nihal (qu'il semble ne plus aimer) et aussi Neda, sa soeur récemment divorcée. A quelques encablures, le village, troglodyte comme l'hôtel, abrite des pauvres, dont des locataires endettés d'Ayden... Nuri Bilge Ceylan réussit le tour de force de nous intéresser pendant 3h15 à son trio de personnages principaux, alors que l'homme est assez peu sympathique (un peu comme dans Les Climats). Ce n'est certes pas le choc des Scènes de la vie conjugale de Bergman (comparaison peu pertinente), mais les longues confrontations entre Ayden et Nihal ou Neda sont denses, profondes. Surprise stylistique : le cinéaste d'Il était une fois en Anatolie livre peu de plans larges, mais beaucoup de champs/contre-champs qui enferment les personnages dans leur logique propre.

Carol (Todd Haynes, sortie 13 janvier 2016)

Il y a une quinzaine d'années, Todd Haynes avait réalisé Loin du paradis, un mélodrame se situant dans les années 50. La mise en scène était inspirée des films sophistiqués de Douglas Sirk réalisés à l'époque, mais le fétichisme dans l'utilisation assez théorique des couleurs (rouges flamboyants) ne parvenait pas à égaler l'émotion des chefs d'oeuvre du maître (comme Le Mirage de la vie). Dans Carol, la forme est encore incroyablement soignée (mouvements d'appareil, lumière, costumes etc), mais cette fois-ci l'émotion prend. Le cinéaste ne prend pas de haut ses personnages en entomologiste omniscient, il est en empathie avec elles. Du coup il insuffle la vie dans cette histoire d'amour à New-York au début des fifties, entre Carol et Therese, deux femmes de classes sociales différentes et d'âge distincts, amour contrarié par les convenances sociales (les mots n'existaient même pas encore pour décrire ce type de relation). Les interprétations de Cate Blanchett et Rooney Mara sont indissociables l'une de l'autre, et la décision du jury cannois d'en récompenser une seule est assez incompréhensible.

Aquarius (Kleber Mendonça Filho, sortie 28 septembre 2016)

A Recife, Clara, critique musicale à la retraite qui a plutôt bien gagné sa vie, est la dernière propriétaire à rester dans son immeuble, alors que tous les autres ont quitté les lieux et vendu leur appartement à un promoteur qui souhaite transformer l'endroit en un immeuble de grand standing et sécurisé. De la fenêtre on voit la plage, où il est interdit de se baigner trop loin à cause des requins, mais c'est d'autres requins que devra affronter Clara. Cela pourrait être une nouvelle chronique de l'accroissement des inégalités et de la pression foncière des plus riches sur le reste de la population urbaine, or Kleber Mendonça Filho a l'intelligence d'intégrer cet aspect dans un ensemble plus large. De fait, tous les ingrédients du film sont goûteux : le jeu imposant de l'actrice principale Sonia Braga (mais aussi de Barbara Colen qui joue Clara plus jeune dans un prologue superbe ramenant en 1980), la puissance de la mise en scène dans sa maîtrise de l'espace, l'importance des décors et objets de l'appartement pour en faire un lieu de mémoire (celui où les enfants ont grandi) et de sensualité (délicieuse écoute de vinyles judicieusement choisis). Tout n'est peut-être pas parfait dans cette profusion romanesque, mais cette oeuvre de résistance est assurément un des grands films de l'année (voire davantage).

Moi, Daniel Blake (Ken Loach, sortie 26 octobre 2016)

Daniel Blake est un menuisier de 59 ans qui est obligé par son médecin, suite à des problèmes cardiaques, de s'arrêter de travailler. Mais dans le même temps, il est obligé par l'assurance chômage de rechercher un emploi sous peine de sanction. Dans un « job center », il fait la connaissance de Katie, une mère célibataire en difficulté... Après avoir vu (presque) tous les films en compétition à Cannes, la Palme d'or pour ce film est finalement une très bonne idée ! En terme purement cinématographique, la mise en scène n'est pas avant-gardiste, mais il y a une vraie efficacité et je n'ai vu en revanche aucune maladresse ni faute de goût. Ken Loach a pris la peine de construire de vrais personnages (s'il n'avait pas eu la récompense suprême, le scénario et l'interprétation de Dave Johns auraient pu être célébrés). Une nouvelle fois, Loach n'est pas manichéen, sa grande affaire c'est la justice, pas une morale binaire (bien/mal). Un film avec peu d'espoir ? Oui, peut-être, mais, avec quelques notes d'humour grinçant, un film de colère (celle du réalisateur) et de dignité (celle des personnages).

Leto (Kirill Serebrennikov, sortie 5 décembre 2018)

Un été au début des années 1980 à Leningrad. L'heure n'est pas encore à la Glasnost ou à la Perestroïka, mais un groupe de musiciens s'échangent de la main à la main des enregistrements de David Bowie et Lou Reed. C'est dans ce contexte qu'on suit les efforts de Mike Naumenko, l'un des artistes locaux les plus talentueux du moment, pour émerger : le rock n'est pas interdit en URSS, mais chaque morceau doit recevoir l'aval de certaines autorités. Mike est un peu plus âgé que les autres, il est marié à la belle Natacha (Irina Starshenbaum, dont les regards sont aussi un peu les nôtres) lorsqu'il rencontre le jeune Viktor Tsoï, en qui il décèle un véritable potentiel. Le film a, on le voit, quelques points communs avec Cold War (y compris dans le choix du noir et blanc), mais il s'en distingue toutefois. La mise en scène de Pawel Pawlikowski était toute en maîtrise et en ellipses maximales, alors que celle de Kirill Serebrennikov fait le choix de l'immersion totale dans une génération, à travers quelques figures (les deux musiciens vedettes ont réellement existé) qu'on suit à la trace dans leur quotidien et leurs désirs d'émancipation. Cela donne lieu notamment à des scènes d'envolées jubilatoires, qui se concluent par un personnage indiquant qu'elles n'ont jamais existé... Bref, la fièvre juvénile face aux freins de l'ordre établi. Dans l'état d'esprit, c'est donc un des films les plus punks de l'année.

Une affaire de famille (Hirokazu Kore-Eda, sortie 12 décembre 2018)

Une petite fille, visiblement battue, traîne dans la rue, et est recueillie par une famille... La famille est le sujet de prédilection de Kore-Eda depuis une bonne douzaine d'années, ce qui a donné des films sensibles, parfois franchement réussis (Still walking), parfois mineurs (I wish). Mais ici, il n'y a pas beaucoup de liens du sang dans cette cellule chaleureuse qui fait cohabiter trois générations. L'éducation est elle-aussi très alternative : la fille aînée s'exhibe dans un peep-show, tandis que le fils pré-ado fait souvent les courses, parfois accompagné de son père, mais sans jamais passer à la caisse... Le scénario est formidable, car il procède par petites touches, loin de rails programmatiques tout faits, mais en plus il est exécuté avec une grande intelligence. Hirokazu Kore-Eda pratique ici un cinéma inspiré et méticuleux, presque bressonien (pas seulement pour les pickpockets, mais aussi pour tout un art de la métonymie, par exemple quelques oranges qui roulent par terre deviennent poignantes...), tout en abordant avec grâce des thématiques fortes, qu'elles soient existentielles (la mort, la sexualité) ou sociales (la survie dans la pauvreté, la toute-puissance du patronat, l'insuffisance des couvertures sociales). Un sommet assez transgressif dans la carrière du cinéaste, et une Palme d'or méritée (même si plusieurs films étaient du même niveau, dans une sélection de très haute tenue).

Douleur et gloire (Pedro Almodovar, sortie 17 mai 2019)

Salvador est cinéaste vieillissant. Il doit surmonter les douleurs, physiques ou psychiques, qui le tiennent éloigné des plateaux de tournage. Un ciné-débat est organisé à la Cinémathèque pour la restauration d'un de ses premiers films, qu'il n'a pas revu depuis trente ans, après s'être brouillé avec l'acteur principal. Des souvenirs plus anciens, de l'enfance, remontent aussi à la surface... Dit comme ça, le synopsis peut ressembler à celui des Fraises sauvages de Bergman, mais la manière est on ne peut plus almodovarienne. Le cinéaste de Parle avec elle ou de Julieta n'a pas son pareil pour tisser des fils narratifs disparates, mélangeant plusieurs époques et/ou plusieurs statuts (réalité ou création) et passer des uns aux autres en toute fluidité. Evidemment, dans le rôle de Salvador, Antonio Banderas est exceptionnel (prix d'interprétation mérité à Cannes, si ce n'est que ça prive une nouvelle fois le cinéaste de la Palme d'or), mais c'est l'ensemble de la direction artistique qui est à saluer : musique (due au fidèle Alberto Iglesias), photographie (couleurs saturées à la Douglas Sirk pour accompagner les aspirations généreuses des personnages), décors (superbe trouvaille de la maison troglodyte, mais l'appartement contemporain n'est pas banal non plus). Devant tant de beauté, gare à l'évanouissement !

Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz, sortie 20 octobre 2010)

C'est un film fleuve de 4 heures et demie, où les nombreuses rivières font les grandes fortunes (au sens ancien de destinées). Il s'agit d'une commande de la télévision portugaise pour adapter le roman éponyme de Camilo Castelo Branco. Le résultat est donc d'une profusion narrative réjouissante : on y croise, entre autres, un orphelin souffre-douleurs de ses camarades d'internat, un curé mystérieux (son protecteur), un aristocrate ayant fait fortune au Brésil, une épouse tyrannisée par le mari choisi par son père, une noble française voulant réparer un affront etc... Formellement, la mise en scène est tout sauf académique : bien que conçu pour la télévision, le film est filmé le plus souvent en plans séquences dont l'inventivité, dans les mouvements de caméra, dans la profondeur de champ, fait le sel (par exemple, tous ses intriguants sont épiés dans leurs discussions intimes par leurs domestiques !). Un sommet dans la carrière de Raoul Ruiz...

Les Neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian, sortie 16 novembre 2011)

Marseille. Au port, deux délégués syndicaux tirent au sort les 20 licenciés de la boîte dans laquelle ils travaillent. L'un deux (Jean-Pierre Darroussin) fait partie du lot. Proche de la retraite, il se satisfait de son bonheur auprès de son épouse (Ariane Ascaride), avec laquelle ils fêtent leurs 30 ans de mariage, de son rôle de grand-père, et de ses souvenirs de syndicaliste engagé. Jusqu'au jour où... Après s'être essayé depuis dix ans à différents genres, notamment le film noir (Lady Jane) ou la reconstitution historique (L'Armée du crime), Robert Guédiguian revient sur ses terres avec une comédie dramatique relevée (les scènes de comédie et de drame sont franches et se succèdent sans se mélanger). Une fable politique et sociale aiguisée et néanmoins subtile, dans laquelle chacun a ses raisons, mais n'a pas toujours raison. Un film qui fait du bien (c'est l'humain d'abord), par un grand cinéaste et grand directeur d'acteurs (c'est un plaisir de retrouver les habitués : Darroussin, Ascaride, Meylan, mais aussi Maryline Canto, Anaïs Demoustier, Julie-Marie Parmentier ou Grégoire Leprince-Ringuet).

Holy motors (Leos Carax, sortie 4 juillet 2012)

Quelques heures dans l'existence de Monsieur Oscar, qui voyage de vie en vie. Tour à tour homme d'affaires, mendiante, créature monstrueuse, père de famille, vieillard, il joue une multitude de rôles, mais sans caméras apparentes, ni public averti. Il est uniquement accompagné de Céline, qui le conduit de rendez-vous en rendez-vous dans une immense limousine blanche qui lui sert de loge... Pas facile de décrire le nouveau film de Leos Carax, ni même une seule scène (même si c'est tentant : il y a des morceaux d'anthologie). L'exercice serait aussi vain que de paraphraser de la poésie. Car il s'agit bien d'un poème visuel, parfois assez trash, du cinéma total, dont les influences vont de Feuillade à Weerasethakul en passant par Franju et Lynch. Un hommage aux comédiens en général et à Denis Lavant en particulier. Une ode à la vie, qui nous impose plusieurs rôles simultanés. Peu importe qu'on n'y aime pas forcément tout, ce qui compte c'est "la beauté du geste"...

La Vie d'Adèle (Abdellatif Kechiche, sortie 9 octobre 2013)

Beaucoup ont écrit qu'il s'agissait d'un film sur la passion. Oui, mais ce n'est pas exactement un film incandescent, et c'est surtout un film beaucoup plus riche que ça. Cela commence comme dans L'Esquive avec un cours de français autour de Marivaux. Adèle (Adèle Exarchopoulos, LA révélation de l'année) est une élève de première issue d'une famille modeste de la banlieue lilloise, qui adore les livres. Cela pourrait être un film de lycée, du style Entre les murs, mais il ne s'arrête pas là. En suivant Adèle pendant une petite dizaine d'années, on assiste avec empathie à toutes ses premières fois : premiers flirts avec des garçons, première rencontre avec Emma, jeune femme aux cheveux bleus, étudiante aux Beaux-Arts (Léa Seydoux), premiers ébats, plus tard premiers pas professionnels... Un film sur l'éducation sentimentale, mais aussi sur l'éducation tout court. Sur l'art, sa création, comme sa réception et sa transmission. Et, oui, sur la passion amoureuse et son évolution dans le temps... Formellement le montage est extrêmement fluide, on ne voit pas le temps passer (on en redemanderait), l'impression d'immersion est renforcée par la mise en scène et le nombre incroyable de gros plans (au moins deux heures sur les trois), en particulier sur le visage des interprètes.

Sils Maria (Olivier Assayas, sortie 20 août 2014)

A 18 ans, Maria Enders a connu le succès au théâtre en incarnant Sigrid, une jeune fille ambitieuse et trouble qui conduira au suicide une femme mûre, Helena. Vingt ans plus tard, on propose à Maria de reprendre cette pièce, mais cette fois dans le rôle d'Helena... En grande forme, Olivier Assayas livre un grand film d'actrices à tous points de vue, mais aussi un hommage à leurs assistantes. Troublante correspondance entre théâtre et réalité (quelques scènes sont remarquables de confusion, comme dans Aimer, boire et chanter, le dernier Resnais). Kristen Stewart est très convaincante, et Juliette Binoche aurait mérité le prix d'interprétation à Cannes. Très romanesque, fluide dans l'agencement des séquences comme dans la composition des plans, le film n'aurait pas dû repartir bredouille non plus.

Peur de rien (Danielle Arbid, sortie 10 février 2016)

Pour son premier tournage en France, la cinéaste Danielle Arbid revient à une veine autobiographique, douze ans après le beau Dans les champs de bataille. Elle y raconte l'histoire de Lina, une jeune Libanaise qui débarque en France à l'âge de 18 ans, vers le mitan des années 1990, pour poursuivre ses études dans une fac parisienne. C'est un parcours initiatique que l'on découvre : l'oncle déjà installé ici et dont elle s'éloigne rapidement, une camarade de promo qui l'invite à une fête un peu particulière, les relations avec les garçons, la découverte de professeurs d'arts et de lettres assez épatants (mention spéciale à Dominique Blanc). Le film est très haut en couleurs (du vrai cinéma), les personnages sont loin des clichés, les difficultés de ce parcours de combattante n'empêche pas une bonne dose d'humour, l'époque est finement restituée (conversations, musique), sans oublier le courage et l'inconscience de la jeunesse (d'où le titre). La jeune actrice principale, Manal Issa, est formidable, avec il est vrai de très bons partenaires (Paul Hamy, Damien Chapelle, Vincent Lacoste).

Les Fantômes d'Ismaël (Arnaud Desplechin, sortie 17 mai 2017)

Ismaël (Mathieu Amalric) est un cinéaste, retiré près de l'océan pour terminer l'écriture d'un film, seulement accompagné de Sylvia (Charlotte Gainsbourg), sa compagne astrophysicienne. Le principal fantôme, c'est Carlotta (Marion Cotillard), son ex-épouse peinte sur un tableau accroché au mur, qui a disparu sans laisser de traces 21 ans plus tôt, et qui surgit sur la plage, bien vivante, pour renouer avec Ismaël. Leurs interactions vont faire, comme on l'imagine, des étincelles, mais le film est beaucoup plus riche que ça, et cette situation de départ un poil trop écrite. Romanesque, il raconte aussi une histoire de diplomate ou d'espion (un certain Dédalus, comme dans d'autres Desplechin), dont on peine à comprendre dès le début le rapport avec l'intrigue principale. Faussement flottant au départ, le film peu à peu s'emballe et s'amuse à rassembler toutes les pièces du puzzle dans une deuxième moitié assez irrésistible. Rien n'est anodin, tous les détails finissent par compter. Le montage est exceptionnel, et la mise en scène a ses audaces (un voyage en train vers Roubaix filmé de façon très originale, un exemple parmi beaucoup d'autres). Le drame sentimental s'aère par des éléments de comédie d'un humour très singulier (autodérision ?) et jubilatoire. Le film rejoint Rois et reine et Un conte de Noël parmi les plus grandes réussites d'Arnaud Desplechin, qui montre là son amour du cinéma, offrant en une seule séance une richesse que des scénaristes de série télévisée déclineraient en de multiples épisodes...

Visages villages (Agnès Varda et JR, sortie 28 juin 2017)

Dès le générique, excellent, on est prévenu : l'association entre Agnès Varda, cinéaste aussi majeure qu'inclassable, et JR, "street artist", va faire des étincelles. L'idée de départ est de partir à la rencontre d'inconnu-e-s dans les villages français (dans le bassin minier ou des régions agricoles), de les photographier grâce à leur camion-photomaton, et de les exposer en très grand, de façon plus ou moins éphémère, par collage, sur un lieu emblématique. La technique, la créativité de JR sont impressionnantes, mais la crédibilité de la démarche vient surtout de la générosité d'Agnès Varda. Comme dans Les Glaneurs et la glaneuse, c'est elle qui est la plus douée pour réaliser des rencontres émouvantes, mettre en lumière des personnes qui n'y sont pas habituées, les respecter, restituer leur personnalité, leur dignité et leur mémoire. Elle y met du sien, en assumant sa vulnérabilité et ses problèmes de vue (elle voit de plus en plus flou), tout en étant au meilleur de sa forme au niveau du montage, intuitif, d'une folle liberté. Si on gratte un peu, la politique n'est jamais très loin. Un des films les plus emballants de la période, d'une inventivité aussi grande que sa sensibilité.

Mes provinciales (Jean-Paul Civeyrac, sortie 18 avril 2018)

Etienne quitte sa province et s'éloigne de sa copine pour monter à Paris et faire des études de cinéma à la fac. Il y fait la rencontre d'étudiants intransigeants, tandis que sa colocataire n'est pas insensible à son charme... Jean-Paul Civeyrac, cinéaste par intermittence (il est aussi enseignant en cinéma), avait déjà réalisé de beaux films (A travers la forêt, Mon amie Victoria), mais celui-ci est d'une toute autre ampleur romanesque. On aurait pu craindre au tout début un film inscrit dans un tout petit milieu (celui des cinéphiles les plus idéalistes), on y disserte par exemple sur Boris Barnet, l'un des grands cinéastes soviétiques de l'époque muette, mais rapidement le film tient du roman d'apprentissage total, aussi bien au niveau artistique qu'intime, existentiel en somme (sur la recherche de la conformité des actes avec la pureté des intentions). Jean-Paul Civeyrac s'appuie sur des dialogues brillants, un noir et blanc aussi vibrant que dans les meilleurs Phillippe Garrel (notamment Les Amants réguliers), une utilisation inspirée de Jean-Sébastien Bach et sur de jeunes comédiens très à l'aise dans le cinéma d'auteur le plus exigeant : la découverte Andranic Manet dans le rôle principal, mais aussi Corentin Fila (Quand on a 17 ans), Sophie Verbeeck (A trois on y va), Jenna Thiam (L'indomptée), Diane Rouxel (Fou d'amour). Une grande réussite trop peu vue.

Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, sortie 18 septembre 2019)

Au XVIIIè siècle, Marianne, une jeune femme peintre (fille de...) est chargée de faire le portrait à son insu d'Héloïse, une jeune bourgeoise sortie du couvent pour être mariée de force au fiancé de sa soeur prématurément décédée. Peint selon les règles en vigueur à l'époque, le résultat est peu probant. Mais les deux jeunes femmes vont se rapprocher... La photographie est magnifique, mais le film n'est pas académique pour autant : certaines scènes très fortes sont représentées de façon inattendue. Le film ne peut absolument pas se réduire au scénario, primé à Cannes et par ailleurs effectivement intéressant (sur ces femmes peintres qui ont disparu de l'histoire de l'art). C'est peu de dire que Noémie Merlant (décidément une révélation de l'année après Les Drapeaux de papier et Curiosa) et Adèle Haenel excellent, leur duo s'ouvrant parfois à Luana Bajrami (la servante) et Valeria Golino (la mère d'Héloïse), comme si la sororité pouvait dépasser un temps les clivages de classe. Céline Sciamma, très à l'aise pour filmer le contemporain (Naissance des pieuvres, Tomboy), sort en apparence de sa zone de confort (en apparence seulement, puisqu'elle continue de filmer au présent, en quelque sorte) tout en confirmant son immense talent.

Version imprimable | Ephémères | Le Vendredi 20/12/2019 | 0 commentaires




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