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Festival de La Rochelle 2023

 

Mon festival La Rochelle CINEMA 2023


  1. * ELEMENT OF CRIME (Lars Von Trier, 1985)

Exilé au Caire, un ex-inspecteur de police se souvient de sa dernière enquête, pour laquelle il a eu recours aux méthodes (spéciales) préconisées par son ancien mentor dans son ouvrage The Element of Crime. Ce premier long métrage de Lars Von Trier a d'emblée convaincu Gilles Jacob de le sélectionner en compétition officielle au festival de Cannes 1984. C'est vrai qu'il ne ressemble pas au premier venu, avec son univers glauque, croupissant et sa lumière maronnasse. Une noirceur formelle qui semble gratuite ici (il fera mieux par la suite).

  1. * EUROPA (Lars Von Trier, 1991)

Octobre 1945. Un Américain d'origine allemande se rend dans le pays de ses aïeux pour contribuer à sa reconstruction. Grâce à un oncle, il trouve un emploi de contrôleur de wagons-lits. Formellement, le film est bluffant, par son noir et blanc expressionniste avec parfois de la couleur grâce à une utilisation virtuose de procédés de surimpression. Mais tout ça au service de quoi ? On a l'impression que la confusion qui règne alors en Allemagne donne à un Lars Von Trier réjoui des idées de farce, avec des scènes grotesques mais pas drôles dans la dernière partie. On est loin du Troisième homme ou des films de Fassbinder dans l'exploration de la mauvaise conscience allemande. Au moins Lars Von Trier clôt un cycle (sur une Europe déglinguée) et va pouvoir passer à autre chose.

  1. ** L'INSOUMISE (William Wyler, 1938)

La Nouvelle-Orléans, en 1852. Après avoir été courtisé par Buck Cantrell, Julie, fille d'une famille de riches propriétaires de plantations, officialise ses fiançailles avec Preston Dillard, un banquier aux idées plus progressistes, même s'il goûte guère le fil à retordre qu'elle lui donne. Lassé, il se marie à une autre. Comme garce sudiste, l'héroïne, qui inspire le titre avec lequel le film est distribué en France, est peut-être plus intéressante que la Scarlett de Autant en emporte le vent, d'autant qu'elle est interprétée par Bette Davis, qui sera d'ailleurs oscarisée pour ce rôle. Mais la neutralité de la mise en scène de William Wyler laisse la politique émotionnellement au second plan (comme si elle était insignifiante). Par suite la fin mélodramatique touche moins qu'elle est censée le faire.

27. ** LE ROMAN D'UN TRICHEUR (Sacha Guitry, 1936)

Un homme rédige ses mémoires et raconte comment son destin a basculé lorsqu'à 12 ans il fut épargné par une intoxication alimentaire qui a décimé sa famille, parce qu'il avait été privé de dîner... L'amoralité de la trame, que Sacha Guitry avait préalablement développée dans un roman, est réjouissante, avec ce personnage qui réussit son ascension sociale à condition de ne surtout pas être honnête. Il y a une quasi-absence de son direct : le film est presque muet, raconté en voix off par le narrateur qui est aussi le personnage principal et qui a la langue de Sacha Guitry. Les séquences dans l'univers du jeu restent au milieu du gué, ni troubles comme celles du récent Card Counter de Schrader ni aussi épurées que celles des pickpockets chez Bresson...

26. ** LA POISON (Sacha Guitry, 1951)

Au début du film, d'une manière qui n'appartient qu'à lui, Sacha Guitry présente et congratule lui-même les interprètes et l'équipe technique du film. C'est l'histoire d'un féminicide, mais comme par hasard chaque époux projetait secrètement de supprimer l'autre (la femme avait acheté pour ce faire de la mort aux rats). Sur un malentendu, le mari (Michel Simon) prend conseil sans avoir l'air d'y toucher auprès d'un avocat, célèbre pour le nombre d'acquittements obtenus, sur le meilleur moyen de s'y prendre. On peut voir dans la défense de l'accusé une mise en cause de la peine de mort, mais dans une sorte d'absurde amoralité humaniste. Certains dialogues seraient au contraire trouvés navrants aujourd'hui, à juste titre, mais en le prenant avec beaucoup de distance le film est parfois hilarant.

25. ** LES NAUFRAGÉS DE L'ÎLE DE LA TORTUE (Jacques Rozier, 1976)

Deux employés d'une agence de voyages parisienne, élaborent une formule inédite de séjour insulaire : « Robinson démerde-toi, 3000 francs rien compris ! ». Ils s'en vont tester leur idée... Le film est tellement hors format (il fut d'ailleurs un échec commercial) que pendant un moment on s'impatiente et on peut trouver ça exaspérant. Et puis c'est au moment où on n'en attend plus rien que l'impression change. Ce n'est pas forcément dû à l'évolution du film lui-même, mais à celle du spectateur (ou spectatrice) : dès que celui-ci (ou celle-ci) accepte de lâcher prise, l'aventure, déconcertante, peut commencer... De façon anecdotique, on pourra noter que le film profite de la ressemblance physique entre Maurice Risch et Jacques Villeret (qui m'a toujours troublé) pour en faire des frères !

24. ** DANS LES FAUBOURGS DE LA VILLE (Carlo Lizzani, 1953 → 1957)

Mario, un jeune chômeur, est injustement accusé d'avoir tué une jeune fille qu'il connaît. Il est défendu par un avocat contacté par une amie de sa fiancée (Giulietta Masina). Le deuxième long métrage de Carlo Lizzani, réalisateur engagé, se situe au croisement du drame néoréaliste et du film de procès (d'un faux coupable). Facture classique, même si les sous-titres de la copie restaurée présentée ici étaient défectueux concernant les heures (dommage pour bien suivre les alibis ou non de Mario). Le film est surtout une belle démonstration des injustices dues aux différences de capital culturel.

23. ** LE DISTRAIT (Pierre Richard, 1970)

Pierre est engagé par une agence publicitaire, grâce à la liaison de sa mère avec le directeur de l'agence (Bertrand Blier). Tout ce qui tient de la satire du monde de la publicité (et de l'entreprise) est réussi. Le reste est un peu plus inégal. Le burlesque de Pierre Richard, dont c'était la première réalisation, est moins rigoureux que celui de Pierre Etaix ou de Jacques Tati. Certaines séquences sont d'une grande inventivité, d'autres moins convaincantes. L'essentiel est que l'acteur-réalisateur a réussi à développer un personnalité propre, un peu au détriment de l'écriture plus convenue des personnages féminins, biens interprétés et défendus cependant par Marie-Christine Barrault ou Maria Pacôme. Redécouvert avec plaisir.

22. ** SOUS LES FIGUES (Erige Sehiri, 2022)

Vingt-quatre heures dans la vie d'employé(e)s agricoles embauché(e)s pour la récolte des figues. Les plus jeunes assurent la cueillette, et les générations mûres le tri des fruits. La réalisatrice observe davantage les moments de pause, dans ce cadre très cinégénique (avec une magnifique lumière naturelle), propice aux conversations. Derrière les discussions ordinaires et les flirts apparaissent des différences moins légères de conception du monde. Même s'il y a des pleins et des déliés, chaque personnage apporte avec lui sa part de fiction.

21. *** LE RÊVE NOIR (Urban Gad, 1911)

Histoire de rivalité amoureuse entre deux hommes, un comte et un riche bijoutier, pour une écuyère de cirque. Dans ce rôle Asta Nielsen en impose, très expressive dans des combinaisons qui ne le sont pas moins. Le scénario est astucieux, et peut se déployer dans un film qui frôle les soixante minutes (ce qui est assez long pour l'époque). Séance de ciné-concert bien accompagnée par le pianiste Jacques Cambra et deux élèves du conservatoire d'Arras, Victor Clay et Raoul Sail-Lefebvre.

20. *** UN NUAGE ENTRE LES DENTS (Marco Pico, 1974)

Deux reporters sans scrupules s'alarment lorsque les enfants de l'un d'eux échappent à leur surveillance... Très éloigné des films familiaux que Pierre Richard tourne à l'époque, le premier long métrage de Marco Pico est une satire de la presse à sensation (qui cinquante ans plus tard semble avoir contaminé les chaînes privées d'information en continu). L'humour est très noir : cela pourrait presque être du Topor. Une farce très masculine où se distinguent Pierre Richard et Philippe Noiret, les « cow-boys » de la rédaction crapoteuse pour laquelle ils travaillent, et Claude Piéplu, impayable en rédacteur en chef.

19. *** CALME BLANC (Philip Noyce, 1989)

Un couple part seul en croisière pour faire le deuil de leur enfant, mort dans un (effroyable) accident de voiture. Un jour, en pleine mer, Rae et John recueillent un homme qui se dit seul rescapé d'un autre bateau, qui serait en perdition. John décide d'aller vérifier la situation sur l'autre bateau, et laisse Rae seule avec l'inconnu. C'est un huis clos en mer, qui va révéler Nicole Kidman, 22 ans à l'époque, encore rousse et frisée. Certaines scènes et certains effets spéciaux frôlent la série B, mais le récit est bien conduit et prenant. Billy Zane joue le « méchant » comme plus tard dans Titanic : décidément, il ne fait pas bon s'aventurer en bateau en sa compagnie...

18. *** BONNE CHANCE (Sacha Guitry, Fernand Rivers, 1935)

Screwball comedy à la française, à la franchouillarde même, tant les mœurs selon Guitry donnent la priorité aux hommes sur les femmes, qui peuvent être deux fois moins âgées que les hommes qui les convoitent. Par superstition, un homme et une femme se croient vernis dès qu'ils sont proches l'un de l'autre. D'ailleurs, ils gagnent effectivement au loto... La fantaisie règne. Si le fond de l'air est patriarcal, la forme elle est très moderne (il y a même un dialogue méta dans une voiture), brillamment désinvolte. Jacqueline Delubac, future Mme Guitry, se prête bien au jeu.

17. *** UNE HISTOIRE D'AMOUR ET DE DÉSIR (Leyla Bouzid, 2021)

Leyla Bouzid a été assistante d'Abdellatif Kechiche sur La Vie d'Adèle, mais c'est plutôt avec L'Esquive que le film a un petit air de famille, pour les cours de littérature notamment, même si l'âge des protagonistes n'est pas le même. Ils ont 18 ans, lui a grandi en banlieue de Paris, elle débarque de Tunis pour étudier. Attirés l'un par l'autre, elle est entreprenante, alors qu'il freine des quatre fers. Avec une certaine ouverture, le film semble d'abord explorer plusieurs pistes, avant de se resserrer, peut-être un peu trop, dans les vingt dernières minutes. Les deux interprètes principaux sont assez touchants (et filmés de près), et Aurélia Petit est subtile en prof de littérature.

16. *** LA RUE SANS JOIE (Georg Wilhelm Pabst, 1925)

Vienne au début des années 1920. Misère et pénuries règnent, sauf pour la haute bourgeoisie. La viande est hors de prix (et le boucher de la rue, impitoyable, en profite), mais certaines âmes sont en solde. Dans l'arrière boutique d'un magasin de mode, des soirées privées sont organisées pour la haute société. Dans la version présentée ici, la plus complète possible (2h37), surnagent deux femmes du peuple. Elles sont interprétées par Asta Nielsen, à laquelle la tragédie colle à la peau, et par la jeune Greta Garbo, qui apporte malgré tout un peu de lumière dans un monde sombre, où la petite bourgeoisie qui ne gagne pas assez par son travail pense gagner de l'argent plus vite en devenant petit porteur, mais c'est sans compter les manœuvres et délits d'initiés de ceux qui tiennent les cordons de la Bourse. Pabst affinera son style par la suite, avec la complicité de Louise Brooks (Loulou, Journal d'une fille perdue).

15. *** ANATOMIE D'UN RAPPORT (Luc Moullet, Antonietta Pizzorno, 1976)

Après trois ans de vie commune, elle ne veut plus faire l'amour avec lui, elle avoue même n'avoir jamais eu de plaisir sexuel avec lui. Il est cinéaste fauché, elle est enseignante, mieux payée mais blasée. Écrit et réalisé à quatre mains par Luc Moullet (qui joue avec beaucoup d'autodérision le personnage principal, sa partenaire étant interprétée par Christine Hébert) et Antonietta Pizzorno, le film ressemble à du Eustache qui serait revu et corrigé à la fois par Pierre Etaix et Dephine Seyrig, dans une sorte de burlesque post MLF, lorsque la pénétration commençait à n'être plus le plat de résistance obligatoire à tout festin sexuel. Après une fausse fin, un savoureux débriefing du film en forme d'autocritique personnelle et cinématographique !

14. *** L'ÉDUCATION D'ADEMOKA (Adilkhan Yerzhanov, 2023)

Ademoka, jeune immigrée irrégulière au Kazakhstan, rêve de faire des études mais son statut l'en empêche. L'aide pourrait venir d'Ahab, un professeur marginal... Le sujet est édifiant, mais n'est pas forcément inédit en lui-même. Par contre, le traitement est original, avec des touches de burlesque inattendues, qui peuvent faire penser à du Kitano, comme c'était déjà un peu le cas avec La Tendre indifférence du monde. La mise en scène est tout sauf naturaliste, et respire au grand air : certaines séquences qui devraient normalement se dérouler en intérieur sont tournées à l'extérieur, d'où un sentiment de décalage qui s'ajoute à l'ironie et l'absurde. Le personnage de l'éducateur est également tout sauf conventionnel...

13. *** LE RÈGNE ANIMAL (Thomas Cailley, 2023)

Dystopie dans laquelle certains êtres humains mutent en animaux ou en êtres hybrides. C'est le cas de la femme de François. Ce dernier veut à tout prix la sauver avec l'aide d'Émile, son fils lycéen. L'argument pourrait être celui d'un film fantastique hollywoodien. Mais le traitement est tout autre : il laisse de la place au jeu des acteurs (Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos), fait écho à de nombreuses thématiques contemporaines (crise écologique globale, rejet de l'autre), avec des pointes d'humour ironique qui faisaient déjà le sel des Combattants, son précédent film et premier long métrage (avec Adèle Haenel), il y a déjà neuf ans.

12. *** LES FILLES D'OLFA (Kaouther Ben Hania, 2023)

C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Œil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux sœurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour elle. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets.

11. *** UNE FEMME CHERCHE SON DESTIN (Irving Rapper, 1942)

Le film raconte la métamorphose d'une femme, sa trajectoire d'émancipation. Le début souffre peut-être de quelques lourdeurs psychanalytiques, avec le personnage de la mère abusive. Mais il n'y a pas que Charlotte qui se transforme, le film mue également. D'une manière très singulière, il déconstruit tous les stéréotypes de la famille, au sens de l'american way of life traditionnel. Mais il le fait avec de plus en plus de finesse et de nuances. Loin d'être cousu de fil blanc, le scénario ne laisse apparaître que très tardivement le véritable sujet du film. Dans ses rôles de femme mûre, Bette Davis était très punk. Ici elle est plus jeune, en apparence plus lisse, mais en réalité elle n'a déjà rien d'ordinaire.

10. *** LA VIE D'UN HONNÊTE HOMME (Sacha Guitry, 1953)

Deux frères jumeaux : Albert, devenu riche et qui mène son monde, famille compris, à la baguette, et Alain, qui a beaucoup voyagé et vit au jour le jour en solitaire plus modestement. Lorsqu'Alain meurt subitement d'un infarctus, peu après leurs retrouvailles, Albert prend son identité (après avoir légué au défunt sa fortune), et espère goûter aux plaisirs de la vie moins conventionnelle du défunt. Bien que le sujet pourrait faire penser à du Chabol avant l'heure, dans la satire de la vie d'un homme riche et de sa famille, il ne s'agit pas d'un film marxiste, et encore moins féministe, plutôt une variation de La Fontaine où la cigale et la fourmi seraient frères jumeaux. L'humour est sardonique, l'hypocrisie de la morale bourgeoise est exacerbée. Michel Simon, au milieu de tout ça, est prodigieux dans son double rôle, et justifie à lui seul la (re)découverte du film.

9. *** DANCER IN THE DARK (Lars Von Trier, 2000)

Selma, ouvrière tchèque immigrée, en passe de devenir aveugle, rêve de réunir la somme qui lui permettrait d'offrir à son fils une opération lui assurant d'échapper au même sort. Ce n'était pas le meilleur film de la compétition officielle cannoise (cette année-là, il y avait Yi Yi d'Edward Yang, par exemple), ni même le meilleur film de Lars Von Trier. Si ça avait été orchestré par un autre réalisateur, et interprété par une autre actrice, le résultat aurait peut-être été difficilement supportable. En revoyant le film, étant devenu plus esthète avec les années, il m'a fallu du temps pour me réacclimater, et adhérer aux grosses ficelles du scénario et à une production hors normes. Mais Lars Von Trier, provocateur et continuel expérimenteur de formes, et Björk, artiste exigeante et d'une grande intégrité, par leur collaboration orageuse, ont accouché d'éclairs de cinéma (mentions spéciales à la scène du train, ou à la next to last song). Un prototype unique, qu'on ne doit d'ailleurs pas essayer de reproduire.

8. *** LES FEUILLES MORTES (Aki Kaurismaki, 2023)

Les personnages de ce nouvel opus de Kaurismaki, sorti de sa retraite, ont plus qu'un air de famille avec ceux de la « trilogie ouvrière » du début de sa carrière, ou même de Au loin s'en vont les nuages. Le cinéaste ne se contente pas de montrer le monde du travail, il offre à ses personnages, et c'est tout aussi important pour lui, une vie personnelle. Un homme et une femme se rencontrent par hasard, et espèrent tromper leur solitude ensemble, malgré les obstacles (parfois nés de leurs propres maladresses ou imperfections). Il y a des pointes d'humour pince-sans-rire et beaucoup de pudeur, à l'intérieur du style visuel inimitable de Kaurismaki. Sous réserve de ce que recèlent les autres films de la compétition cannoise, le prix du jury semble très adapté à cette œuvre de facture modeste en surface mais lumineuse dans son exécution.

7. *** LES IDIOTS (Lars Von Trier, 1998)

À chaque nouvelle vision des Idiots, le film gagne en épaisseur, alors que le Festen de Thomas Vinterberg éblouissait surtout la première fois (même si ce n'est jamais une erreur de se laisser enthousiasmer). Le film de Lars Von Trier cultive des ambiguïtés qui se prêtent à des grilles de lecture très diverses, y compris idéologiquement. Derrière la couche de provocation en apparence facile, on découvre beaucoup de finesse, que ce soit dans la dynamique de groupe (qui part du gourou pour arriver jusqu'à la recrue accidentelle), ou dans la psychologie des personnages, complexes au-delà de leur « idiot intérieur » bien entendu. Il est vrai que les vingt dernières minutes regorgent d'informations essentielles qui éclairent différemment certain.e.s des protagonistes. Et les règles du « Dogme », que Lars Von Trier n'a appliquées qu'une seule fois, conviennent bien au film. Par exemple, la caméra à l'épaule donne l'impression d'une prise improvisée sur le vif, et pourtant il n'y a aucun hasard dans ce qui rentre ou qui sort du champ de l'appareil...

6. *** LE CHEMIN DE L'ESPÉRANCE (Pietro Germi, 1951)

Dans un village de Sicile, la mine de soufre vient de fermer. Un passeur leur propose d'émigrer vers la France, moyennant finances. Si la remarque n'était pas anachronique, il s'agirait presque d'un prequel au récent Interdit aux chiens et aux italiens d'Alain Ughetto, mais en chair et en os. On sent l'influence du néoréalisme dans le point de départ du film, qui peut également faire songer à John Ford, lorsqu'il adaptait Les Raisins de la colère. Mais ce n'est pas un simple portrait de groupe : chaque personnage a sa dose de romanesque. Et cette ruée vers l'Ouest aboutit en outre à une dernière partie épique et très réussie.

5. *** LES SILENCES DU PALAIS (Moufida Tlati, 1994)

1965. Alia a vingt-cinq ans. Elle se souvient de ses quinze ans, lorsqu'elle vivait dans une Tunisie pas encore indépendante, à l'intérieur du palais d'un bey où sa mère était servante. Alia était copine avec la fille d'un bey, née le même jour qu'elle. La construction du récit permet d'appréhender au diapason d'Alia jeune les rapports entre maîtres et servantes, entre hommes et femmes, mère et fille... Le scénario s'enrichit également d'autres enjeux, et la mise en scène de Moufida Tlati, d'un classicisme très sûr, est au service de cet approfondissement continuel. Elle excelle en particulier à capter les regards, inquiets, de Khedija la mère (Amel Hedhili), de sa fille (Hend Sabri) et de tous les personnages (aucun n'est sacrifié).

4. *** ADOPTION (Marta Meszaros, 1977)

Une ouvrière de quarante-deux ans veut un enfant, mais son amant, un homme déjà marié et père de famille, refuse. Elle fait la rencontre d'une jeune fille, pensionnaire d'un foyer pour enfants difficiles, situé dans le voisinage. Cette dernière lui présente son petit ami... C'est un cinéma de l'intime, mais dans lequel c'est paradoxalement le quotidien qui fait évoluer le récit. La splendide photographie en noir et blanc est un formidable écrin pour les visages, en particulier des deux actrices principales, et un témoin de l'alchimie qui se tisse entre les différents personnages. Ours d'or à Berlin en 1975, le film était injustement devenu invisible depuis.

3. *** JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES (Chantal Akerman, 1976)

Trois jours dans la vie de Jeanne Dielman, mère veuve qui se prostitue pour s'en sortir financièrement. Le film échoue au test de Bechdel, mais c'est une œuvre phare du cinéma féministe, qui ne fait pas dans la facilité : durée hors normes (3h20), entièrement tourné en plans fixes, et en temps réel pour certaines séquences. L'impression d'enfermement est renforcée par les sons du quotidien, amplifiés, et par le fait que la lumière naturelle du jour pénètre très peu l'appartement. Le côté répétitif finit peu à peu par se dérégler, et l'intensité dramatique s'accroît au bout de trois heures (on vous laisse découvrir comment). Auparavant, on est à la fois dérangé et fasciné. La performance de Delphine Seyrig, dans un contre-emploi par rapport aux femmes qu'elle interprète habituellement et qui appartiennent à d'autres sphères, laisse pantois.

2. **** SLOW (Marija Kavtaradze, 2023)

Elena, danseuse contemporaine très libre avec son corps, rencontre Dovydas, un interprète en langue des signes venu l'assister pour un atelier qu'elle anime pour des élèves sourds. Ils se plaisent tout de suite, apprennent à se connaître, puis Dovydas finit par révéler à Elena son asexualité... Le film élargit ce qui nous est proposé habituellement au cinéma en matière de récits sentimentaux. Il le fait sans mièvrerie ni clichés, mais au contraire avec une approche pointilliste et concrète, une photographie magnifique, une mise en scène entièrement au service de ses personnages (et des jeux de regards de leurs interprètes), et qui n'exclut pas de très belles visions de cinéma, comme par exemple une scène dans un bar avec un miroir...

1. **** JEANNE ET LE GARÇON FORMIDABLE (Olivier Ducastel, Jacques Martineau, 1998)

Jeanne est une jeune femme toujours pressée, qui poursuit des relations simultanées avec plusieurs hommes, mais rencontre le grand amour avec Olivier. Un soir, il lui révèle sa séropositivité... C'est sur grand écran que le film respire le mieux. Un quart de siècle après sa sortie originelle, il n'a pas bougé, et c'est toujours un chef d'œuvre. C'est grâce à ce film que j'ai découvert ensuite l'univers de Jacques Demy, mais c'est d'abord une œuvre ancrée dans le contemporain. Par sa thématique principale bien sûr, qui restitue l'époque d'avant les trithérapies (revisitée depuis par 120 battements par minute), mais aussi par ses nombreuses thématiques secondaires (travailleurs sans papiers, distances entre classes sociales). Les cinéastes offrent un film d'une stylisation extrême (comédie musicale assumée) qui donne paradoxalement l'impression d'une œuvre parfaitement naturaliste, de par la vérité exceptionnelle des personnages. La quadrature du cercle en quelque sorte, et ce dès leur premier long métrage. Il y a de l'excellence à tous les étages : interprétation (le couple formé par Virginie Ledoyen – dont c'est le meilleur rôle de sa carrière – et Mathieu Demy a quelque chose de l'évidence, mais Jacques Bonnaffé est poignant, sans oublier les personnage secondaires plus légers mais emballants : le beau-frère, le plombier, la libraire), la finesse du scénario et des paroles des chansons écrites par Jacques Martineau, la musique de Philippe Miller, toujours d'une grande beauté, très subtile (elle n'est pas univoque) et empruntant des registres divers et inattendus, la qualité incroyable des voix (dont celle d'Élise Caron, qui double de façon crédible Virginie Ledoyen malgré une tessiture plus aigüe), qualité de la mise en scène (mention à l'anniversaire en famille), des chorégraphies, des décors, des costumes... Un régal à tous les niveaux. Revu avec admiration.

Version imprimable | Festival de La Rochelle | Le Jeudi 13/07/2023 | 0 commentaires




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