- Bravo : Les Herbes sèches (Nuri Bilge Ceylan), Fermer les yeux (Victor Erice)
- Bien : Anatomie d'une chute (Justine Triet), Oppenheimer (Christopher Nolan), Les Filles d'Olfa (Kaouther Ben Hania), Vers un avenir radieux (Nanni Moretti), L'Education d'Ademoka (Adilkhan Yerzhanov), Yannick (Quentin Dupieux), Les Algues vertes (Pierre Jolivet), Reality (Tina Satter)
- Pas mal : Sabotage (Daniel Goldhaber), La Voie royale (Frédéric Mermoud), De nos jours... (Hong Sang-soo), Sur la branche (Marie Garel-Weiss), Barbie (Greta Gerwig)
- Bof : Un hiver en été (Laetitia Masson)
LES HERBES SECHES (Nuri Bilge Ceylan, 12 juil) LLLL
Encore un sommet dans la filmographie de Nuri Bilge Ceylan, et peut-être son meilleur film. En tout cas, il est passionnant de bout en bout, en dépit de sa durée. C'est une grande fresque, autour notamment d'un professeur en poste depuis plusieurs années dans une région rurale de Turquie, enneigée plusieurs mois dans l'année, et qui désirerait être muté à Istanbul. Ceylan, cinéaste mais aussi photographe émérite, filme les paysages comme personne, tout en essayant de s'approcher des multiples paradoxes de la condition humaine et des infinis contrastes de la nature humaine. Formellement les plans larges magnifient l'extérieur, mais du fait de ce format les plans rapprochés sur les personnages sont tout aussi roboratifs. Sur le fond, la matière est également très riche. Le personnage interprété par Merve Dizdar (primée à Cannes) a moins de scènes que les deux protagonistes masculins, mais quand elle apparaît c'est à chaque fois une déflagration pour les autres personnages. Et elle insuffle un souffle politique assez nouveau dans l'oeuvre du cinéaste. De nombreuses et fécondes ambiguïtés subsistent dans l'interprétation de tel ou tel élément. Et il y a des surprises proprement cinématographiques qui touchent directement l'inconscient sans passer par le discours : quelques cheveux qui volent et défient le statisme d'un plan, un aller-retour inattendu dans l'envers du décor...
FERMER LES YEUX (Victor Erice, 16 aou) LLLL
1990. Le deuxième film de Miguel, jeune réalisateur, est resté inachevé suite à la disparition mystérieuse de Julio, un des acteurs principaux, dont le corps n'a jamais été retrouvé. Vingt-deux ans plus tard, une équipe d'un reality show télévisé contacte Miguel, devenu écrivain, afin de réactiver les recherches... Plus de trente ans après son précédent long métrage, Victor Erice a pris soin de peaufiner son film, inexplicablement présenté hors compétition à Cannes, alors que c'est un des plus beaux de l'année. On peut le voir comme une enquête, qui n'a pas le rythme d'un thriller car chaque scène prend le temps qu'il faut, mais aussi comme une méditation sur les affres de la mémoire et du temps qui passe, un bilan d'une vie un peu en marge. Le film est assez sombre, mais la lumière est assez miraculeuse, semblable à celle d'une toile de maître, et accompagne idéalement les émotions diffuses qui accompagnent la progression du récit. Puis, dans le dernier tiers du film, chaque scène est un cadeau fait au spectateur, dans la forme comme dans le fond, et constitue une démonstration sans tambour ni trompettes de la puissance du cinéma, une véritable profession de foi du cinéaste en son art.
ANATOMIE D'UNE CHUTE (Justine Triet, 23 aou) LLL
Un homme est retrouvé mort au pied de son chalet. Meurtre ? Suicide ? Accident ? Sa femme est rapidement soupçonnée, et le procès a lieu un an après... Le film met à nu le fonctionnement de la machine judiciaire comme celui du couple. Les langues utilisées sont particulièrement importantes : les deux conjoints communiquaient en anglais (seconde langue commune entre l'homme français et la femme allemande). Elle s'efforce de parler en français lors de son procès, mais une interprète a été convoquée, et elle se met à répondre en allemand lorsque les questions sont plus délicates. Contrairement aux films classiques américains, l'avocat général et ceux de la défense peuvent prendre la parole sans qu'elle leur soit donnée par la présidente du tribunal, ce qui donne un résultat redoutable. Formellement, le film bénéficie d'un gros travail sur le son. Les deux témoignages du fils malvoyant du couple donnent lieu à des audaces de mise en scène (qu'on vous laisse découvrir). Une Palme d'or qui sera en outre populaire par les qualités du scénario et de l'interprétation, avec une Sandra Hüller impériale, portée par des partenaires éblouissants (Milo Machano Graner, Antoine Reinartz, Swann Arlaud, Saadia Bentaïeb, Jehnny Beth).
OPPENHEIMER (Christopher Nolan, 19 juil) LLL
Un portrait du scientifique "père" de la bombe atomique, diffracté en trois époques, entremêlées dans un montage passionnant. Le film est assez fécond, dans le sens où on en ressort avec quelques questions (sans réponses) qu'on n'aurait peut-être pas formulées de la même manière à l'entrée, ce qui est à mettre à son crédit. Se refusant à un point de vue trop limpide, Christopher Nolan livre un Oppenheimer plus complexe à appréhender que le Lincoln de Spielberg, par exemple. Une lecture politique du film pourrait consister à essayer d'examiner, sans balayer la responsabilité individuelle, les structures des sociétés dans ce contexte historique précis, les structures du pouvoir, les adeptes d'Ellul pointeraient le caractère prométhéen du "système technicien" etc. Le film interroge également les relations complexes au niveau éthique entre science et décisions politiques. Derrière la responsabilité d'Oppenheimer, l'homme humaniste de gauche qui a conçu l'arme la plus meurtrière de l'Histoire, et qui s'opposera à la course aux armements par la suite, pointent les difficultés qui surviennent lorsqu'on est dans des circonstances où l'on est intimé d'agir, que l'on a en mains une forme de pouvoir, mais que les conséquences de certaines actions dépassent l'entendement, de telle sorte qu'en juger individuellement ou même en délibérer à plusieurs ex-ante est un exercice périlleux et inconfortable (qui ne peut se réduire à une rationalité même scientifique).
LES FILLES D'OLFA (Kaouther Ben Hania, 5 juil) LLL
C'est un véritable documentaire, d'ailleurs récompensé comme tel au dernier festival de Cannes (Oeil d'or). Mais le dispositif est singulier, car Kaouther Ben Hania a fait appel à trois actrices professionnelles pour interpréter les deux soeurs aînées d'une famille, parties rejoindre Daesh, ainsi que leur mère Olfa, dans les scènes qui seraient trop éprouvantes pour elle. Le résultat à l'écran tient cependant plutôt du making of d'un docu-fiction qu'on ne verra jamais, la présence des comédiennes servant avant tout à essayer d'accoucher d'une vérité humaine complexe, de la persistance du patriarcat dans la sphère intime au rôle incertain de certaines interdictions peut-être contreproductives dans leurs effets.
VERS UN AVENIR RADIEUX (Nanni Moretti, 28 juin) LLL
Après un film un peu décevant de sa part (Tre piani), Nanni Moretti revient à une veine plus autofictionnelle, et nous réjouit à nouveau. Giovanni est un cinéaste âgé, encore sûr de son talent, ce qui n'est plus vraiment le cas de son entourage professionnel, à commencer par sa femme (Margherita Buy, toujours aussi juste) qui est sa productrice depuis une quarantaine d'années... Il y a beaucoup de dérision sur les crises contemporaines (du couple, de la gauche italienne, du cinéma avec notamment l'arrivée des plateformes..), mais le vrai Nanni Moretti est encore très alerte, et livre sa façon de voir le monde comme son art, avec une mise en scène acérée et limpide.
L'EDUCATION D'ADEMOKA (Adilkhan Yerzhanov, 12 juil) LLL
Ademoka, jeune immigrée irrégulière au Kazakhstan, rêve de faire des études, mais son statut l'en empêche. L'aide pourrait venir d'Ahab, un professeur marginal... Le sujet est édifiant, mais n'est pas forcément inédit en lui-même. Par contre le traitement est original, avec des touches de burlesque inattendues, qui peuvent faire penser à du Kitano, comme c'était déjà un peu le cas avec La Tendre indifférence du monde. La mise en scène est tout sauf naturaliste, et respire au grand air : certaines séquences qui devraient normalement se dérouler en intérieur sont tournées à l'extérieur, d'où un sentiment de décalage qui s'ajoute à l'ironie et l'absurde. Le personnage de l'éducateur est également loin des conventions...
YANNICK (Quentin Dupieux, 2 aou) LLL
Un jeune homme se permet d'interrompre la représentation d'une pièce de boulevard, au motif que celle-ci ne lui plaît pas, et ne lui donne pas le divertissement espéré... Le nouvel opus de Quentin Dupieux se révèle un formidable véhicule pour le bagou de Raphaël Quenard (révélé en début d'année par Chien de la casse). Il est certes court (1h05), mais le malaise créé est fécond, en ouvrant de nombreuses pistes de réflexion corrosive et de satire sociale (mais à mille lieues de tout paternalisme). Et le film finit par émouvoir, ce qui n'est pas si fréquent chez Dupieux, qui joue en général sur d'autres registres.
LES ALGUES VERTES (Pierre Jolivet, 12 juil) LLL
Pierre Jolivet traite ici d'un célèbre et contemporain scandale sanitaire et écologique lié à un certain modèle agricole. Il n'y a pas beaucoup de velléités de faire cinéma (qui semble être un support parmi d'autres, l'enquête ayant déjà fait l'objet d'une excellente BD cosignée par la journaliste Inès Léraud et l'illustrateur Pierre Van Hove parue dans La Revue Dessinée), mais cette forme de modestie n'est pas sans atout : pas d'excès d'adrénaline, mais la mise en évidence de la loi du silence à laquelle se confronte Léraud (qui a cosigné le scénario et est interprétée par Céline Sallette). Le film est très "cash" : des noms propres non modifiés, des positions de la FNSEA explicitement critiquées. Cette façon de faire a ces maladresses, lorsque le film assène au lieu de suggérer ou montrer, mais cela dénote néanmoins un vrai courage et une réelle audace.
REALITY (Tina Satter, 16 aou) LLL
Reality Winner, 25 ans, est abordée un jour de 2017 devant son domicile par deux agents du FBI. Pour quelles raisons ? On le découvrira assez vite, le suspense n'est pas là, il est plus d'ordre psychologique, dans le jeu du chat et de la souris, entre la jeune femme d'apparence ordinaire mais en réalité une lanceuse d'alerte, et les enquêteurs aux ordres de l'administration Trump (et de ses manipulations de l'opinion). L'affaire est réelle, et le premier intérêt du film réside dans le fait que les dialogues sont intégralement issus des procès-verbaux du dossier (l'interpellation ayant fait l'objet d'enregistrements audios dont nous entendons également des extraits). Une reconstitution qui a presque valeur de documentaire, avec des photos de la vraie protagoniste insérées au cours du film, à rebours des usages (qui les renverraient au générique de fin).
SABOTAGE (Daniel Goldhaber, 26 juil) LL
Le titre original du film est How to blow up a pipeline, marquant son inspiration de l'ouvrage éponyme d'Andreas Malm. C'est donc un film de casses motivé par des raisons écologiques. Il y a un vrai suspense. Le récit est régulièrement interrompu pour expliquer à chaque fois comment un des protagonistes en est arrivé là. Si le fond interpelle, et si certains personnages suscitent l'intérêt, la forme manque un peu de relief. Difficile également de deviner si le film va faire naître ou décourager les vocations...
LA VOIE ROYALE (Frédéric Mermoud, 9 aou) LL
Une fille d'agriculteurs est encouragée par son professeur de mathématiques (qui la trouve très douée dans cette discipline) à intégrer une classe prépa. Il y a beaucoup de thèmes que Frédéric Mermoud croise avec plus ou moins d'habileté. Certains rebondissements paraissent ainsi un peu téléphonés. Et pour moi qui était fort en math, mais qui ai préféré la fac, c'est toujours étonnant de constater que cette discipline rigoureuse ait servi à former des élites destinées à reproduire des politiques néolibérales de classe qui disloquent la cohésion sociale et menacent l'habitabilité de la planète. Pour revenir au film, les parents de l'héroïne, interprétés par les toujours excellents Antoine Chappey et Marilyne Canto, sont formidables de dignité, mais ont peu de scènes à défendre.
DE NOS JOURS... (Hong Sang-soo, 19 juil) LL
Chacun de leur côté, un vieux poète, et une actrice ayant mis en stand by sa carrière sont confrontés à des admirateurs qui attendent des retours d'expérience pour pouvoir suivre leur propre voie... Le film est court (1h24), on y retrouve le style inimitable de Hong Sang-soo, mais malgré une certaine élégance cela ne constitue qu'un petit appendice à la filmographie du cinéaste, et notamment au très réussi La Romancière, le film et le heureux hasard, sorti en France en début d'année avec le même genre de personnages.
SUR LA BRANCHE (Marie Garel-Weiss, 26 juil) LL
Une jeune femme sortie de l'hôpital psychiatrique rencontre un avocat déchu qui risque une radiation du barreau. Benoît Poelvoorde et Daphné Patakia (révélée par Djam de Tony Gatlif et la série décalée Ovni(s)) forment un tandem attachant, mais cette histoire d'inadaptation aurait mérité un scénario plus rigoureux et plus vraisemblable. Marie Garel-Weiss livre un deuxième long métrage un peu moins réussi que le premier.
BARBIE (Greta Gerwig, 19 juil) LL
Le prologue est la plus hilarante parodie de 2001 l'Odyssée de l'espace de Kubrick. Ensuite, on bascule dans une sorte de Truman show rose bonbon à Barbieland. Assez pénible pour les spectateurs/trices anticonsuméristes, qui subiront moult placements de produits, le film donne l'impression d'être tout et son contraire, d'où les réactions extrêmement contradictoires relevées à la sortie, selon ce que chacun ou chacune aura retenu. L'autocritique de Mattel (un conseil d'administration entièrement masculin, les arguments de l'adolescente) reste dans ce qui est commercialement profitable. Comme lorsque le capitalisme digère sa propre critique, cela risque de ne pas faire beaucoup avancer la cause, même si Greta Gerwig, auparavant réalisatrice de deux beaux films plus indépendants (Lady Bird, Les Filles du docteur March) a obtenu que, s'agissant du monde réel, le terme de patriarcat soit explicitement prononcé, et la misogynie ordinaire mise à jour dans la tirade de la mère de l'adolescente.
UN HIVER EN ETE (Laetitia Masson, 26 juil) L
Après des années d'absence, Laetitia Masson revient au cinéma. Malheureusement, le film n'est pas très convaincant. Sur le fond, le dérèglement climatique inversé (une période froide en plein été) n'est jamais crédible, même en prenant ce qu'on voit sur le ton de la fable. Et sur la forme, le récit choral autour d'une dizaine de personnages renforce l'impression d'un auteurisme assez artificiel et donc vain.
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