- Alors toi tu es... (mais Etienne s'autocensura, comme s'il était chez Bolloré).
- Ben va-z-y continue je te donne le permis de "tu es", s'amusa-t-elle.
Mais avec Léa c'est dur.
Ils se chamaillaient souvent pour des broutilles. Du coup il réorienta la conversation pour aborder un sujet sérieux.
- Cette semaine, j'ai vu deux films importants. Leur point commun, c'est d'évoquer un génocide, mais chacun à leur manière.
- Ah tu as vu "Le Fils de Saul" ? Je croyais qu'on devait aller le voir ensemble, si on y va. Car il faut avoir envie...
- Non ce n'est pas celui-là que je suis allé voir, mais deux autres.
- Ah heureusement car si je vais voir "Le Fils de Saul", j'aimerais que ce soit avec toi plutôt que seule. Tous les critiques, d'Inrockama aux Téléruptibles, disent qu'il est filmé de la meilleure façon qui soit, qu'il n'y a pas de fiction inutile, qu'il ne cherche pas la reconstitution. D'ailleurs le champ de la caméra est limité. Mais du coup beaucoup de choses passent par les sons, et ça doit être encore plus impressionnant, et éprouvant...
- Oui j'hésite beaucoup pour cette raison, et c'est pour ça qu'on a intérêt à être entre en forme tous les deux quand on ira le voir. Car il s'agit encore d'une forme de représentation. Les deux films dont je vais te parler sont plutôt dans la puissance d'évocation. D'abord, "L'image manquante" de Rithy Panh.
- Ah ça me dit quelque chose. Il n'est pas passé sur Arte il y a un ou deux ans ?
- Si mais comme je n'ai pas la télé...
- Ah oui c'est vrai que tu es décroissant bébé (elle l'appelait souvent bébé quand elle était en désaccord avec lui. S'il voulait beaucoup de bébés, il lui suffisait de parler de politique). Remarque, je l'ai raté aussi. C'est une évocation du génocide cambodgien si me je souviens bien ?
- Oui. J'avais déjà vu de lui "S-21, la machine de mort khmère rouge" (sorti en 2004 en France). Il interrogeait les bourreaux, pour comprendre (comprendre n'est pas excuser). Il leur faisait même refaire les gestes qu'ils exécutaient dans le camp d'extermination S-21. C'était implacable. Du coup le documentaire semblait se suffire à lui-même, et je n'ai pas vu certains de ses films suivants, redoutant (peut-être à tort) qu'ils soient redondants ou moins puissants...
- OK mais tu peux revenir à "L'image manquante", stp ? Tu sais que si tu racontes toute la filmo de l'auteur, y compris les films que t'as pas vu, t'es super chiant...
- J'y viens. Ce nouveau documentaire "L'image manquante" est singulier à plus d'un titre. D'abord, c'est la première fois que Rithy Panh ose l'autobiographie, grâce à un très beau texte (lu en voix off) écrit par un ami écrivain, Christophe Bataille. Le cinéaste était ado quand il a été envoyé en camp de travail et a perdu sa famille. Mais ce qui fait l'originalité du documentaire c'est sa forme, les images. En effet, il reste très peu d'images de cette période. Quelques images de propagande (mais on perçoit quand même qu'il y a quelque chose qui cloche). Le cinéaste a donc eu l'idée de fabriquer à partir de terre cuite des personnages et de reconstituer certaines scènes.
- Un peu comme dans le film d'Alain Cavalier qu'on est allé voir l'an dernier ?
- "Le Paradis" ? Oui un peu, sauf que là c'est plutôt l'Enfer... Les Khmères rouges voulaient créer une société entièrement agraire et collectiviste, en tout cas dans leur propagande mais leurs méfaits sont évidemment à mille lieues du mouvement coopératif ou de l'agro-écologie.
- Pourquoi "évidemment" bébé ?
- Parce que ça n'a rien à voir. Et surtout parce qu'ils ont voulu créer une nouvelle société, un homme nouveau, à partir de rien (faire "table rase"), sans aucun effet d'apprentissage : anéantissement de toutes les professions intellectuelles (S-21 le centre d'extermination s'est installé dans un ancien lycée), dans les camps de travail agraire, tous les habits étaient teints en noir (pour être égalitaires), les casseroles étaient interdites (car récipient individuel donc individualiste), les médicaments prohibés (car provenant de l'industrie capitaliste). Le film est attentif à tous ces détails concrets. Mais le mystère quant aux motivations réelles des dignitaires du régime, déjà questionné dans ses films précédents, reste entier, car malgré les slogans répétés dans les mégaphones, il était évident dès le départ qu'il n'y avait absolument rien d'une quelconque réalisation révolutionnaire ou émancipatrice dans ces méfaits. Le film parle par contre trop peu des causes qui ont conduit les Khmères rouges à prendre le pouvoir : sont évoqués très rapidement le niveau des inégalités dans la période précédente, les 50 000 tonnes de bombes balancées par les Etats-Unis...
- Et on ressort comment du film ?
- Moins impressionné qu'on pourrait le penser. Ce n'est certes pas un chantage à l'émotion, et le cinéaste, par cette méthode particulière de reconstitution en figurines, aborde aussi sa vie d'avant : les fêtes chez ses parents, le studio de cinéma à deux pas de chez lui (quelques images d'archives de productions de l'époque surgissent là aussi de l'oubli). Mais le film se construit aussi après la séance, car le cerveau travaille encore à rapprocher les rares images d'archives avec les figurations créés par le cinéaste, pour tenter d'imaginer plus ou moins les images manquantes. Et cela fait son effet. Il est à mon avis déplacé de parler de chef d'oeuvre, mais c'est une tentative très intéressante.
- Et sinon ton deuxième film, c'était quoi ?
- "Une histoire de fou" de Robert Guédiguian.
- Mais tu sais bébé qu'on n'est pas toujours d'accord sur Guédiguian. Je t'en avais parlé après "Les Neiges du Kilimandjaro" : en gros, les contes de l'Estaque et tout ça, c'est des fables où tout finit bien, et avec des personnages plein de bonté qui existent peu dans la vraie vie...
- Qui existent peu ? Tu es sans coeur, comme une des femmes de "The Lobster", mais là n'est pas la question. En fait...
- Pfff tu réponds par un coup bas, toi censé aimer les discussions argumentées ?
- En fait, tout ne finit pas bien chez Guédiguian, il n'y a qu'à voir le très sombre "La Ville est tranquille", mais il est vrai qu'il répugne souvent à tuer tout espoir. D'ailleurs on voit ce qui se passe quand toute perspective est étouffée... Quant à la bonté, elle n'est jamais Bisounours chez Guédiguian. Les deux personnages principaux des "Neiges du Kilimandjaro" sont embourgeoisés, l'un des deux est syndicaliste et se contente de négocier des miettes. Il faut un choc pour que leur bonté se réveille. La bonté chez Guédiguian est politiquement construite. Du coup je pense qu'une certaine bonté est subversive. Ne penses-tu pas qu'une certaine bonté est subversive, quand par ailleurs ça se raidit et que l'opinion publique d'un pays laisse froidement son gouvernement transformer l'Etat de droit pour glisser vers un Etat policier ?
- Mouais encore une fois tu t'éloignes de ton sujet...
- C'est de ta faute !
- C'est ça défausse-toi sur moi (et après bébé se pense féministe)...
- Alors "Une histoire de fou" est un film de mémoire sur l'Arménie, cent ans après le génocide. C'est une grande fresque, qui commence par un épisode méconnu : l'assassinat en Allemagne en 1921 de Talaat Pacha, ancien Premier ministre et ministre de l'intérieur Turc et principal organisateur du génocide, par Soghomon Tehlirian. Ce dernier est acquitté, notamment parce que Talaat Pacha avait été condamné à mort par contumace dans son pays... Après cette introduction en noir et blanc, l'essentiel du film se passe au début des années 80. A Marseille, Aram, un lycéen français d'origine arménienne, élevé entre un père intégrationniste et une mère fidèle à la mémoire de son peuple, se radicalise, est mis en contact avec l'Asala, une organisation qui prône la lutte armée. Et il participe à un attentat à Paris, qui blesse grièvement Gilles, un jeune homme qui a eu le malheur d'être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais un peu plus tard Gilles va s'informer et tenter de comprendre...
- Alors Guédiguian est-il quelqu'un qui "excuse" la lutte armée ou le terrorisme (excuse-moi bébé je dis ça de cette manière exprès pour te faire enrager) ?
- Non. Evidemment Robert Guédiguian n'est pas partisan de la peine de mort, et ne prône pas davantage la lutte armée. Il faut dire à ce stade que la mise en scène est très précise et qu'il n'y a aucune faute de goût politique ou cinématographique. Pourtant le film est tout sauf un robinet d'eau tiède. Car une partie du film est consacré à des discussions éthiques et politiques entre les personnages qui incarnent chacun un point de vue différent, comme dans les meilleurs Ken Loach. C'est la façon dont ils sont scrutés par la caméra qui permet de comprendre quel est le point de vue du cinéaste. Les nuances sont là : bien qu'il soit opposé à la lutte armée, il laisse dans le film le constat fait par un personnage selon lequel on n'a commencé à parler du génocide arménien qu'à partir des premières actions de l'Asala.
- Donc pour toi ce n'est pas un film scolaire ou didactique ?
- Non, au contraire c'est un film d'une certaine ampleur (qui navigue d'Allemagne en Arménie et de Marseille à Beyrouth), comme était déjà assez ample "L'armée du crime", mais il l'est davantage encore.
- Ah celui-là je l'aimais bien.
- Et il nous faisait déjà ressentir comment le premier assassinat avait été extrêmement dur pour Manouchian, malgré le contexte (Seconde guerre mondiale, lutte contre le nazisme) qui faisait nécessité. Si "Une histoire de fou" prend, c'est notamment grâce au niveau d'incarnation. Ce niveau est dû d'une part à la direction d'acteurs et aux interprètes : Syrus Shahidi dans le rôle d'Aram, Simon Abkarian et Ariane Ascaride dans le rôle de ses parents, Grégoire Leprince-Ringuet dans le rôle de Gilles etc... D'autre part, l'incarnation tient aussi au fait que Guédiguian prend son temps. Le film dure 2h14 et il a le temps d'imaginer de nombreux détails qui échappent à la trame générale mais construisent les personnages. Il n'y a pas d'académisme chez lui : il n'y a pas une logique linéaire, certaines scènes apportent parfois un éclairage différent sur les scènes qui ont précédé. Alors oui chez lui tout est sur l'écran, et ça pourrait laisser indifférent certaines tendances de la critique qui n'aiment jamais tant que les films à trous que les spectateurs, qui rentrent dans le jeu, remplissent. Mais il y a de multiples façons de faire du cinéma, et Guédiguian, populaire dans le meilleur sens du terme, fait dans son style à lui tout le temps confiance à l'intelligence de ses spectateurs. Et ça fait du bien...
- Bon cette fois tu m'as convaincue...
- Alors dépêche-toi car il ne marche pas très bien : il est sorti la semaine des attentats de Paris, et retrouver des attentats à l'intérieur du film doit visiblement faire peur.
- OK. Et sinon, là tout de suite, pour notre soirée, qu'est-ce qu'on fait ? Allez, quelque chose de plus léger. Que dirais-tu d'un karaoké ?
- Ah non, certainement pas !
- Mais attention bébé, un karaoké maison, juste entre nous deux. Tiens, un karaoké politique (je manie la carotte là). On choisit des extraits de chanson qui correspondent à ce qu'on pense, ce qu'on ressent...
- Non...
Pourtant, plus tard dans la soirée :
- "Comment tu veux que j'sois d'accord avec toi ? J'ai déjà du mal à être d'accord avec moi."
- Pour une fois j'suis d'accord bébé. Allez, à moi. "Moi, en mieux C'est aller à toutes les manifs Mais y rester jusqu'au bout Sans bifurquer au bout d'une heure Au café pour boire un coup."
- "Mon identité, monsieur, est internationale. Non, je ne suis pas Français. Comprenez vous ce dont je vous parle ? Je vous parle d'humanité"
Puis la soirée prit un autre tournant.
- "Viens par ici cheval fumant Viens dans le giron de maman Je t'attendais du bout des lèvres Allongée sur ma peau de chèvre Approche un peu cheval docile Approche voir ce beau missile Il fait si chaud dans mon varech que je pourrais te cuire le steak."
C'était clair : elle le voulait canasson, mais à cet instant Etienne était plutôt canne à sucre. Il parlementa pour retarder l'échéance.
- Mais quel est le rapport avec la politique ?
- Je te rappelle que pour toi des fois tout est politique, alors faudrait savoir... "Approche un peu cheval sensible Perlé de sueur comestible Muscles tendus jusqu'au garrot Force abandonnée au barreau"
- Tu vas me mettre en état d'urgence là.
- Héhé hier mon mari m'a dit exactemement la même chose. Vous avez le même humour.
- La même réplique ?
- La même saillie... En plus, sous la ceinture il était sacrément explosif. Toi apparemment t'es plus long à la détente, même si heureusement ton état d'urgence ne va pas durer longtemps... Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? T'as perdu ta langue ?
Non il n'avait pas perdu sa langue, et il le lui prouva, mais sans dire un mot... Elle avait encore gagné.
Mais avec Léa c'est doux.
Scénario et dialogues : Cinet Philippe
Crédits :
Renaud "Socialiste" (Renaud Séchan)
Clarika "Moi en mieux" (Clarika / Florent Marchet)
HK et les Saltimbanks "Identité internationale" (Hadadi Kaddour / Les Saltimbanks)
Jeanne Cherhal "Cheval de feu" (Jeanne Cherhal)
Etienne et LéaRithy Panh, Robert Guédiguian et pulsions de vie... |
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