- Bien : Les Poings desserrés (Kira Kovalenko), L'Histoire de ma femme (Ildiko Enyedi), Les Graines que l'on sème (Nathan Nicholovitch), Goliath (Frédéric Tellier), Ali & Ava (Clio Barnard)
- Pas mal : A demain mon amour (Basile Carré-Agostini), De nos frères blessés (Hélier Cisterne), Michael Cimino, un mirage américain (Jean-Batiste Thoret), Rien à foutre (Emmanuel Marre, Julie Lecoustre), Maigret (Patrice Leconte), The Innocents (Eskil Vogt)
- Bof : After blue (paradis sale) (Bertrand Mandico), Azuro (Matthieu Rozé)
LES POINGS DESSERRES (Kira Kovalenko, 23 fév) LLL
Ada (Milana Agouzarova, extraordinaire) est une jeune fille résidant dans une petite ville d'Ossétie du Nord, en Russie. Elle vit avec son père, sujet régulièrement à des crampes qui le paralysent, et avec son petit frère, un ado qui vient malgré tout dormir avec elle la nuit. Elle-même ne va pas très bien, aurait besoin d'être "réparée", et essaie d'échapper à la surveillance de son père, qui a confisqué ses papiers pour l'empêcher de quitter le nid. Son frère aîné, qui était parti vivre à Rostov, vient les rejoindre quelques jours, et pourrait être un point d'appui. Il s'agit d'une sorte de film d'amour familial et surtout fraternel, mais qui ne psychologise rien : tout passe par les gestes, les corps, et bien sûr la gravité de ce que l'on apprend petit à petit. La mise en scène est au diapason, avec des plans-séquences tendus et maîtrisés. Kira Kovalenko s'offre toutefois une transgression esthétique dans le dernier mouvement du film, mais toujours en phase avec son héroïne.
L'HISTOIRE DE MA FEMME (Ildiko Enyedi, 16 mar) LLL
Hors de toute mode, le film a décontenancé les festivaliers et le jury cannois. Il est pourtant admirable. Le film a beau être en costumes, il n'est jamais académique. Cette dissection d'un couple n'est jamais le commentaire de l'époque à laquelle l'histoire se situe : on devine juste qu'elle se déroule au XXè siècle, à distance relative des conflits mondiaux. C'est l'histoire d'un capitaine de navires marchands qui décide un jour d'épouser la première venue, littéralement. Il tombe sur une Parisienne mondaine réceptive à cet inattendu, et qui a les traits de Léa Seydoux. Un début artificiel pour une histoire qui ne l'est pas, et qui nous captive de manière feuilletonesque. Comme l'indique le titre, le récit se place du côté du vécu de l'homme, mais mis en scène par une femme, la cinéaste Ildiko Enyedi (dont on avait beaucoup aimé Corps et âme). De ce fait, nous échappons au "male gaze", et les regards échangés par les personnages suscitent un trouble constant. La virtuosité du chef opérateur fait le reste, avec des couleurs chaudes réservées aux visages des protagonistes, comme une porte d'entrée pour déchiffrer leurs émois intérieurs.
LES GRAINES QUE L'ON SEME (Nathan Nicholovitch, 23 fév) LLL
Comme dans la réalité, une lycéenne a été placée en garde à vue, après avoir tagué "Macron démission !". Ses camarades bloquent le lycée, mais Chiara ne sortira pas vivante du commissariat : c'est l'aspect fictionnel mais hélas vraisemblable du troisième film de Nathan Nicholovitch, qu'il a co-écrit avec des élèves de 1ère L - option cinéma du lycée Romain Rolland d'Ivry-sur-Seine. Au cimetière, "Les gens qui doutent" d'Anne Sylvestre fait office d'ode à la liberté de Chiara, celle qui ne voulait pas "rester dans l'enclos" et qui en a perdu la vie. Le film se nourrit des introspections des jeunes : leur travail de deuil, leurs interrogations sur la liberté d'expression, systématiquement bafouée lorsque la parole est progressiste, par les néolibéraux au pouvoir (comme si entre ces derniers et l'extrême droite, il n'y avait plus qu'une différence de degré dans l'autoritarisme et le mépris de classe ou de race). Sans être à thèse, car il est kaléidoscopique et composite, le film rend hommage à celles et ceux qui à toutes époques se lèvent contre les injustices de leurs temps.
GOLIATH (Frédéric Tellier, 9 mar) LLL
Le projet du film semble à première vue tristement banal, consistant en un thriller écologique sur le modèle du très bon Dark waters de Todd Haynes. Il s'agit du combat de victimes d'un pesticide (la Tetrazine) contre Phytosanis, la firme qui le produit. Les noms sont inventés, mais pas les situations... Gilles Lellouche reprend un peu l'emploi qu'il avait occupé dans L'Enquête de Vincent Garenq, en justicier face à un adversaire bien plus puissant que lui. Mais l'intérêt et la particularité du film résident justement de l'autre côté, en se focalisant sur les activités de deux lobbystes d'autant plus redoutables qu'ils ne sont pas caricaturaux, interprétés par Pierre Niney et Laurent Stocker, qui maîtrisent bien mieux que les simples citoyens les codes du pouvoir : leurs éléments de langage sont parfois repris, à la virgule près, dans les ministères ou au Parlement européen (*).
ALI & AVA (Clio Barnard, 2 mar) LLL
Ali est un musicien (amateur ?) qui continue de vivre sous le même toit que sa femme, encore étudiante, qu'il n'aime plus. Ava, assistante scolaire, est veuve depuis un an et élève seule ses enfants, voire même ses petits enfants. Tous les deux vivent à Bradford, une petite ville populaire du Yorkshire, au nord de l'Angleterre. Le film raconte leur rencontre, leur instinct de solidarité immédiate et leur progressif apprivoisement mutuel, malgré des différences culturelles, sur lesquelles la cinéaste n'appuie jamais (à l'exception anecdotique de leurs goûts musicaux). Le titre évoque Tous les autres s'appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder, mais les scènes lorgnent davantage vers l'univers de Mike Leigh. La réalisatrice n'abuse pas d'effet de style rentre-dedans, et laisse Claire Rushbrook et Adeel Akhtar instiller chez leurs personnages une palette d'une grande humanité, sans sensiblerie, tout en faisant face à leurs entourages respectifs.
A DEMAIN MON AMOUR (Basile Carré-Agostini, 9 mar) LL
Ce documentaire suit Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, un couple de sociologues qui a étudié pendant des décennies la grande bourgeoisie. Quiconque a eu le plaisir de les rencontrer, dans des débats ou conférences, sera touché par le film, qui s'attarde sur la complicité quotidienne qui les unit. Ce lien d'affection et de complémentarité leur sert de refuge, alors qu'ils se sont confrontés, en première ligne, au mépris de classe et à la violence sociale exercée subrepticement (inconsciemment ?) par les plus riches, qui constituent une classe en soi, dorlotée par les politiques néolibérales de droite ou du PS (et ses satellites). Le film risque par contre de laisser les néophytes sur leur faim, en documentant davantage leur activisme politique (depuis leur retraite en 2007) que leurs recherches sociologiques.
DE NOS FRERES BLESSES (Hélier Cisterne, 23 mar) LL
Adapté du roman éponyme de Joseph Andras, le film raconte l'histoire de Fernand Iveton, un jeune communiste installé à Alger qui ne supporte plus le sort réservé aux "indigènes" algériens. Lorsque le Parti communiste est interdit dans la colonie française, il se rapproche du FLN, et pose une bombe dans l'usine où il travaille, programmée pour exploser en dehors des heures d'ouverture. Mais la bombe est désamorcée et Fernand arrêté. Bousculant toute chronologie, le film se nourrit du procès qui s'ensuit, mais aussi, par réminiscences, de la rencontre de Fernand avec sa femme à Paris, une mère isolée ayant fui la dictature polonaise, de leur drôle de couple, de leur prise de conscience anti-colonialiste. Le film est très honnête (belles interprétations de Vincent Lacoste et Vicky Krieps), mais de par sa sobriété ne transcende jamais son sujet.
MICHAEL CIMINO, UN MIRAGE AMERICAIN (Jean-Baptiste Thoret, 19 jan) LL
Les trois premiers quarts d'heure de ce documentaire sont les meilleurs, où l'on rencontre des habitant.e.s de Mingo (Ohio) où a été tournée une partie de Voyage au bout de l'enfer. Ils assurent que le film a été fidèle à la vie de leur communauté. Y est distillée une discrète analogie entre un passé ouvrier qui n'est plus et un cinéaste dont la carrière a été écourtée. Le reste du documentaire est une évocation plus classique de l'oeuvre du cinéaste, interviewant des professionnels (James Toback, Oliver Stone, John Savage...). Ma vision de Voyage au bout de l'enfer est corroborée par l'un des intervenants (ce n'est pas un film contre les vietnamiens, les scènes de roulette russe sont une abstraction de l'expérience guerrière). L'évocation de La Porte du paradis est décevante, vu uniquement comme un gouffre financier et un échec public, alors que la puissance du montage final du film en fait le second chef d'oeuvre, certes maudit, du cinéaste.
RIEN A FOUTRE (Emmanuel Marre, Julie Lecoustre, 2 mar) LL
Ce premier long métrage belge dessine le portrait d'une hôtesse de l'air. On y perçoit les conditions de travail et l'absurdité du système, entre diktat des apparences et pression autour de leurs performances commerciales à bord. Mais on n'est pas chez Stéphane Brizé, et aucune conscience politique ne pointe à l'horizon (une discussion avec des syndicalistes tourne court). Le portrait se veut générationnel, mais montre une frange de la jeunesse éloignée de tout combat. La résignation et le défaitisme sont les meilleurs pièges dans lesquels les néolibéraux nous enferment, et c'est presque aussi glaçant que les conditions objectives elles-mêmes. Bien qu'Adèle Exarchopoulos interprète son personnage avec éclat (son meilleur rôle depuis La Vie d'Adèle), le film est donc tout sauf euphorisant.
MAIGRET (Patrice Leconte, 23 fév) LL
Maigret revient sur grand écran près de soixante ans après sa dernière apparition (sous les traits de Jean Gabin dans plusieurs films, dont Maigret et l'affaire Saint Fiacre par Jean Delannoy en 1959, vu il y a quelques années au festival d'Arras). L'intrigue est d'ailleurs située dans la France d'après-guerre et porte sur une jeune fille assassinée et non identifiée... Le polar, au rythme nonchalant, baigne dans une lumière froide propre au mystère et au trouble. Le célèbre commissaire est interprété par Gérard Depardieu, mais on a parfois l'impression que c'est l'inverse : que c'est Maigret qui s'amuse à ressembler à l'acteur ! Patrice Leconte renoue avec une réalisation de bonne facture, mais sans impressionner.
THE INNOCENTS (Ekil Vogt, 9 fév) LL
Quatre enfants se découvrent des pouvoirs (télékinésie, télépathie). Que vont-ils en faire ? La note moyenne que j'ai attribuée au second long métrage d'Ekil Vogt, scénariste renommé, notamment pour Joachim Trier, est trompeuse : le film n'est pas tiède, mais me laisse partagé. D'un côté, et en prenant du recul, le récit, qui tient du conte cruel, fonctionne, et peut réanimer certaines terreurs enfantines, comme dans les meilleures oeuvres horrifiques. De l'autre côté, l'absence de limite des enfants (surtout l'un d'entre eux), due à leur "innocence" (ils ne perçoivent pas immédiatement le bien et le mal), est montrée par le biais d'une mise en scène complaisante jusqu'au malaise.
AFTER BLUE (PARADIS SALE) (Bertrand Mandico, 16 fév) L
Quatre ans après Les Garçons sauvages (mémorable), Bertrand Mandico revient avec une nouvelle fantasmagorie. On atterrit sur une planète où n'ont survécu parmi les êtres humains que des femmes. L'une d'entre elles, meurtrière, sème la terreur... Si on est sidéré par l'imagination du scénario, on n'est pas forcément obligé d'être convaincu par cette radicalité ostentatoire avec moult fumigènes qui pourrait ressembler à un long clip des années 80, certes organique mais assez vain, et où l'ennemie numéro un se nomme Kate Bush (désolé l'artiste). Les maquillages et autres effets visuels peuvent néanmoins fasciner (avec une méconnaissable Vimala Pons).
AZURO (Matthieu Rozé, 30 mar) L
Des amis passent leurs vacances d'été ensemble sur la côte italienne, par temps caniculaire. Ils font la connaissance d'un homme, et de son hors-bord rutilant... Une adaptation peu convaincante de Marguerite Duras, dans laquelle le cinéma lui-même semble avoir pris des vacances : gâchis de bons interprètes (Valérie Donzelli, Florence Loiret-Caille, Yannick Choirat), une musique sirupeuse qui semble exhumée des années 1980, et des filtres de couleur artificiels et aux intentions trop lourdement symboliques.
(*) Pour ne pas en reprendre pour 5 ans, il va falloir se mobiliser, y compris électoralement, en votant "efficace" pour une écologie populaire qui tranche avec la fausse alternative entre impasse néolibérale et danger fasciste.
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