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Des films de l'automne 2022

  • Bravo : EO (Jerzy Skolimowski)
  • Bien : Reprise en main (Gilles Perret), Tori et Lokita (Jean-Pierre et Luc Dardenne), Straight up (James Sweeney), Jeunesse en sursis (Kateryna Gornostai), L'Eté nucléaire (Gaël Lépingle), Poulet frites (Yves Hinant, Jean Libon), L'Innocent (Louis Garrel)
  • Pas mal : Un couple (Frederick Wiseman), Chronique d'une liaison passagère (Emmanuel Mouret), Le Serment de Pamfir (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk), Un beau matin (Mia Hansen-Love), L'Origine du mal (Sébastien Marnier)

EO (Jerzy Skolimowski, 19 oct) LLLL
Au départ, il y avait Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, un film centré sur un âne qui quittait les mains d'une jeune femme aimante pour passer entre les mains de nombreuses personnes qui l'étaient nettement moins (aimants, et c'est un euphémisme). Le nouveau film de Skolimowski reprend une trame analogue, mais ce n'est nullement un remake, tant les deux films sont dissemblables (ainsi, le film de Bresson n'est pas un pré-requis pour apprécier EO), dans le fond comme dans la forme. Le regard de Bresson était moraliste et essentiellement tourné vers l'humanité, l'âne servant de révélateur. Chez Skolimowski, on a l'impression d'assister au premier grand film antispéciste, tant les points de vue d'animaux de diverses espèces sont mis sur le même plan. Ainsi, lors de scènes clés, le point de vue adopté semble être celui de l'âne lui-même, y compris dans ses souvenirs de la jeune circassienne qui l'adorait, sans que ce point de vue soit exclusif. Il n'y a pas de dichotomie homme/animal, car l'âne fait également la rencontre avec d'autres espèces non humaines (avec même une séquence nocturne rappelant la Nuit du chasseur de Laughton). Formellement, on est loin du dépouillement bressonien : je conseille l'expérience sur grand écran pour apprécier au mieux ce travail d'artiste aux fulgurances exceptionnelles, tant dans la puissance des images que dans celle de la bande-son, et de l'agencement saisissant entre les unes et l'autre...

REPRISE EN MAIN (Gilles Perret, 19 oct) LLL
La première fiction  de Gilles Perret parle de l'impact de la finance vautour sur les PME (rachats en LBO), comme son tout premier documentaire, Ma mondialisation réalisé en 2006 au même endroit (la vallée de l'Arve). Il imagine ici une bande d'amis d'enfance qui, dans l'urgence, tente d'élaborer une stratégie assez improbable pour piéger les requins à leur propre jeu. La crédibilité vient de l'inscription de la fiction dans des décors réels, mais aussi de la qualité d'écriture des personnages. Leurs interprètes, concernés, s'appuient idéalement les uns sur les autres. Le point de départ est assez dramatique (dont un accident du travail). La suite met subtilement en évidence une superstructure (financière) radicalement opposée aux intérêts des travailleurs. Enfin, il y a la question de l'attitude des jeunes cadres, et de la désobéissance éventuelle à ce qu'on attend d'eux. Les N+1 peuvent-ils exprimer une solidarité de classe avec les exécutants, et ce de manière conséquente ? La trajectoire du personnage interprété par Laetitia Dosch va-t-elle s'inscrire d'une certaine manière dans les pas de celui de Céline Salette dans Corporate (Nicolas Silhol, 2017) ? Loin d'être un tract filmé, Gilles Perret nous livre de la belle ouvrage.

TORI ET LOKITA (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 5 oct) LLL
Tori et Lokita sont deux adolescents arrivés depuis peu en Belgique, frère et soeur de circonstance : le plus jeune a réussi à avoir des papiers, mais pas la seconde. Le film montre leur tentative de survie, leur parcours du combattant, mais aussi la façon dont ils sont exploités... Au départ, on peut craindre un film trop didactique (comme sa bande-annonce ratée), avec la diction trop appliquée du petit garçon sur des dialogues un rien trop explicites. Ces craintes sont rapidement dissipées par le style des Dardenne, qui n'a rien perdu de son acuité. En effet, ils ne livrent pas une démonstration plaquée sur un discours, mais s'attachent constamment au plus concret des tâches effectuées par les personnages, dans leurs moindres gestes. Leur démarche, encore récompensée à Cannes cette année, peut s'apparenter à du naturalisme (on croit ce qu'on voit), mais leur mise en scène très stylisée, qui n'est pas sans rappeler le cinéma de Robert Bresson, n'appartient qu'à eux.

STRAIGHT UP (James Sweeney, 26 oct) LLL
Un jeune homme, que tout le monde ou presque croit gay, à commencer peut-être par lui-même, entame une relation avec une fille de son âge (Katie Findlay). Ils partagent un même sens de l'humour, et s'obstinent à chercher les bonnes expressions pour décrire leur relation ou leurs états d'âme, dans un rapport hésitant avec les étiquettes. En mettant au centre de son premier long métrage des jeunes gens pour qui c'est flou, sans qu'il y ait forcément un loup, James Sweeney, qui interprète l'un des deux rôles principaux, régénère le genre de la comédie romantique avec brio, en la sortant des clichés. Bien que les images aient leurs mots à dire, les dialogues sont essentiels, et rendent l'ensemble subtil mais drôle, cru mais fin... Le tout est réjouissant, et même certainement libérateur, et témoigne qu'il ne faut pas encore totalement désespérer du cinéma américain contemporain.

JEUNESSE EN SURSIS (Kateryna Gornostai, 14 sep) LLL
Ce premier long-métrage de fiction de la réalisatrice Kateryna Gornostai a été montré à Berlin en 2021 (et à La Rochelle en 2022) sous son titre original Stop-Zemlia, qui fait référence à un jeu de cour de récré dans lequel une personne ayant les yeux fermés doit arriver à toucher un(e) camarade. Le film est un beau portrait, assez universel, d'un groupe d'adolescent.e.s (plus particulièrement de deux filles et un garçon), en dernière année de lycée en Ukraine. Le film, qui sort en France alors que le pays est en guerre face à la Russie, est distribué sous le titre Jeunesse en sursis. Même si la grande partie du film ne traite pas du contexte géopolitique qui a précédé (et ce n'est d'ailleurs pas forcément ce qu'il faut en retenir émotionnellement), quelques éléments en témoignent : un adolescent, venu d'une autre région, évoque le souvenir d'un bombardement ; les élèves du lycée suivent un cours de tir. Et la cinéaste a tenu à tourner l'intégralité de son film en ukrainien, alors qu'il aurait été plus réaliste que les personnages mélangent à l'oral les langues ukrainienne et russe.

L'ETE NUCLEAIRE (Gaël Lépingle, 11 mai, rattrapé en DVD) LLL
Les choses ont évolué depuis Le Syndrome chinois (1979) : on sait que le nucléaire civil est risqué (trois accidents majeurs dans trois puissances économiques différentes: Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima), et que la radioactivité est invisible. Le film de Gaël Lépingle imagine un accident nucléaire à la centrale de Nogent, et suit un groupe de jeunes qui se retrouve malgré lui confiné dans une maison à l'intérieur d'une zone à évacuer. Cette focale sur quelques personnages uniquement, ainsi que l'invisibilité de la menace (évoquée plus haut) permet au réalisateur, avec une certaine économie de moyens, de faire habilement monter l'angoisse à l'intérieur d'un contexte crédible (que notre expérience du premier confinement lié à la pandémie de COVID peut rendre sensible, bien que le tournage ait eu lieu avant).

POULET FRITES (Yves Hinant, Jean Libon, 28 sep) LLL
Comme Ni juge, ni soumise, le nouveau documentaire de Yves Hinant et Jean Libon est tiré des archives de l'ancienne émission Strip Tease. Il raconte l'enquête autour d'une femme retrouvée assassinée chez elle. L'un de ses voisins, toxicomane, est immédiatement suspecté et fait un coupable idéal. Les frites ingérées par la victime constituent une première pièce à conviction. Mais il y en aura d'autres, et l'enquête va évoluer. On se demande comment la caméra a été acceptée dans ces circonstances. Sans doute les protagonistes, de l'enquêteur faussement flegmatique aux suspects, en rajoutent un peu devant l'objectif. Cela a pour principal effet de donner du relief et du piment à une histoire qui n'a pourtant rien de drôle dans les faits. Certains verront peut-être une "belgitude" dans le regard finalement assez truculent posé sur la nature humaine.

L'INNOCENT (Louis Garrel, 12 oct) LLL
Abel, un jeune veuf, est catastrophé par le mariage de sa mère avec un détenu qu'elle a rencontré dans un atelier théâtre en prison. Clémence, la collègue et meilleure amie d'Abel (ils partagent le même deuil), veut l'aider dans cette nouvelle situation... On a d'abord l'impression de regarder des personnages un peu désuets tirés du cinéma populaire des années 1970. Le comédien-réalisateur désarçonne et tente de retrouver des touches de fraîcheur ou de naïveté auxquelles l'univers un peu cérébral et ultra-parisien qui lui colle à la peau ne nous a pas habitué. Le dernier tiers du film est assez jubilatoire, et arrive à lier ensemble et donner du relief aux éléments épars (plus ou moins réussis) semés jusque là (dont des extraits musicaux inattendus). Sans rien révéler, disons que Louis Garrel semble délivrer un magnifique hommage au "mentir vrai", avec pour partenaires de jeu des orfèvres en la matière (Roschdy Zem, Noémie Merlant), ainsi que la grande Anouk Grinberg (le seul personnage du film sans faux semblants, alors qu'elle seule est comédienne professionnelle dans l'histoire).

UN COUPLE (Frederick Wiseman, 19 oct) LL
Comme son titre ne l'indique pas forcément, on ne voit qu'un seul personnage à l'écran, Sofia Tolstoï. Dans une maison de repos, un jardin ou en bord de mer, on la voit évoquer sa vie de couple, ses aspirations personnelles, et sa condition de "femme de" (l'écrivain Léon Tolstoï). Vingt ans après La Dernière lettre, Frederick Wiseman revient au non-documentaire, en s'inspirant de journaux intimes de Sofia Tolstoï, et des correspondances échangées entre les époux. On est très heureux de retrouver sur grand écran la trop rare Nathalie Boutefeu, qui a participé à l'écriture du film. La radicalité du dispositif horripilera peut-être une partie des spectateurs, mais c'est pourtant ce choix qui donne tout son caractère à cet essai filmé.

CHRONIQUE D'UNE LIAISON PASSAGERE (Emmanuel Mouret, 14 sep) LL
Une homme et une femme se mettent d'accord dès le début de leur histoire pour que celle-ci soit sans engagement et ne dure qu'un temps. Bien sûr, ce n'est pas aussi simple. Le cinéma d'Emmanuel Mouret accorde de plus en plus de place au texte (les personnages n'arrêtent pas de commenter ce qu'ils croient ressentir), malheureusement moins convaincant que dans Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait. Le problème du texte réside plus dans la forme (assez plate) que dans le fond (qui peut réserver de fines observations). N'est pas forcément Lubitsch qui veut. Il y a également tellement de hors champ que les personnages semblent théoriques : ils ont à peine une vie professionnelle et évoluent dans de vastes espaces (le cinéma de Mouret s'est embourgeoisé). Vincent Macaigne est néanmoins formidable de maladresse, et Sandrine Kiberlain conjugue maturité et fraîcheur. L'épilogue est un savoureux hommage à Woody Allen et Ingmar Bergman, et finit de sauver cette demi-réussite.

LE SERMENT DE PAMFIR (Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, 2 nov) LL
Voici un film ukrainien contemporain qui ne met pas en son coeur les rapports avec le voisin russe. L'histoire se passe dans la région de Bucovine. Pamfir est le surnom donné au héros, revenu de l'étranger et qui accepte une dernière fois de servir la contrebande avec la Roumanie voisine, membre de l'Union européenne, afin de trouver l'argent pour réparer le préjudice commis par son fils. Le schéma est rebattu, mais le réalisateur débutant réussit les scènes viriles, parfois de violence explicite, même si cela en constitue aussi une limite (pourquoi garder toutes les scènes choc, et ne pas développer davantage d'autres aspects ?).

UN BEAU MATIN (Mia Hansen-Love, 5 oct) LL
Mia Hansen-Love fait preuve d'un certain courage autobiographique à évoquer l'histoire d'une jeune femme, mère célibataire, qui doit composer avec un père qui perd ses moyens (Pascal Greggory), un ancien prof de philo atteint d'une maladie neuro-visuelle (il perd peu à peu la vue) et neuro-dégénérative. La bonne idée du film, c'est d'accompagner son héroïne Sandra (Léa Seydoux) dans tous les aspects de sa vie, un peu comme les personnages de Fin août, début septembre d'Olivier Assayas, dans lequel la réalisatrice a eu un petit rôle. Malheureusement, la mise en scène n'évite pas toujours la platitude, tout comme l'histoire d'amour, très conventionnelle, entre Sandra et une ancienne connaissance (Melvil Poupaud). Une tentative d'humour (la mère de Sandra, macroniste convaincue, s'essaye à la désobéissance civile, juste pour le petit frisson semble-t-il) rappelle que le regard que porte la cinéaste sur la société reste très bourgeois et conservateur, quelles que soient ses intentions.

L'ORIGINE DU MAL (Sébastien Marnier, 5 oct) LL
Petite déception devant le troisième long-métrage de Sébastien Marnier, qui nous avait laissé sur une goûteuse Heure de la sortie. Là, il essaie de nous livrer un nouveau film de genre à la française, autour d'une ouvrière (Laure Calamy) qui renoue un lien avec un père qu'elle n'a jamais connu (Jacques Webber). Ce dernier, confortablement installé dans une luxueuse villa sur la côte (mais garnie de menaçants animaux empaillés), cohabite en patriarche malsain avec les femmes actuelles de sa vie, dont Dominique Blanc, qui rappelle un peu Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule de Wilder ou Bette Davis dans Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? d'Aldrich. Il y a une cruelle ironie dans l'utilisation que Marnier fait du split screen. Pour autant, on reste sur sa faim. Le scénario, retors, est ambitieux, mais la mise en scène n'est pas toujours à la hauteur pour donner de la crédibilité à ces faux-semblants.

Version imprimable | Films de 2022 | Le Mardi 01/11/2022 | 0 commentaires




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