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Woody

"Si Woody Allen n'existait pas, il faudrait l'inventer. Le jour où il nous quittera, on réalisera le manque terrible dans nos existences de spectateurs de cinéma. Il y a longtemps, Patti Smith avait fait cet étrange déclaration : "J'ai souvent pensé à me suicider, mais je ne l'ai pas fait car cela aurait signifié manquer le prochain album des Stones." On pourrait reprendre cette phrase en remplaçant "album des Stones" par "film de Woody Allen"." (Serge Kaganski, en introduction au récent Hors-série des Inrocks consacré à Woody Allen)

A la lecture de cette phrase, on comprend mieux que le magazine branché Les Inrockuptibles ait consacré un hors-série à Woody Allen, certes l'un des plus grands cinéastes vivants en activité (et d'une grande régularité), mais alors qu'aucun de ses films ne fait "événement", que ce soit au sens snob (du cultureux ostentatoire pressé) ou au sens marketing (Allen n'organise pas sa rareté comme un Kubrick ou un Malick) du mot.

Cette année, je n'ai pas eu le temps de tenir mon bloc-notes sur les films de l'année en cours (seule exception : mon compte-rendu du festival de La Rochelle), contrairement aux années 2006 à 2008, et 2010 à 2013. Je vais faire une petite exception pour Woody Allen. Celui-ci est en activité depuis sept septennats (si on prend en compte Lily la tigresse, film que le cinéaste n'a pas tourné, mais détourné, en 1966), que l'on pourrait dénommer arbitrairement ainsi (et en rouge les sommets, selon moi, l'année indiquée est celle de production, parfois distincte de la sortie en France) :

Premier septennat (1966-1972) : Premiers essais d'un auteur-interprète comique au cinéma
Lily la tigresse (1966, pas vu), Prends l'oseille et tire-toi ! (1969, pas vu), Bananas (1971, pas vu), Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972)
Deuxième septennat (1973-1979) : Du burlesque à l'existentiel
Woody et les robots (1973, pas vu), Guerre et amour (1975, pas vu), Annie Hall (1977), Intérieurs (1978), Manhattan (1979)
Troisième septennat (1980-1986) : En route vers les sommets
Stardust memories (1980), Comédie érotique d'une nuit d'été (1982), Zelig (1983), Broadway Danny Rose (1984), La Rose pourpre du Caire (1985), Hannah et ses soeurs (1986)
Quatrième septennat (1987-1993) : Grande noirceur et petites délicieuses récréations
Radio days (1987), September (1987), Une autre femme (1988), Crimes et délits (1989), Alice (1990), Ombres et brouillard (1991), Maris et femmes (1992), Meurtre mystérieux à Manhattan (1993)
Cinquième septennat (1994-2000) : Variations (Woody dans tous ses états)
Coups de feu sur Broadway (1994), Maudite Aphrodite (1995), Tout le monde dit I love you (1996), Harry dans tous ses états (1997), Celebrity (1998), Accords et désaccords (1999), Escrocs mais pas trop (2000)
Sixième septennat (2001-2007) : De la magie à la lutte des classes
Le Sortilège du scorpion de Jade (2001), Hollywood ending (2002), Anything else (2003), Melinda et Melinda (2004), Match point (2005), Scoop (2006), Le Rêve de Cassandre (2007)
Septième septennat (2008-2014) : Entre Europe et Etats-Unis
Vicky Cristina Barcelona (2008), Whatever works (2009), Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (2010), Minuit à Paris (2011), To Rome with love (2012), Blue Jasmine (2013), Magic in the moonlight (2014)

Compte tenu du fait que j'ai commencé à partager mes top 15 de l'année en 2005 (où figuraient deux films de Woody Allen : Match point, triomphalement accueilli, et Melinda et Melinda, plus difficile d'accès et souvent sous-estimé), voici un récapitulatif perso de la dernière décennie de sa filmographie, avec mes commentaires en rouge des critiques parues dans Télérama en 2005 (Pierre Murat) et 2009 (Louis Guichard), et mes petits flashs instantanés écrits par mes soins pour les 8 autres années.

Cette dernière décennie, après la période plus mineure du début des années 2000, n'est peut-être pas la toute meilleure en terme de réussite des films (l'accident To Rome with love fait mathématiquement baisser la moyenne), mais c'est celle où Woody Allen a quasiment renoncé à faire l'acteur, au profit d'un approfondissement de son geste de cinéaste (de plus en plus maîtrisé, à l'exception susdite près qui confirme la règle) et de redoutable moraliste, avec même une dimension de critique sociale et politique jusque là peu présente dans son univers.

Bonne lecture,
Laurent


)    ***    MELINDA ET MELINDA (12 janvier 2005, à mon goût n°5 de l'année sur 80 films vus)

 

Une fille, deux histoires, en rose et en noir. Et Woody Allen, indolent, qui mélange les couleurs.

Melinda no 1 (Radha Mitchell) débarque chez des amis qui donnent un dîner (important pour Lee, acteur semi-alcoolique, sollicité par un metteur en scène présent à la soirée). Elle a quitté son mari, a été quittée par son amant, ne voit plus ses enfants : c'est un désastre ambulant. Melinda no 2 (Radha Mitchell) débarque chez des voisins qui donnent un dîner (important pour Susan, réalisatrice débutante, à l'affût du fric du producteur présent à la soirée). Elle aussi est un désastre ambulant, mais joyeux. Proche des emmerdeuses de charme qui peuplent l'univers de Woody Allen, de la Diane Keaton d'Annie Hall à la Julia Roberts de Tout le monde dit I love you.

Melinda no 1 n'existe pas plus que Melinda no 2. L'une et l'autre sont issues de la conversation de deux dramaturges, attablés dans un restaurant français de New York, le Bistrot Cafe. Max (Larry Pine) voit dans la vie une tragédie permanente. Sy (Wallace Shawn), une comédie perpétuelle. Tous deux vont manipuler, sous nos yeux, le destin de Melinda pour justifier leur philosophie. Sujet en or, déjà illustré dans les années 50 par Julien Duvivier dans La Fête à Henriette.

Très curieusement, la dichotomie entre le noir et le rose - essentielle pour les deux auteurs qu'il a imaginés - n'intéresse pas vraiment Woody, soucieux, au contraire, d'insuffler constamment de l'humour dans le destin de Melinda la tragique. Et un soupçon de gravité dans celui de Melinda la fantaisiste. (C’est ce qui fait tout le sel du film : l’entremêlement allenien de la tragédie et de la comédie, comme dans ses plus beaux films de sa période années 80) D'où ce rythme indolent auquel le grand Woody des années 80-90 ne nous avait pas habitués. (Comment peut-on parler de faiblesse du rythme alors que deux visions ne suffisent pas, loin de là, à épuiser le film ? Le jeu de correspondances entre les deux facettes du film est très subtil, loin des ressemblances un peu trop évidentes et immédiates des trois femmes dans The Hours, film célébré par la critique) C'est que, pour lui, de toute évidence, on est tous pareils, qu'on traverse sa vie en souriant ou en se tordant de douleur. On se trompe les uns les autres, on se trompe sur l'autre et sur soi. Les sentiments s'effilochent. Les complices deviennent des adversaires « passifs-agressifs », comme l'était Mia Farrow dans Maris et femmes.

Ici, Laurel (Chloë Sevigny) éprouve beaucoup de sympathie pour Melinda no 1. Mais elle n'hésitera pas un instant - en toute innocence, bien sûr - à lui chiper le seul mec qui pourrait la sauver. C'est avec la même inconscience que Melinda no 2 assommera le malheureux Hobie (Will Ferrell, excellent en double de Woody) en lui révélant, pile-poil quand il ne faut pas, son coup de foudre pour un jeune et beau musicien de jazz.

Dans ce conte où il sème, tel le Petit Poucet, des points communs entre ses deux histoires (c’est ludique, savoureux, passionnant), Woody confirme, une fois encore, son éternelle misanthropie puisque, comme dit l'un des personnages, « tout ce qui est prometteur finit à la décharge ». Il nous fait encore rire, bien sûr, avec Hobie, ce comédien ravi de rendre boiteux tous ses rôles, du roi Lear au professeur Higgins de Pygmalion. Ou avec Susan (Amanda Peet), si « postmoderne » au lit, qui prépare un long métrage intitulé Sonate d'une castration. Mais les émois de ses personnages, qui ne sont plus guère que des silhouettes, deviennent, à chaque film, plus dérisoires. (Ses personnages sont-il des silhouettes ? Pas sûr, mais cela rejoint les questions existentielles que se pose Woody Allen sur l’importance relative du déterminisme et du volontarisme dans le déroulement de la vie. En cela, le film annonce d’une certaine manière son film suivant : Match Point, critique féroce de l’idéologie du mérite) Puisqu'il suffit d'un simple claquement de doigts pour que tout s'arrête. Et que le noir se fasse sur l'écran.

Pierre Murat

)    ****    MATCH POINT (26 octobre 2005, à mon goût n°1 de l'année sur 80 films vus)

 

Cruautés variées chez les snobs anglais. Woody Allen, joyeusement cynique, retrouve sa verve.

On joue sa vie à pile ou face. Parfois sans le savoir. Bien des cinéastes ont observé l'influence du hasard sur le destin. (Plus qu’un film sur le hasard, c’est un film sur la chance, inégalement répartie : sur la part aléatoire mais aussi sur les déterminismes sociaux) Kieslowski, par exemple. Ou Louis Malle dans Lacombe Lucien. C'est sur une balle de tennis que s'ouvre le nouveau film de Woody Allen. Elle a touché le filet et, durant une fraction de seconde, semble hésiter : dans quel camp va-t-elle tomber ? Qui des deux adversaires l'emportera ? Cette balle reflète le destin du héros, un superbe jeune homme (Jonathan Rhys-Meyers), dont l'indéniable beauté se mêle, on le devine instantanément, à une inquiétante veulerie. Chris Wilton a été tennisman professionnel. Doué, mais pas assez pour devenir un Agassi, un Kuerten ou un Federer. Le voilà donc reconverti professeur dans un quartier huppé de Londres, lui qui est issu d'un milieu modeste, c'est-à-dire de nulle part, à ses yeux. Parmi ses clients, un fils de riche (Matthew Goode), dont la sœur, Chloe (Emily Mortimer), tombe vite amoureuse de lui. Ravis de voir leur fille enfin heureuse, les parents acceptent ce parvenu si gentil : ils lui paient une situation, un appartement, une voiture, des fringues. Prêt à tout, même à feindre l'amour, Chris est au bord du but qu'il s'était fixé : la réussite sociale. (A quoi tient la réussite s’interrogent les 4 personnages principaux au cours d’un dîner ? Au travail répond Chloe, au hasard selon Chris, à la chance selon Woody Allen) Mais voilà que ses sens lui jouent un tour : il tombe raide dingue de Nola Rice (interprétée par Scarlett Johansson, craquante), l'ex-copine de son nouveau beau-frère. Une déclassée, comme lui. Pire que lui : Nola est une actrice sans avenir et, plus grave dans cette Angleterre huppée et snob, elle est Américaine... Après quelques semaines d'extase, tout se gâte brutalement lorsque Nola, enceinte, menace de faire un esclandre en révélant leur liaison.

C'est un conte comme Woody les aime, brutal, féroce, impitoyable, qui dissimule sa noirceur sous une élégance tranchante comme une lame. On songe à Crimes et délits, bien sûr, son chef-d'œuvre cynique. Mais aussi, même si aucun élément du générique ne l'annonce, au célèbre roman de Theodore Dreiser Une tragédie américaine, que Josef von Sternberg porta à l'écran en 1931 et dont le remake célèbre Une place au soleil fut interprété en 1951 par Elizabeth Taylor et Montgomery Clift.

Les deux films ont en commun une réflexion épouvantée sur la présence du Mal, tapi en chacun de nous, et sur la lutte perdue d'avance pour lui échapper. Mais le côté Rastignac de Montgomery Clift, dans Une place au soleil, était adouci par son évidente vulnérabilité : même monstrueux, il restait la victime d'une société qui le poussait au crime. Jonathan Rhys-Meyers, lui, est le séduisant reflet d'un monde sans pitié qui a choisi l'instinct pour loi et les pulsions pour armes. Chris est un fantôme d'être humain. Une seule scène suffit à Woody pour le définir : dans son lit, le soir, Chris s'attaque à un chapitre de Crime et châtiment. Au bout de quelques secondes, il l'abandonne pour un ouvrage de vulgarisation, genre Dostoïevski pour les nuls. Chris triche. Il surfe constamment sur l'art, la vie et les sentiments.

Mais les autres ne valent guère mieux. Transposés chez les classieux anglais, les chers et insupportables bobos new-yorkais de Woody semblent, soudain, féroces. Comme dépourvus de la méchanceté fruste, rigolote puisque candide des Américains. C'est que les monstres européens ont la cruauté et l'indifférence séculaires. Ce sont des orfèvres en manipulations et en blessures assassines. Ils le prouvent, ici, avec brio. A leur contact, Woody retrouve une verve qui s'était un peu tarie depuis quelques films. Les décors redeviennent pertinents, et non utilitaires. Les mouvements de caméra sont élégants et plus seulement fonctionnels. Et si rien n'est vraiment comique dans Match Point, tout y est vif, insolent, secrètement pervers, d'un amoralisme affirmé et tranquille.

De plus en plus sombre, de plus en plus misanthrope, mais presque joyeux de l'être cette fois, Woody constate gaiement que le sexe et le pouvoir mènent, décidément, un monde sans foi ni loi. Et que Dostoïevski - cet auteur démodé que le héros n'arrive pas à lire dans le texte - n'y a effectivement plus sa place : le châtiment, aujourd'hui, ne suit pas forcément le crime. Bien au contraire. Comme en témoigne la pirouette finale, qui clôt en beauté ce monument de cynisme malin et de plaisir jubilatoire.

Pierre Murat

A quoi tient la réussite d’un film ? au travail et au hasard (un peu), mais surtout au talent (inégalement réparti).

  

)    ***    SCOOP (1er novembre 2006, à mon goût n°15 de l'année sur 67 films vus)

Le nouvel opus de Woody Allen est une délicieuse récréation, comédie policière dont certaines situations font penser à Meurtre mystérieux à Manhattan, sans en égaler la perfection. Très bonne partenaire du cinéaste – acteur, Scarlett Johansson apporte son sens de la répartie, déjà repéré dans Ghost World. Le film poursuit la peinture ironique de la haute aristocratie londonienne entamée avec Match Point. Ici, la morale est sauve, mais il faut l’intervention de la magie (davantage poétique que fantastique chez Woody) pour cela …

)    **    LE RÊVE DE CASSANDRE (31 octobre 2007, à mon goût n°45 de l'année sur 73 films vus)

 

Deux frères ayant besoin d’argent obtiennent l’aide de leur oncle richissime, à condition de supprimer un témoin gênant des affaires de cet oncle. Woody Allen reprend le thème de l’ascenseur social nauséabond des deux opus précédents de sa trilogie londonienne (Match Point, Scoop), ainsi que le thème de la culpabilité (Crimes et délits, Match Point à nouveau). Pour une fois, et malgré des dialogues toujours brillants, son film souffre de la comparaison avec ceux d’autres auteurs : les films contemporains de Ken Loach ou le dernier Lumet (7h58 ce samedi-là). Décevant (un peu), intéressant (encore pas mal).

)    ***    VICKY CRISTINA BARCELONA (8 octobre 2008, à mon goût n°12 de l'année sur 82 films vus)

 

Le nouvel opus de Woody Allen n’est pas à proprement parler une comédie, mais plutôt une fable quasi – philosophique sur deux riches, jeunes et oisives américaines qui passent l’été dans une Catalogne de carte postale (architectures de Gaudi) et qui, détachées des contingences matérielles, se cherchent. Une petite (quoique...) réflexion sur le sens de la vie (paisible/aventureuse), sur le fait qu’on n’est pas forcément ce qu’on croit/veut être. Le quatuor Scarlett Johansson, Rebecca Hall, Javier Bardem, Penelope Cruz est excellent de sensualité et d’ironie.

)    ****    WHATEVER WORKS (1er juillet 2009, à mon goût n°1 de l'année sur 84 films vus)

 

L'an dernier, on a cru reconnaître Woody Allen sous les traits d'une blonde, aspirante cinéaste, inapte à l'amour et au bonheur - dans Vicky Cristina Barcelona. (Ah cette curieuse manie qu'ont certains critiques ou certains cinéphiles à chercher un personnage ressemblant à celui de Woody Allen dans les films où il ne joue pas...) Cet été, il est facile (trop, c'est sûrement un piège) de le deviner dans la peau de Boris, New-Yorkais misanthrope et péremptoire - le personnage central de Whatever works. A première vue, les deux films diffèrent nettement  (peut-être car l'essentiel du scénario de Whatever works a été écrit à la fin des années 70...) : l'un prolongeait la « période européenne » de Woody Allen, initiée avec Match Point. L'autre marque un retour à Manhattan et à un héros d'un âge avancé. Mais, profondément, ils sont presque jumeaux par leur genre, la comédie cent pour cent existentielle. Au programme, une seule petite question, non dénuée d'importance : comment vivre ?

Boris met en pratique une réponse radicale : il a renoncé à tout espoir d'épanouissement (après avoir raté le prix Nobel de physique) ou d'amour (après avoir divorcé d'une femme parfaite). Il vit seul dans un appartement miteux, échange avec ses rares amis des considérations amères sur le genre humain et donne des cours d'échecs (d'échec ?) à des enfants qu'il méprise et insulte à la moindre occasion. Cette aigreur, ce désabusement éclaboussent jusqu'au spectateur, à qui Boris adresse directement une mise en garde quant à son humeur (noire), et partant, celle du film. Genre, circulez, y a rien d'amusant à voir, cette fois-ci.

Autrefois, quand Woody Allen nous interpellait, c'était pour mieux nous accrocher, voire nous embobiner - on se souvient de son numéro dans la file d'attente du cinéma, dans Annie Hall. Whatever works nous fait plutôt la gueule. Bien sûr, c'est une pose, une ruse, mais au bord de plomber l'ambiance pour de bon. C'est que l'interprète de Boris (Larry David, issu de la télé) n'est pas aussi immédiatement drôle que l'était Woody acteur. Et, dans la foulée, le premier rebondissement paraît forcé : une très jeune fugueuse, venue du Sud, Melodie (Evan Rachel Wood), démunie sur tous les plans (matériel, intellectuel...), convainc Boris de l'héberger une nuit et, peu à peu, s'incruste chez lui.

Il faut voir comment Woody Allen remonte ce courant dangereux : non en affinant le trait, mais en allant, au contraire, d'énormité en énormité, avec une jubilation de plus en plus dévastatrice - et des répliques à l'avenant. Les ellipses temporelles conduisent à une toute nouvelle donne entre les deux personnages principaux ; arrivée à New York de la mère de Melodie, d'abord anéantie par ce qu'elle découvre, puis jouisseuse, gagneuse, comploteuse (irrésistible Patricia Clarkson) ; apparition du père de Melodie, pas au bout de ses surprises non plus, etc. Chacun cherche son moi. Le Grand-Guignol des passions et des choix de vie se déchaîne. A moins qu'il ne s'agisse du jeu des chaises musicales.

Tout est réversible, les sentiments et les désirs comme les valeurs (Les sentiments et les désirs oui, les valeurs pas vraiment : Woody Allen est tout sauf un cinéaste "post-moderne" où tout se vaut ;  tout le monde a ses raisons, mais ce n'est pas la même chose). Ce constat qui a souvent engendré de la mélancolie chez Woody Allen - entre autres dans Manhattan, auquel Whatever works fait écho trente ans plus tard - est devenu un ressort comique infaillible, et même une source de joie considérable. Il est plaisant, par exemple, de voir Melodie, fraîche, nunuche et bienveillante s'attacher à Boris, intello, cynique, intolérant. Mais il est encore plus piquant de la voir se détacher de lui à peu près pour les mêmes raisons. Tout aussi précaires, et donc savoureuses, sont les métamorphoses des autres, amenés à devenir le contraire de ce qu'ils étaient ou prônaient.

Whatever works : vivons n'importe quoi qui marche, qui rend heureux - serait-ce du n'importe quoi tout court aux yeux des autres. Telle est, en substance, la devise de ce film pour aujourd'hui, où n'agit plus aucun remède universel. C'est une devise pragmatique, qui a de quoi étonner chez un supposé intello comme Woody Allen - il aimait autrefois se peindre en idéaliste malmené par la vie. Et comme ce qui marche un moment ne marche pas toujours, c'est, aussi, un éloge vivifiant du mouvement, du provisoire, du hasard - attendez-vous à un formidable usage littéral de l'expression « tomber sur quelqu'un »...

On peut encore y voir un manifeste de cinéaste. Au début, Boris l'atrabilaire s'en prend aux « feel good movies », ces films hollywoodiens destinés à provoquer une euphorie un peu idiote chez leurs spectateurs du fait de leur fin heureuse. Or, bien sûr, Woody Allen signe, avec Whatever works, son feel good movie. Il met tout le monde dans sa poche - les vieux, les jeunes, les femmes, les gays - et ose le total happy end. Apparemment loin de tout rêve de grandeur (comme au temps où il se voulait Bergman). Le paradoxe est qu'il réussit, encore, une sorte de chef-d'oeuvre, à l'intérieur de ce genre dit mineur. Quand, à la toute fin, entre autodérision et forfanterie, est prononcé le mot « génie», il passe comme une lettre à la poste.

(C'est effectivement un mini chef d'oeuvre réjouissant, qui revient de loin après un prologue un peu pesant, mais son apparent optimisme est une victoire à l'arrachée : chacun évolue, mais le changement est moins l'effet d'une volonté intérieure, d'un existentialisme sartrien - selon lequel l'important n'est pas ce qu'on a fait de moi mais ce que je fais de ce que l'on a fait de moi - qu'un effet largement involontaire d'éléments extérieurs.)

Louis Guichard

)    ****    VOUS ALLEZ RENCONTRER UN BEL ET SOMBRE INCONNU (6 octobre 2010, à mon goût n°1 de l'année sur 96 films vus)

 

C'est la 34è fois que j'ai vu un film de Woody Allen, et là il est arrivé à me surprendre encore une fois. Je pense que c'est un des sommets de sa carrière. En apparence, on suit une demi-douzaine de citadins anglo-saxons et plus cultivés que la moyenne. Woody Allen poursuit le thème du destin, présent dans ses derniers films depuis Melinda et Melinda (2005). Les réparties sont à la fois cinglantes et profondes (quel art de la litote !), mais l'ironie se niche dans l'ensemble de la mise en scène. L'utilisation de la voix off, parfois si fonctionnelle dans des films ordinaires, est ici géniale et virtuose, la musique joue également un rôle important. La magie intervient, mais sa fonction n'est pas d'apporter une touche fantastique, mais donne l'occasion d'une scène de spiritisme férocement drôle et grinçante. On peut trouver de multiples interprétations au film (c'est un chef d'oeuvre), voici modestement la mienne. Poussés par l'hyperindividualisme contemporain, les personnages cherchent tous à se réaliser, ils ne sont ni bons ni mauvais, mais en étant inattentifs aux autres, ils prennent des mauvaises décisions. Les seuls personnages qui s'en sortent vivent avec des chimères... Conclusion personnelle : voilà ce qui arrive quand on hypertrophie la dimension individuelle et qu'on atrophie les dimensions collective et politique !


)    ***    MINUIT À PARIS (11 mai 2011, à mon goût n°27 de l'année sur 91 films vus)

Après l'Everest que constituait le chef d'œuvre ironique Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu l'an passé, le nouvel opus de Woody Allen constituerait plutôt une très agréable colline. Un jeune couple, assez riche mais mal assorti, joue les touristes à Paris (volontairement montré comme un décor de cartes postales) pour tenter de recoller les morceaux. La jeune femme a des parents ultra-conservateurs, alors que l'homme est un écrivain frustré qui se pose des questions existentielles. Sans dévoiler la suite, la magie va intervenir, et donner son sel au film qui va traverser les époques. Une comédie cultivée, moins noire (donc plus consensuelle) que les dernières œuvres du cinéaste.


)    *    TO ROME WITH LOVE (4 juillet 2012, à mon goût n°82 de l'année sur 89 films vus)


Woody Allen fait très souvent des films réussis, et souvent des films très réussis. En ce sens, celui-ci est exceptionnel dans la mesure où c'est un ratage dans les grandes largeurs. Plusieurs sketchs sont entremêlés (sans interférer). On sauvera le personnage du chanteur d'opéra sous la douche et l'interprétation d'Ellen Page (qui montre qu'elle est une actrice allenienne). Pour le reste, rien ne fonctionne, et deux ans après le sublime Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, c'est une belle dégringolade. Vivement la remontée !


)    ****    BLUE JASMINE (25 septembre 2013, à mon goût n°2 de l'année sur 95 films vus)

Une nouvelle pièce dans l'œuvre si variée et si cohérente de Woody Allen. L'argument scénaristique est une sorte d'inverse de celui d'Escrocs mais pas trop (2000) : Jasmine (Cate Blanchett), mariée à un grand escroc à la Madoff (Alec Baldwin), quitte sa vie de grande bourgeoise new-yorkaise et, ruinée, est hébergée chez sa sœur caissière à San Francisco (Sally Hawkins, découverte chez Mike Leigh). Cela aurait pu être un portrait de femme rongée par le doute, comme l'était Une autre femme (1989). Mais Woody Allen adore mettre du noir dans la comédie et de l'humour dans la tragédie, comme il l'assumait dans le film-manifeste Melinda et Melinda (2005). Ainsi, le cinéaste est loin d'accompagner avec empathie la trajectoire descendante de son héroïne, il la regarde avec une cruauté très drôle. Le film partage deux caractéristiques avec Match Point (2005) : la satire sociale sous-jacente, et une construction narrative qui permet des coups de théâtre d'une grande férocité. Après le catastrophique To Rome with love, seul échec artistique de sa carrière, Woody Allen revient au sommet.

)    ***    MAGIC IN THE MOONLIGHT (22 octobre 2014, provisoirement n°7 de l'année sur 88 films vus)

1928, Berlin. Wei Ling Soo, un grand et mystérieux prestidigitateur international, épate son public par des tours spectaculaires (disparition d'un éléphant...). En fait il s'agit d'un anglais aussi psychorigide et arrogant qu'intègre qui, tel un Gérard Majax de l'entre-deux guerres, démasque de temps à autre des charlatans prétendant avoir des dons surnaturels (alors que lui assume qu'il y a des trucs dans ses tours). Justement, un de ses rares amis l'invite à s'intéresser à Sophie Baker, une jeune Américaine,  qui se prétend médium auprès de riches propriétaires d'une villa sur la Côte d'Azur...
Premier niveau de lecture : c'est une nouvelle et délicieuse comédie autour de la magie, comme l'était déjà entre autres l'hilarant Sortilège du Scorpion de Jade (2001). Mais cette fois-ci la magie est l'élément central, le sujet et non plus seulement un moyen de renouveau scénaristique.
Deuxième niveau de lecture : derrière l'apparence mineure de la surface se cache une réflexion dialectique sur l'illusion au singulier (celle de l'illusionniste) et sur les illusions au pluriel (celles auquel renoncent les "pessimistes", les sceptiques, les athées).
Troisième niveau de lecture : grâce à ses talents de magicien du cinéma, Woody Allen transforme en film plaisant immédiatement accessible une tentative de synthèse quasi théorique entre deux de ses sommets récents, d'une part la noirceur féroce de Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (ce sombre inconnu est celui qui s'avance à la fin une faux à la main, pour vous condamner à mort, vous qui êtes simple mortel, même si vous n'avez commis aucun crime), d'autre part l'espoir un poil forcé mais humaniste de Whatever works (l'être humain est capable d'évoluer, voire de se métamorphoser, et c'est dans la nature humaine, pas dans le surnaturel)...

 

Version imprimable | Ephémères | Le Samedi 20/12/2014 | 0 commentaires




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