L'année qui s'achève a été éprouvante collectivement. De l'Ukraine à la Palestine, de la Cop 28 à la montée programmée des extrêmes droites sur tous les continents, on a l'impression que les puissants de ce monde cherchent à nier ou délégitimer l'humanité d'une partie de la population humaine (le fameux "double standard") pour garder intacts leurs pouvoirs et/ou privilèges, et maintenir un cap qui détruit pourtant les sociétés humaines et menace l'habitabilité de la planète, pour eux également.
On attribue au cinéma deux fonctions en apparence contradictoire : "divertir", s'extraire des difficultés ou angoisses quotidiennes, et en même temps "donner des nouvelles du monde"...
Cette année, pour des raisons personnelles, j'ai plutôt évité les films où la maladie et le deuil étaient les sujets principaux du film. Il arrive bien sûr que ces éléments traversent les films sans qu'ils soient donnés d'avance (comme ils traversent nos vies).
Cette restriction ne m'a cependant pas empêché de me nourrir de beaucoup de films (plus d'une centaine), ce qui m'a donné envie d'en faire un petit bilan subjectif.
Pour des raisons de lisibilité, ce bilan va être scindé en plusieurs publications.
Avant de dévoiler mon top 15 de l'année, de me souvenir de moments de cinéma ou de mise en scène particuliers, et de proposer quelques tendances repérées dans l'année écoulée, voici tout d'abord une petite sélection des interprétations les plus marquantes de l'année (quelle que soit la puissance cinématographique du film par ailleurs).
11 actrices pour se souvenir de 2023 (par ordre alphabétique) :
Lubna Azabal dans Le Bleu du caftan de Maryam Touzani, Pour la France de Rachid Hami et L'Air de la mer rend libre de Nadir Moknèche :
Elle apparaît au moins trois fois cette année sur nos grands écrans. Dans L'Air de la mer rend libre elle joue une mère de famille qui encourage le mariage arrangé mais consenti de sa fille. Dans Pour la France elle interprète une autre mère de famille soucieuse d'enterrer dignement son fils décédé dans des circonstances mystérieuses alors qu'il venait d'intégrer l'école militaire Saint-Cyr. Mais c'est dans Le Bleu du caftan qu'elle livre sa prestation la plus bouleversante dans le rôle d'une épouse qui continue de nourrir l'amour qu'elle porte à son mari (qui certes le lui rend bien) tout en lui donnant la liberté d'assouvir une orientation sexuelle toute autre.
Merve Dizdar dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan :
Prix d'interprétation à Cannes pour ce rôle (l'un des multiples prix possibles pour ce film très riche). Le film n'est certes pas centré sur elle, elle a en effet moins de scènes que les deux protagonistes masculins, mais quand elle apparaît c'est à chaque fois une déflagration pour les autres personnages. Son activisme, qui a pourtant un coût, contraste avec la lâcheté masculine et insuffle un souffle politique assez nouveau dans l'oeuvre du cinéaste.
Lily Gladstone dans Killers of the flower moon de Martin Scorsese :
Elle ne dit pas grand chose, mais n'en pense pas moins, son personnage comprend tout à la cupidité des mariages d'intérêt qui menacent de déposséder les fortunes acquises par le peuple Osage (dont elle fait partie) avec l'argent du pétrole. L'histoire d'amour vécue avec Ernest Hale semble sincère, au moins de son côté (son mari étant pour le mois lâche et torturé). Face aux cabotinages calculés de De Niro et Di Caprio, Lily Gladstone est impériale.
Hafsia Herzi dans Le Ravissement d'Iris Kaltenbäck :
L'un des personnages les plus complexes de l'année. Une sage-femme pas très heureuse en amour, qui après avoir aidé sa meilleure amie à accoucher commence à adopter un comportement troublant et à s'enfermer dans une spirale de mensonges. Sa composition est plus comportementaliste que psychologique, et est magnifiée par une caméra aux aguets grâce à la mise en scène maîtrisée d'Iris Kaltenbäck, dès son premier long-métrage.
Sandra Hüller dans Anatomie d'une chute de Justine Triet :
Ses talents d'actrice sont totalement sous exploités dans Tar de Todd Field, vampirisé par Cate Blanchett, mais elle impressionne tout le monde dans le rôle principal du film de Justine Triet (et n'est pas pour rien dans la Palme d'or que celui-ci a reçue). Sa performance de forte tête laisse pourtant de la place à l'ambiguïté (si le film a fait la quasi-unanimité de celles et ceux qui l'ont vu, il aura néanmoins divisé les spectateurs/trices sur leur intime conviction quant à la culpabilité de Sandra dans la mort de son mari).
Park Ji-min dans Retour à Séoul de Davy Chou :
Avec le triomphe international public et critique de Parasite, la Corée du Sud inspire des cinéastes du monde entier à l'instar du réalisateur franco-cambodgien Davy Chou. Le pays est celui des parents biologiques de Freddie, une jeune femme de 25 ans ayant grandi en France auprès de ses parents adoptifs. Park Ji-min, artiste plasticienne dans la vraie vie, s'engage totalement dans le rôle, et lui donne une personnalité très forte et imprévisible.
Camélia Jordana dans Avant que les flammes ne s'éteignent de Mehdi Fikri :
Son petit frère mystérieusement décédé après une garde à vue, Malika, malgré les réticences d'une partie de sa famille, désire réclamer vérité et justice. Par son talent, et sans manichéisme, Camélia Jordana rend sensible ce que ça coûte à son personnage d'avoir à porter du jour au lendemain un combat dans ce qu'il a d'inévitablement politique (compte tenu de l'état actuel des institutions).
Lola Naymark dans Et la fête continue de Robert Guédiguian :
Si l'oeuvre si cohérente de Robert Guédiguian force globalement le respect, dans La Villa et Gloria Mundi les personnages de la jeune génération n'avaient pas les beaux rôles. Après un film d'époque sur un autre continent, il a un peu changé de point de vue, la transmission est indispensable et possible, il ne fait plus d'anti-jeunisme et offre à Lola Naymark, fidèle de la troupe depuis L'Armée du crime, une magnifique partition (elle dirige d'ailleurs une chorale) qu'elle interprète avec abnégation.
Laura Paredes dans Trenque Lauquen de Laura Citarella :
Laura Paredes, qu'on avait découverte dans le magnifique La Flor de Mariano Llinas, autre oeuvre fleuve issue du collectif El Pampero Cine, une atypique maison de production (et troupe) argentine, n'est pas que l'actrice mystérieuse de Trenque Lauquen, elle en a également co-écrit le scénario. Résultat : jamais une absente (que les deux hommes de sa vie recherchent activement) n'aura eu autant de présence...
Ella Rumpf dans Le Théorème de Marguerite de Anna Novion :
Révélée par Julia Ducournau dans Grave, l'actrice incarne une brillante étudiante en mathématiques. Lors de sa soutenance elle s'aperçoit d'une erreur, et décide de tout plaquer. Mais peut-on échapper aux mathématiques ? Son jeu, très éloigné des clichés, et a fortiori des emplois de jeune première, peut désarçonner, mais au contraire il enrichit le personnage et complexifie l'équation.
Michelle Williams dans The Fabelmans de Steven Spielberg et Showing up de Kelly Reichardt :
Elle fait le grand écart entre deux écosystèmes cinématographiques très différents. D'un côté le cinéma de recherche de Kelly Reichardt, où elle interprète dans ce nouvel opus (pas facile à partager, et pourtant) une artiste ordinaire, une sculptrice, dans la préparation d'une exposition. Elle n'est pas dans la séduction, râle contre des problèmes matériels, fait sa part des tâches administratives. Elle n'est pas dans la performance, mais son interprétation est un des piliers du film (qui ne repose pas sur une grande progression dramatique). De l'autre côté, Steven Spielberg, qui symbolise (parfois malgré lui ?) un cinéma plus commercial, lui offre dans l'un de ses films les plus personnels et accomplis le rôle de Mme Fabelmans (la mère du personnage principal), dont une certaine exubérance peut masquer des secrets. Le plus beau rôle féminin de l'oeuvre du cinéaste (qui se rachète car il n'a pas toujours été très habile en la matière).
9 acteurs pour se souvenir de 2023 (par ordre alphabétique) :
Jean-Pierre Darroussin dans Et la fête continue de Robert Guédiguian et Le Théorème de Marguerite de Anna Novion :
Une valeur sûre, aussi crédible dans le nouveau film de sa compagne Anne Novion, Le Théorème de Marguerite, où il interprète le directeur de thèse du rôle-titre, que dans le nouvel opus de Robert Guédiguian, dans lequel il est à la fois le dernier amour magnifique de Rosa (Ariane Ascaride) et un père de famille qui, bien que béotien en apparence, donne quelques judicieux conseils à sa fougueuse militante de fille (Lola Naymark).
Pierfrancesco Favino dans Nostalgia de Mario Martone :
Inoubliable Traître chez Marco Bellocchio, c'est peu de dire qu'il porte sur ses épaules une part importante de la réussite de Nostalgia de Mario Martone, dans lequel il incarne Felice, un homme dans la cinquantaine qui revient à Naples, après de longues années à l'étranger. Le motif de ce retour est la grave maladie de sa mère, mais il est traversé par des souvenirs d'enfance avec Oreste, son ancien ami devenu figure du milieu local...
Paul Giamatti dans Winter Break de Alexander Payne :
L'éternel outsider du cinéma américain, découvert dans le cultissime American Splendor (adapté du roman graphique éponyme par Robert Pulcini et Shari Springer Berman), incarne un professeur d'un lycée huppé pour garçons du Massachusets, contraint de rester sur place pendant les vacances de Noël. Il a plein de défauts, mais la cohabitation forcée va faire un peu bouger les lignes, même s'il garde intacte sa principale qualité : une certaine intégrité (bien comprise).
Lazare Gousseau dans Le Syndrome des amours passées de Ann Sirot et Raphaël Balboni :
L'acteur campe un homme ordinaire obligé comme sa femme de recoucher avec toutes ses ex pour désactiver le fameux syndrome qui mine leur fertilité. Un premier ressort comique réside dans le fait qu'il a beaucoup moins d'ex que son épouse. Jamais grivois, le film s'appuie à la fois sur une mise en scène poétique et une interprétation assez naturaliste. Pour ce faire, Lazare Gousseau a su s'appuyer sur l'alchimie avec ses partenaires, dont évidemment Lucie Debay (qui aurait pu figurer dans la liste précédente).
Pierre Niney dans Le Livre des solutions de Michel Gondry :
J'avoue que l'acteur ne m'avait jamais passioné, hormis dans Frantz de François Ozon (mais le film avait beaucoup d'autres atouts à son service). Le voir camper un réalisateur un peu farfelu, inventif - débrouillard, mais surtout ingérable, a quelque chose de réjouissant et d'inattendu. Le film repose un peu trop sur sa performance, même si les regards doux que pose sa tante (adorable Françoise Lebrun) sur le personnage serrent le coeur et font tenir la distance...
Raphaël Quenard dans Yannick de Quentin Dupieux :
A l'affiche de plusieurs films cette année, le jeune acteur détonne par son bagou bien à lui qu'utilisent les différents cinéastes dans des univers pourtant différents. S'il semble peut-être un peu trop en roue libre dans Chien de la casse du primo réalisateur Jean-Baptiste Durand, il déboule dans un jeu de quilles dans le rôle titre de Yannick de Quentin Dupieux, dans lequel il arrive par son culot à interrompre une pièce de théâtre et à créer un malaise fécond (dont les personnages ne vont pas se tirer sans frais).
William Sheller dans La Fiancée du poète de Yolande Moreau :
Le film a ses pleins et ses déliés, surjouant peut-être un peu le douillet chemin de traverse, mais William Sheller, en curé de campagne promenant ses chiens et jouant un air d'ABBA à l'orgue d'église, est le cameo le plus inattendu et le plus réjouissant de l'année (raison pour laquelle le néo-comédien apparaît dans cette liste sans avoir le premier rôle).
Arieh Worthalter dans Le Procès Goldman de Cédric Kahn :
Je n'aime pas trop le terme, mais il s'agit bien là d'une "performance", au sens où l'interprétation de Pierre Goldman, activiste d'extrême gauche poursuivi pour de multiples braquages dans les années 1970 (je ne suis pas assez vieux pour avoir des souvenirs de cette période), repose sur le charisme extraordinaire de l'acteur, même si ce n'est pas le seul intérêt du film (qui interroge peut-être aussi in fine... notre époque !).
Koji Yakusho dans Perfect days de Wim Wenders :
La composition très subtile de Koji Yakusho, récompensée à raison à Cannes par le prix d'interprétation, est effectivement la meilleure raison d'aller voir le film, qui s'appuie peut-être d'ailleurs un peu trop sur lui (son jeune collègue agent d'entretien donne l'impression de n'être qu'un faire-valoir, ce qui sera moins le cas des personnages secondaires ultérieurs). Le film est également un prétexte pour se régaler d'une des meilleures bandes musicales de l'année...
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